Quid de la Loi de Relance : regards critiques sur le projet de loi n° 104/2020
Par Mahmoud Anis Bettaieb - Avant l’arrivée de la pandémie, les finances de l’Etat tunisien et la situation économique du pays en général n’étaient pas reluisantes, loin de là. A cette situation déjà désastreuse, s’ajoutent les ravages à venir des conséquences du Covid et ceux des semaines de confinement et de la fermeture des frontières.
Face à tout cela, il fallait agir, il fallait décider et surtout anticiper. « Agir c’est combattre » disait Proudhon(1).
Les pays européens ont très tôt adopté un plan de relance commun, les Etats ont eux aussi pris des initiatives individuelles et promulgué des lois et des plans dits d’urgence, de relance ou encore de résilience et de reprise. Ces plans ont d’ailleurs à maintes fois revues (à la hausse des mesures et des dépenses).
La Tunisie, comme si elle était anesthésiée n’a rien fait de tout cela, excepté quelques tentatives du pompier E. Fakhfakh, à l’époque chef de gouvernement, et qui devait agir au plus vite pour maitriser les ravages de la pandémie. Il a été donc décidé et dans l’urgence absolue de quelques mesures au profit des entreprises et des salariés.
Ces mesures prises par décret-loi, n’avaient pas vocation à être pérennes. La grande majorité a donc rapidement pris fin alors qu’en même temps, les pays européen avaient continué à soutenir les acteurs économiques pour anticiper une éventuelle reprise.
A ce jour, soit quasiment huit mois depuis le début des mesures de confinement en Tunisie, aucun plan de relance, pourtant ô combien vital au pays n’a vu le jour. Un ancien projet, dit loi d’urgence économique, datant de l’avant Covid n’a jamais réussi à voir le jour non plus.
Le seul projet que l’on peut qualifier de plan de relance, et qui n’en est pas un à mon avis, est le projet de loi relative à la dynamisation de l’économie, à l’intégration de l’économie parallèle, et la lutte contre l’évasion fiscale(2).
Et c’est au sujet de ce projet de loi que je me permettrai quelques réflexions. Il y a d’abord le choix de l’intitulé du projet. Les rédacteurs semblent vouloir à travers l’intitulé résumé le contenu. On aurait pu se contenter d’une partie seulement de cette longue énumération. Loi de dynamisation de l’économie, aurait peut-être suffit. Ce titre intègre en effet des mesures comme la lutte contre l’évasion fiscale et l’intégration de l’économie parallèle.
Ensuite, cet intitulé reprend pour la énième fois des thématiques comme celles de l’économie parallèle et de l’évasion fiscale. Depuis des années, chaque loi de finances nous rabâche ses grands principes sans pour autant y remédier ni même présenter un début de réponse.
D’ailleurs, je vois mal la relation entre la dynamisation de l’économie et la lutte contre le commerce parallèle et l’évasion fiscale. Ces questions ne sont elles pas plutôt liées aux finances de l’Etat(3)?
Ensuite, et sur le fond, les mesures prévues par le projet ne nous semblent pas suffisantes ni même adaptées à une économie aux abois. Sur les vingt huit mesures que comptes ce projet de loi seul huit concernent la dynamisation de l’investissement et encore même ses mesures sont loin de pouvoir vraiment contribuer à cet objectif.
Je m’arrêterai sur quatre grands axes du projet à savoir l’amnistie fiscale et de changes (1), la consolidation du pouvoir de l’administration (2), plus de taxes (3) et moins d’espèces (4).
1. Une amnistie fiscale et de changes
Le projet de loi 104/2020 prévoit une sorte d’amnistie fiscale par la création d’un impôt libératoire de 10% sur toutes les sommes détenues et qui seront versés dans des comptes bancaires ou postaux avant la fin 2020. (au 07 novembre 2020, le projet de la loi n’a même pas été voté)
Ce genre de disposition dénude le législateur. Pour les contribuables (les fraudeurs ou pas), savoir que l’idée d’une amnistie existe les démotive de toute déclaration et de tout paiement.
De plus, le retard pris dans l’approbation de la loi la vide de tout intérêt. L’état avait besoin d’argent (il en a encore plus besoin), pourquoi donc avoir trainé.
Le projet prévoit aussi une amnistie de changes. Tout ce qui a été évoqué plus haut est aussi valable pour les détenteurs d’avoirs en devises (à savoir un paiement libératoire). Mais ce que n’instaure pas cette loi, c’est la garantie de libre transfert futur. Il est clair que sans garanties les détenteurs de devises ne peuvent être confiants, ce qui risque de faire couler cette disposition.
