Hubert Védrine: Et après?
Révélations, confirmations, batailles de l’après, changer la vie… Hubert Védrine apporte une réponse pertinente à tant d’interrogations que nous impose la pandémie de Covid-19. Dans un livre intitulé Et après ?, publié chez Fayard, l’ancien secrétaire général de l’Élysée puis ministre des Affaires étrangères sous François Mitterrand ne manque pas de pertinence. Avec son écriture serrée et ses phrases percutantes, il annonce d’emblée la couleur. «Nous avons été pris par surprise, c’est indiscutable. Nous n’étions pas préparés, c’est prouvé. Pourtant, nous avions été prévenus, nous savions ce qui pourrait arriver. Mais il n’est pire ignorant que celui qui ne veut pas savoir.»
Cest précisément dans cette quête de savoir, comprendre et anticiper qu’il entraîne le lecteur, le guidant dans un cheminement balisé. «Si tout ne va pas changer, rien ne sera exactement comme avant», nous prévient Hubert Védrine. Comment nos modes de vie seront bouleversés ? Quelle gouvernance mondiale? Pourquoi une demande de plus d’État ? Quelles sont les quatre réformes essentielles à introduire et dans quelles conditions ? En quoi l’impératif de l’écologisation s’imposera-t-il de plus en plus ? Comment se présentera le monde d’après ? Autant de questions cruciales qui valent tant pour la France que pour l’Europe, et qui trouvent également leur plein écho en Tunisie et dans des pays similaires et proches.
Le mérite d’Hubert Védrine, dans cet ouvrage court et dense, égrené en 22 chapitres concis, est à la fois d’interpeller le lecteur et de l’amener à esquisser les bonnes conduites à tenir. Haletante, écrite à chaud sous le confinement, cette pensée déliée lance de grands débats qui ne seront pas près d’être tranchés.
A lire absolument.
Et après?
de Hubert Védrine
(c) Librairie Arthème Fayard, 2020
Disponible en librairies en Tunisie
Bonnes feuilles
La bataille de l’après
«La bataille de l’après a été engagée très tôt : l’après sera-t-il comme l’avant ?
(…) Il n’y a rien de plus important pour l’avenir que de cesser d’opposer de façon stérile et tragique les deux termes de cette alternative. Il y a un piège dans lequel il ne faut pas tomber, et qui serait de confondre la remise en marche de l’appareil productif et commerçant, aussi rapidement que le permet la situation sanitaire, et un retour à la normale. En effet, la situation d’avant n’était pas « normale ». D’ailleurs, une sorte de dazibao moderne réclame : « pas de retour à l’anormal ».
Ce degré effarant de dépendance économique et technologique, et donc de vulnérabilité, l’insouciance, et donc l’irresponsabilité écologique, cette croyance absurde qu’il n’y avait aucune limite à la poursuite de cette mondialisation débridée, cette fin de l’histoire jubilatoire, point d’arrivée d’une téléologie devenue folle : était-ce «normal» ?
L’explosion vertigineuse des différences de revenus dans un monde où, certes, personne ne s’est appauvri depuis quarante ans, mais où le niveau et les conditions de vie des classes moyennes et populaires des pays occidentaux ont stagné, tandis qu’un minuscule pourcentage des bénéficiaires de la mondialisation voyait ses propres richesses flamber sans limites, était-ce «normal» ? (…)
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Quel monde après ?
(…) Les États-Unis restent la puissance no 1. La Chine impressionne, mais ne séduit pas. Ils sont en pleine escalade de guerre froide, et auront à redécouvrir l’étape intermédiaire de la coexistence pacifique avant d’être capables de coopérer dans l’intérêt de tous. L’intérêt de l’Europe, qui, elle, n’impressionne aucune puissance dans le monde, serait d’accélérer ce processus, et d’abord, en attendant, de ne pas être écartelée. Pour cela, il faudrait que les Européens cessent de se demander s’ils veulent vraiment devenir une puissance ou pas. Pour le moment, ils ont répondu non, et ils sont dépendants. La France continuera avec vaillance et ingéniosité à mettre en avant des propositions intelligentes et raisonnables, appelant à plus de coopérations.
(…) Globalement, que faire face aux États-Unis ? Et face à la Chine, qui pense que son heure est venue ? Face à la Russie, envers laquelle les Occidentaux ont mené une politique à courte vue et a-stratégique depuis trente ans ? Celle-ci croit l’Occident plus affaibli qu’il ne l’est tout en étant secrètement angoissée par la Chine. Sa seule politique sera-t-elle de continuer à démontrer par ses harcèlements et nuisances qu’elle est restée dans le jeu ? Il faut lui proposer autre chose. Je ne peux que redire ma conviction : l’Europe doit sortir de l’impuissance et de la dépendance face aux puissances ; il faut qu’elle accepte de se métamorphoser en une puissance. Ce n’est pas une question de traité ni de procédure, ni d’intégration, mais de mental et de courage.
Quant à l’Afrique, il faut cesser de l’aborder sur une base purement compassionnelle ou sécuritaire. Au début de la pandémie, il fallait penser à l’Afrique comme à tous ceux qui étaient pauvres et vulnérables. Réflexe archaïque. L’Afrique s’est montrée résiliente, elle a beaucoup appris du VIH et d’Ébola entre autres. C’est un immense continent, très varié. Certains de ces cinquante-trois pays ont encore besoin d’aide, au sens premier du terme, d’effacement de leur dette, ou de moratoire, mais l’immense majorité aspire à une relation de partenariat, après s’être développée vite et après avoir, depuis une quinzaine d’années, plutôt bien tiré son épingle du jeu. «C’est à nous de changer, en partant de leurs demandes plutôt que de nos schémas, aussi bien pour investir en commun dans le cadre de la réindustrialisation. Et en les convainquant de cogérer les flux migratoires vers l’Afrique (hors demandes d’asile) entre pays de départ, de transit et un espace Schengen refondé.»
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Des rendez-vous à ne pas manquer
Pendant un certain temps, quelques mois, un an et demi maximum, les esprits, ébranlés par ce qu’ils auront subi, seront disponibles, les décideurs comme les peuples. Des positions très arrêtées seront abandonnées, des alliances nouvelles apparaîtront. Des décisions collectives courageuses devront être prises à l’occasion des échéances internationales, qui étaient devenues routinières, et qui, dans le grand désarroi du monde, devront assumer des ruptures. (…)
Quand on en viendra à la mise en œuvre, les opportunités ne manqueront pas : évidemment les nombreuses élections à venir, aux États-Unis, en Allemagne, en France et dans d’autres pays. Au niveau international, ce sera une véritable course de haies: l’Assemblée générale des Nations unies, les assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale, de l’OMS, les réunions du G7 et du G20, celles des Conseils européens exceptionnels, et, plus importantes que jamais, les réunions des COP : sur le climat, sur la biodiversité (en 2021, en Chine, il faudra en faire une échéance décisive), mais aussi la réunion de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvage menacées d’extinction (CITES, créée en 1975 et trop négligée jusqu’ici) et bien d’autres encore. Voilà le programme. Certes, il est difficile en juin 2020 d’imaginer un monde à la fois plus technologique et plus humain, un monde compétitif, mais plus coopératif, un monde plus interdépendant, mais plus solidaire, une économie écologisée et plus équitable.
Il le faut pourtant.
Nous disposons d’une ou deux années pour ne pas rater ces rendez-vous.»
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