Hatem Kotrane - Conflit de leadership au sommet de l’Etat : vers une nouvelle gouvernance pour sauver la Tunisie
Par Hatem Kotrane - Dans un précédent article paru au journal La Presse du 27 mai 2018, intitulé « La Tunisie si difficile à gouverner ?», l’auteur de ces lignes avait posé pareille interrogation que d’aucuns reprendraient légitimement depuis l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014, en rappelant que la Constitution du 1er juin 1959, alors même qu’elle a été jugée responsable de cinquante-cinq ans de régimes personnels qui ont gouverné la Tunisie, lui aura tout de même permis de bénéficier d’une relative stabilité.
Or, depuis la révolution, les nouveaux acteurs politiques n'ont cessé de se se méfier et continuent à l'être tellement les uns des autres qu’ils ont fini par mettre tous les obstacles pour éviter que l’un d’entre eux puisse véritablement gouverner. La nouvelle Constitution elle-même y est pour beaucoup en partageant le pouvoir exécutif entre le Président de la République et le Chef du Gouvernement, à qui il est confié l’essentiel des tâches et prérogatives qui relevaient quasi-exclusivement, sous la Constitution de 1959, du Président de la République, y compris celle de déterminer la politique générale de l’État et de veiller à sa mise en œuvre, la présidence du Conseil des ministres — sauf dans les domaines de la défense, des relations extérieures et de la sécurité nationale —, la cessation de fonction d’un ou de plusieurs membres du gouvernement ou l’examen de sa démission — en concertation avec le président de la République en ce qui concerne le ministre des Affaires étrangères ou le ministre de la Défense —, la création, la modification ou la suppression des établissements publics et d’entreprises publiques et services administratifs, ainsi que la détermination de leurs compétences et de leurs attributions (Articles 91 à 94 de la Constitution).
Quant à la cessation des fonctions du Gouvernement, elle est normalement provoquée soit par sa démission présentée par écrit par le Chef du Gouvernement au Président de la République qui en informe le Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple, soit par suite de l’initiative du Chef du Gouvernement demandant à l’Assemblée des Représentants du Peuple un vote de confiance sur la poursuite de l’action du gouvernement, soit par suite d’une motion de censure, votée contre le gouvernement, suite à une demande motivée, présentée au Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple par au moins le tiers de ses membres et requérant l’approbation de la majorité absolue des membres de l’Assemblée (Articles 97 et 98 de la Constitution).
Voilà un système qui se voulait cohérent, garantissant un équilibre apparent entre les différents pouvoirs par l’aménagement de conditions strictes de remise en cause de la stabilité des institutions, y compris le Gouvernement.
Comment en est-on arrivé à un système où, déjà sous la Présidence de feu Béji Caid Essebsi, le Président de la République, symbole de l’unité de la République, garant de son indépendance et de sa continuité, avait pu mener directement des consultations politiques visant, en définitive, à affaiblir le Gouvernement et à en provoquer la fin dans des conditions qui échappaient, en grande partie, aux mécanismes définis par la Constitution dont il était tenu pourtant de veiller au respect (Article 72 de la Constitution). Le même scénario s'est répété avec encore plus d’acuité par l’actuel Président, Kais Saied, avant même le vote de confiance de l’actuel Gouvernement et de son Chef, Hichem Mechichi, qu’il avait pourtant lui-même choisi ?
L’interrogation est grave ! Elle met en question la Constitution de la « IIe République » et montre pourquoi l’instabilité gouvernementale en est la principale tare.
Un retour aux mauvais souvenirs des régimes personnels?
D’aucuns seraient enclins à voir, dans cette orientation politique qui divise de plus en plus la classe politique et l’ensemble des Tunisiens, les mauvais souvenirs des régimes personnels qui ont gouverné la Tunisie, alors même que le principal rôle du Président de la République, en la matière, est de désigner le Chef du Gouvernement dans les conditions définies par l’article 89 de la Constitution qui précise que ce dernier est choisi en sa qualité de « candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée des représentants du peuple ». Certes, le Président de la République n’est pas obligé de désigner le chef d’un parti quelconque ou de la majorité parlementaire, qui du reste n’existe pas au vu des résultats des élections législatives de 2014 comme celles de 2019. Et contrairement à ce qui se passe dans la plupart des systèmes qui prêtent à comparaison, il est admis que le Chef du Gouvernement puisse ne pas être le chef de la majorité parlementaire ou l’homme le plus en vue, y compris dans son propre parti politique, voire n’appartenir à aucun parti politique, comme c’est le cas de l’actuel Chef du Gouvernement.
