Ahmed Ben Salah: L’homme du devoir (Photos)
Par Salem Mansouri - J’ai connu personnellement Ben Salah en octobre 1977… au téléphone ! Durant une année, il m’appelait pratiquement tous les jours, abordant des sujets variés, allant de la politique à la pluie et au beau temps. Aux intonations de sa voix, je sentais une grande nostalgie empreinte du mal du pays et il me semblait qu’il trouvait dans mon attitude une petite réponse à ses attentes affectives. Aussi m’étais-je astreint à mesurer mes propos pour être dans le droit fil de la clarté. J’étais aussi ébahi devant le don qu’il avait de s’entretenir en profondeur avec une personne qu’il n’a jamais rencontrée.
notre première rencontre à Paris, il lança devant mes amis venus participer à un séminaire qu’il devait présider, avec son humour légendaire : «Bonjour / 243 210… à ton arrestation, on te présentera à la barre ton téléphone comme pièce à conviction».
Directeur en 1962 de l’école de Thélepte, tout près de la frontière algérienne, je passais les longues veillées de l’hiver particulièrement rigoureux à travailler mes leçons et corriger les cahiers, à la lumière pâle de la lampe à pétrole et en compagnie des mélodies et comédies diffusées par le transistor de mes parents dont je m’étais emparé. La radio rediffusait souvent le soir des discours de Bourguiba dont j’apprécias l’éclat théâtral et la pédagogie du style. Parfois, on nous servait des séquences des discours du ministre du Plan.
La fougue qu’il mettait dans ses joutes oratoires, débitées en de véritables chevauchées verbales par une voix plutôt frêle mais sûre, le faisait apparaître comme aux prises avec des adversaires invisibles. Toute critique, même molle, le mettait aux aguets, tant il craignait pour la vie même du projet socialisant qu’il portait du temps où il dirigeait l’Ugtt. Je reconnais que malgré une admiration lointaine et largement partagée sur son passage au département de la Santé publique, je n’arrivais pas à adhérer à son discours qui me submergeait si fort que j’ai fini par me décider à tourner le bouton de la radio dès qu’il était annoncé avec un vague sentiment amer d’exercer à son encontre une censure assez arbitraire.
Au cours d’un weekend, j’ai été entraîné par des amis à une réunion de cadres présidée par Ben Salah à Kasserine. J’étais alors en direct avec sa frêle voix qui tonnait dans le hangar boueux par une matinée pluvieuse de décembre. Sa voix grondait et, progressivement, il s’en prenait à son auditoire en lui lançant: «Cadres régionaux, réveillez-vous ! Vous avez des problèmes! Cadres régionaux, réveillez-vous, car vous-même vous représentez des problèmes pour le pays !». Et les applaudissements de fuser avec frénésie!
A cet instant, j’ai mordu comme un poisson à l’hameçon. Et depuis ce jour, Ben Salah a marqué, de mon point de vue, son territoire. Quand il a quitté les responsabilités officielles, il n’était âgé que de quarante-trois ans et la Tunisie n’était indépendante que depuis treize années.
La Tunisie était alors un grand chantier ouvert à tous les domaines. Bilan fort positif en si peu de temps ! Les sombres attaques contre Ben Salah fusaient de tous bords. Mais avait-on besoin de jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Amor Chadli, médecin personnel du président Bourguiba et ancien directeur de l’Institut Pasteur, évoque dans ses mémoires les ultimes manœuvres pour abattre l’ancien ministre du Plan et de l’Economie nationale. Il écrit : «…on m’a rapporté qu’à Paris, Wassila, de concert avec notre ambassadeur, Mohamed Masmoudi, encourageait les personnes venant rendre visite au Président à lui décrire le désespoir des agriculteurs dont on avait confisqué les terres et qui se trouvèrent parfois réduits à n’être que de simples journaliers. Il apprit ainsi que certains paysans avaient sombré dans la démence, que l’hôpital des maladies mentales de la Manouba comptait plusieurs patients dans ce cas et que d’autres s’étaient suicidés… Sensibilisé par le récit de ces évènements dont on ne lui avait pas soufflé mot auparavant, il s’adresse, le 20 mars 1970, à la Nation, dans une cassette enregistrée à l’ambassade de Tunisie à Paris. Il déclarait notamment : si on n’a pas le courage d’aller jusqu’au bout, on n’est pas capable de gouverner. Le message s’adressait clairement à Bahi Ladgham.
Ahmed Ben Salah, qui était jusque-là en résidence surveillée, fut arrêté le 24 mars 1970. Au cours de son procès, ouvert le 19 mai 1970, il ne mit pas en cause le Président. Il dit sa bonne foi et ajouta que, même s’il y avait eu erreurs, elles ne méritaient nullement sa comparution devant la Haute cour. Il fut pourtant condamné à dix ans de travaux forcés.»