C’est là, assurément, un premier signe de l’affaiblissement, du fait de la Constitution elle-même, de la position du Chef du Gouvernement, dépendant dans sa nomination, dans une large mesure, de la volonté du Président de la République. A cela, il faut ajouter les tractations actuelles du Chef de l’Etat s’immisçant ouvertement dans les prérogatives du Chef du Gouvernement en dehors des circuits constitutionnels aura des conséquences graves pour la gouvernance de la Tunisie. Les ambitions et les rivalités de personnes conduiront, au surplus, à un émiettement continu des partis politiques : pour accéder au pouvoir exécutif, il ne sera pas nécessaire d’arriver à la tête d’une grande formation politique mais de jouer sur ses réseaux en recourant à l'intrigue !
Comment pallier cette situation?
Comment pallier cette situation où les pouvoirs du Chef du Gouvernement sont amoindris par le Président de la République qui l’a pourtant choisi et qui, tel « un monarque sans l’hérédité », en est arrivé à pousser un premier Chef du Gouvernement, Elyes FAKHFAKH, à se démettre et à affaiblir, depuis sa nomination, l’actuel Chef du Gouvernement, Hichem MECHICHI, en empiétant ouvertement sur ses prérogatives, y compris en matière de choix –au moins induit- de certains de ses ministres dont la liste dépasse allègrement les seuls ministres des affaires étrangères ou de la défense, tournant ainsi le dos à la Constitution dont il est symboliquement le gardien pour aller vers un régime politique quelconque, voire une époque nouvelle marquée par un président qui inaugure les chrysanthèmes ?
Comment, en même temps, pallier cette situation où l’actuel Chef du Gouvernement, dans son adresse à ses ministres le 30 septembre 2020, en soit arrivé lui-même à défier si ouvertement le Président de la République en demandant à ses ministres de le consulter dorénavant au préalable avant de répondre affirmativement aux invitations de ce dernier. Le Président de la République qui, aux termes de l’article 93 de la Constitution, « …préside impérativement le Conseil des Ministres dans les domaines de la défense, des relations extérieures, et de la sécurité nationale … » et qui « …peut également assister aux autres réunions du Conseil des ministres et, dans ce cas, il les préside » n’aurait-il pas le droit de simplement de recevoir un ministre du Gouvernement de la République dont il assume la plus haute charge ? « Celui qui peut le plus peut le moins » rappelle pourtant l’article 550 du Code des obligations et des contrats, érigé au rang des principes généraux du droit ! !
Comment expliquer autant de contradictions afin d’avoir des institutions constitutionnelles fortes, mais tout autant intimement soudées, en mesure de gouverner de façon complémentaire et harmonieuse, surtout en ces moments où la Tunisie est plongée dans une anomie sociale, suite à la pandémie du « Covid-19 » qui aggrave, jour après jour, une situation économique désastreuse qui appellerait pourtant les tunisiens et à leur tête leurs gouvernants à faire montre d’unité et de solidarité ?
Car les Tunisiens ne peuvent plus supporter
• De voir leur pays sombrer dans les ténèbres avec l’aval de toutes les hautes instances de l’Etat dont l’histoire retiendra probablement, de leurs manœuvres et pratiques de gouvernance, qu’elles n’auront finalement servi ni la République ni les valeurs proclamées par la Constitution ;
• L’attitude de bon nombre d’acteurs politiques et de figures indignes de la confiance, tant au niveau du Gouvernement que de l’Assemblée des Représentants du Peuple, qui donnent un exemple, jour après jour, de ce que la malhonnêteté et l’indécence peuvent faire de pire à la politique et dont le comportement, face aux risques majeurs qui guettent le pays, leur vaudra probablement, aux prochaines échéances électorales, voire même avant, solde de tout compte ;
• L’impact, surtout, de tant d’incertitudes sur la jeunesse de ce pays qui continue à être abusée par tant de figures qui ne constituent pas précisément un exemple !
Une nouvelle gouvernance pour sauver la Tunisie!
Comment résoudre ce conflit de leadership au sommet de l’Etat et faire cesser ces manœuvres et pratiques de gouvernance aussi nuisibles que chèrement payées sans pour autant suivre la voie d’extrémistes appelant à renverser la République au profit d’une nouvelle dictature ?
La voie constitutionnelle, y compris la révision de la Constitution, n’offre guère de solution adaptée à l’ampleur de la crise !
La voie constitutionnelle est-elle encore possible dans l’état actuel de la Constitution ?la réponse est, malheureusement, négative. En effet, la révision de la Constitution, qu’elle émane du Président de la République ou du tiers des membres de l’Assemblée des représentants du peuple (Article 143 de la Constitution), doit obligatoirement être soumise, outre la Cour constitutionnelle –en l’état encore inexistante–, à l’Assemblée des représentants du peuple qui l’examine en vue d’approuver à la majorité absolue, d’abord le principe de la révision elle-même, pour passer ensuite à son adoption à la majorité des deux tiers des membres, étant rappelé que le Président de la République peut, après approbation des deux tiers des membres de l’Assemblée, soumettre la révision au référendum; la révision étant alors adoptée à la majorité des votants (Article 144 de la Constitution).
On mesure la difficulté de parvenir à une révision constitutionnelle pourtant rendue plus que jamais nécessaire en vue de mettre en place une nouvelle gouvernance plus cohérente, impliquant notamment une meilleure coordination des actions des autorités chargées du pouvoir exécutif, à savoir le Président de la République et le Chef du Gouvernement!
L’article 80 de la Constitution sur l’état de péril imminent : une voie infructueuse et inappropriée !
L’autre voie constitutionnelle, que d’aucuns seraient enclins à appeler à mettre en œuvre l’article 80 de la Constitution, est tout aussi infructueuse. En effet, et à supposer que la Tunisie serait entrée un « état de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », les possibilités ouvertes au Chef de l’Etat s’avèrent tout à fait limitées.Indépendamment des difficultés liées à l’absence de la Cour constitutionnelle dont l’information est requise en de pareilles circonstances, le recours à l’article 80 précité apparait tout à fait inapproprié, car même si le Chef de l’Etat est expressément habilité ainsi à adopter des mesures qu’impose l’état d’exception portant, entre autres, suspension du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ces mesures qu’impose l’état d’exception requièrent la consultation préalable du Chef du Gouvernement et du Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple et doivent elles-mêmes avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics, sans égard au fait que durant cette période, « l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente… » !
Une seule et dernière voie resterait alors possible!
Sauf à espérer une nouvelle révolution réellement populaire, permettant au peuple de reprendre l’initiative de son destin et de donner un exemple de ce qu’il peut faire de mieux pour défendre, dans l’unité, ses aspirations à la liberté, au développement et à la dignité, une seule et dernière voie reste alors possible, celle où le Président de la République, Chef de l’Etat et symbole de son unité, tenu de garantir son indépendance et sa continuité (Article 72 précité de la Constitution), prend lui-même conscience de l’ampleur de la difficulté créée par cette même Constitution et décide, après consultation des forces vives de la Nation, y compris les partis politiques, les organisations nationales au premier rang desquelles les organisations syndicales représentatives des travailleurs et des employeurs, les instances nationales indépendantes, les organisations de défense des droits de l’homme et à leur tête la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, les organisations des enfants et des jeunes – à qui l’avenir appartient – de convoquer un Dialogue national en vue de sauver l’essence même de la République et de son texte fondateur.
D’aucuns y verraient un coup d'État ! Or, il n’en est rien ! Il ne s’agiraitpoint d’un renversement du pouvoir par une personne investie d'une autorité, de façon illégale et brutale. Un Président de la République, de surcroît lorsqu’il a été élu à plus de 70% des voix des électeurs à la dernière élection présidentielle, pourrait être enclin à répondre au devoir historique et impérieux lié à sa haute charge et emprunter des voies exceptionnelles, voire extraconstitutionnelles, permettant de sauver l’essence même de la République et de sa Constitution !
C’est, en tout cas, à ce prix que notre pays pourra, à la faveur d’un dialogue national responsable,sortir des ténèbres et que la jeunesse tunisienne pourra réinscrire éternellement la Tunisie dans sa confiance !
Hatem Kotrane
Professeur émériteà la Faculté des Sciences juridiques,
politiques et sociales de Tunis
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