C’était l’époque où les micros-trottoirs envahissaient la rue et étaient tendus aux passants comme une arme avec la question lancinante : parlez-nous des méfaits du système coopératif !
Quarante ans plus tard, de son exil saoudien, Leïla Ben Ali prête main-forte, elle aussi, à toute cette propagande faite de publicité tapageuse et mensongère dans le livre Ma vérité qui porte sa signature «… Cette enfance heureuse devait prendre fin un jour avec le drame qui frappa mon père. Je venais d’avoir onze ans quand il fut ramené à la maison sur une civière. C’était en 1967, l’époque où le socialisme expérimental – ce qu’on appelait les coopératives – mis en place par Bourguiba et son ministre de l’Economie Ahmed Ben Salah, fut imaginé. On venait d’édicter la loi confisquant les biens des propriétaires fonciers comme des commerçants pour les marchandises. En arrivant devant sa boutique, mon père avait vu un engin démolir les deux rangées de commerces jouxtant le sien, puis avancer vers ses propres murs. Sous le choc, il a perdu connaissance. Transporté à la maison, il s’est réveillé tétraplégique. Deux années s’écouleront entre hôpitaux et centre avant qu’il ne décède. Des bulldozers en pleine médina», voilà sur quels témoignages on se base !
Ahmed Ben Salah est arrêté le 24 mars 1970. Les pouvoirs publics s’emploient fiévreusement à le faire juger sommairement et à l’inculper de haute trahison. Tous les rouages de l’Etat se mobilisent pour rendre acceptable ce qui ne l’était pas, à commencer par la mise en place, dans un style rocambolesque, d’une Haute cour devant le juger en dehors des lois, lettre et esprit confondus.
Ahmed Mestiri, qui avait démissionné du parti et du gouvernement en janvier 1968, était invité à reprendre du service alors que la campagne contre Ben Salah battait son plein. De jour en jour, la menace de sa condamnation à mort se précisait. Mestiri résume son entretien avec le président Bourguiba à Paris, quelques jours avant l’ouverture du procès : «J’ai soulevé d’emblée le cas Ben Salah, en soulignant qu’il n’y aurait aucune justification, ni morale, ni juridique ni politique à une condamnation à mort qui serait prononcée par la Haute cour, surtout si l’on considère les répercussions négatives qu’un tel verdict aurait sur les amis de la Tunisie à l’étranger.
Bourguiba m’interrompt pour me relater en détail l’entretien qu’il avait eu quelques jours auparavant avec Newsom, le secrétaire d’Etat américain, chargé du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord au Département d’Etat, venu spécialement le voir à ce sujet.
Ce dernier lui a fait part expressément des réserves de son gouvernement et ses craintes sur les risques des poursuites engagées contre Ben Salah, surtout si elles aboutissaient à une condamnation à mort. «Quelqu’un présent à l’entretien, m’a dit que Bourguiba est intervenu pour faire observer : “c’est étonnant que l’Amérique n’ait pas bougé dans un autre cas semblable où un chef d’Etat tombe dans une trappe et personne ne s’inquiète de son sort” (il s’agissait du président Ben Bella après le coup d’Etat de juin 1965). Alors Newsom lui répond : «Mais la Tunisie, ce n’est pas la même chose!» et Bourguiba de poursuivre son récit: «J’ai dit alors à Newsom : oui, la Tunisie ce n’est pas la même chose ! » et il répond, les larmes aux yeux (en français) comme si Newsom était encore devant lui « Non, non, non ! La Tunisie ce n’est pas la même chose ! Après ces paroles, je n’avais pas jugé nécessaire d’insister davantage sur ce point ».
Nous savons par ailleurs que l’ancien Premier ministre suédois Tage Erlander, l’ancien chancelier allemand Willy Brandt, ainsi que le chancelier autrichien Bruno Kreisky étaient intervenus en faveur de leur ami Ben Salah. Kreisky avait même dépêché son épouse à l’occasion du vol inaugural Vienne-Tunis, après l’évasion de Ben Salah, pour intercéder auprès des autorités tunisienne afin de permettre à la famille de Ben Salah de le rejoindre à l’étranger et c’est ainsi que son épouse et ses enfants s’installèrent, après le feu vert du président Bourguiba, à Alger où ils restèrent jusqu’au terme de l’exil en juin 1988.
Dans son discours au comité central du Parti socialiste destourien (PSD) en janvier 1968, Bourguiba a donné des instructions formelles pour activer la généralisation du système coopératif agricole avant la fin de l’année (Ahmed Ben Salah a eu la décence de ne pas en faire état au cours de son procès). De même qu’il a informé l’auditoire de son intention de proposer l’amendement de la Constitution au niveau des articles relatifs à la succession en cas de vacance au poste de président de la République.
Il précise que le but était de tranquilliser le peuple tunisien en cas de disparition du Président en désignant le Premier ministre comme successeur automatique pour le reste du mandat. Le message était clair et plaçait Ahmed Ben Salah, le superministre de l’époque, sur la voie libre pour la succession tant il occupait l’espace public tunisien.
Et il faut signaler que le projet d’amendement a été pratiquement relégué aux oubliettes pour n’être exhumé qu’en décembre 1969 après la mise à l’écart de Ben Salah.
Bourguiba Junior a écrit à propos de Ben Salah : «Ni le Temps, ni les lieux, ni les cieux ne lui furent favorables ! La roche tarpéienne n’est pas loin du Capitole !»
Chedli Klibi, directeur du cabinet présidentiel durant de nombreuses années et ami le plus proche de Ben Salah, écrit à propos de cette période: «Ben Salah disait, au cours d’entretiens privés, qu’en cas de vacance, la hiérarchie devait être respectée, sinon la Tunisie suivrait la pente de certains pays du Proche-Orient et d’Amérique latine».
Le mot d’ordre, disait-il en tant que secrétaire général adjoint du Parti, était: Nous devons être légalistes, quoi qu’il arrive, Ben Salah laissait ainsi entendre qu’il n’avait aucune ambition. Pour d’autres, ce n’était probablement pas la solution qu’ils souhaitaient. On entrait à l’évidence dans une période de grandes suspicions. Dans les milieux politiques, la nervosité était à son comble, la méfiance générale. La question des coopératives, cachant celle de la succession, venait à point nommé».
Chedli Klibi signale qu’en rejetant l’entière responsabilité de ce qu’on appelle l’échec des coopératives sur Ben Salah, Bourguiba avait «le sentiment de manquer à sa propre estime». Il rappelle aussi que Bourguiba a accusé dans un discours que «Ben Salah l’avait trahi». Et il brosse un tableau éloquent de la relation entre les deux hommes: «Une grande différence d’âge les séparait, près d’un quart de siècle. Bourguiba voulait toujours séduire plus jeune que lui et s’y employait avec virtuosité».
Ben Salah, «une forte tête, une intelligence rebelle, une langue acérée, un grand pouvoir de séduction, doublé d’une propension à l’ironie, en toute circonstance. Son regard scrutateur semblait toujours vous juger. Il avait réponse à tout… Bourguiba avait pour son jeune collaborateur une grande considération. Il était à la fois séduit et inquiet, secrètement admiratif, mais éminemment agacé. Les deux hommes hors pair, chacun à sa manière, entretenaient une relation ambiguë, un malaise partagé et un envoûtement réciproque qui confinait à l’antagonisme».
Ahmed Ben Salah était un travailleur infatigable. Au bureau dès six heures du matin, il était à l’aise aussi bien dans les réunions de cabinet que dans l’ambiance des grands meetings où il aimait exercer ses dons de tribun.
A la fois ascète et dialecticien, ses discours évoluaient souplement entre les envolées lyriques et le raisonnement rationnel. Les réunions hebdomadaires de la commission des études doctrinales socialistes du Parti où ses interventions étaient fort appréciées attiraient la grande foule.
Il sillonnait le pays à longueur d’année et connaissait, plus que tout autre responsable, ses coins les plus reculés.
Rien ne lui faisait autant plaisir que ces moments privilégiés où il se mêlait aux travailleurs et petits promoteurs qu’il visitait souvent plusieurs fois pour s’enquérir des efforts et des résultats.
Il me confia au cours d’une promenade matinale dans le quartier pittoresque de Bab el Oued à Alger qu’il se sentait plus opposant au gouvernement en s’opposant à la pauvreté, au sous-développement et à l’obscurantisme et me révéla qu’il était reconnaissant envers Bourguiba de l’avoir associé à cette noble œuvre de développement de la Tunisie.
Beau parleur et élégant, Ahmed Ben Salah était intelligent et doté d’une prestance naturelle. Très discipliné mais frondeur le cas échéant, il cachait derrière son verbe brûlant et ses réparties souvent sarcastiques une grande timidité.
Toujours attentionné avec ses amis et ses visiteurs, il dissimulait ses émotions.
Evoquant parfois sa mère qu’il n’a jamais connue, il exprimait sa tristesse de n’avoir gardé en mémoire aucun trait de son visage et ce qui le peinait le plus, c’est l’absence de sa photographie. Evoquant ce point précis, je l’ai vu un jour écraser discrètement une larme.
Depuis une vingtaine d’années, il voyageait très peu. Aussi m’étais-je habitué à lui rendre visite très souvent et de profiter de sa connaissance des faits et des hommes ainsi que de sa vaste culture. Je le quittais toujours gonflé d’espérance tant son optimisme était communicatif.
Où irai-je dorénavant puiser ce bol d’espoir?
Salem Mansouri
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