2. La consolidation du pouvoir de l’administration
En fait, le projet de loi contient non pas des mesures de dynamisation de l’économie mais plutôt des mesures de dynamisation de l’administration fiscale. Je ne vois pas d’autres qualificatifs à des dispositions comme celle qui prévoit le pouvoir de l’administration fiscale à octroyer d’office un identifiant unique à toute personne non immatriculée, alors qu’actuellement l’administration dispose du pouvoir d’infliger des amendes fiscales allant de 1.000 à 10.000 dt pour toute personne exerçant une activité économique non déclarée. Et qu’il aurait probablement suffi d’appliquer cette disposition. Cela aurait pu et peut rapporter de l’argent à l’Etat.
De plus, plusieurs autres dispositions sont sans aucun rapport avec une quelconque idée de relance mais visent plutôt à doter l’administration fiscale de nouveaux moyens exorbitants. Je citerai rapidement, les dispositions visant à créer une nouvelle catégorie de vérification fiscale, l’abaissement de la durée des contrôles sur la base de la comptabilité.
Ce projet contient même une disposition qui autorise l’administration fiscale à revoir et à refaire les vérifications fiscales.
3. Encore plus de taxes et d’impôts
Pour s’inscrire dans sa logique et pérenniser une mentalité basée sur plus d’impôts, le projet de loi qui vise normalement à dynamiser l’économie, prévoit l’augmentation de quelques taxes et impôts, sous la rubrique de lutte contre l’évasion.
C’est dans cette logique que les droits d’enregistrement pour les actes et les contrats de mutation pour les biens immobiliers non présentés à l’enregistrement dans le délai de 10 ans, ont été revus à la hausse de 3 à 6%. Soit le double…
De plus, les contribuables qui n’auraient pas enregistrés des actes soumis obligatoirement à cette obligation, seront soumis à une taxe de 10% par année, ou fraction d’année de retard. Pour faire simple, le droit d’enregistrement serait supérieur de 100% à sa valeur en cas d’enregistrement de l’acte après 10 ans.
Cette loi ne vise pas à dynamiser l’économie mais plutôt à la dynamiter. Elle ne vise pas à instaurer la transparence mais la méfiance et elle n’a pas pour objectif à lutter contre l’évasion fiscale, au contraire elle encourage carrément l’évasion des entrepreneurs d’un pays devenu un enfer pour toute activité.
4. Moins d’espèces
Il est vrai que l’économie tunisienne est encore largement à la traine pour ce qui est des paiements électroniques et qu’elle est largement basée sur le paiement et les transactions en espèces. Mais rabaisser les montants maximum de 5 à 3 mille dinars, et de surcroit en période de crise et d’inflation, revient à tuer toute réforme et à accentuer la fraude.
En parlant de fraude, comment peut-on qualifier l’Etat qui interdirait à ses citoyens les paiements en espèces pour des valeurs supérieures à 3.000 dt et s’autorise le droit de l’accepter par ses services avec en prime une taxe de 5%(4). Il est donc interdit d’acheter et de payer en espèces tout bien ou service dont la valeur est supérieure à 3.000 dt mais pour payer l’impôt, pas de problèmes.
Les T.R.E et les P.M.E qui constituent l’essentiel du tissu économique sont complètement absentes de ce projet de loi(5). Quasiment aucune mesure ne leur est destinée alors qu’il aurait été plus que nécessaire de le faire. Il en va de la survie de l’économie tunisienne. On aurait pu penser à des aides (indirectes bien sur vu que les finances de l’Etat ne le permettent pas) pour la formation, l’embauche, le numérique, l’agriculture, l’artisanat... Non rien de tout ça n’a été fait.
Nous consacrerons un prochain article pour proposer des pistes de réflexions à un plan de relance couplé avec une vision des réformes à entreprendre et qui concerneraient principalement les acteurs les plus représentatifs du tissu économique tunisien. Il est clair que nous n’avons plus assez de temps et le temps de l’action est déjà presque épuisé.
Mahmoud Anis Bettaieb
Docteur en droit et avocat
(1) Pierre-Joseph Proudhon
(2)Projet de loi n°104-2020 transmis au parlement le 24 juillet 2020.
(3)Il y a certes l’aspect concurrence déloyale que peuvent pratiquer l’économie parallèle et aussi l’évasion fiscale, mais je ne pense pas que les rédacteurs de ce projet étaient mus par cette logique.
(4) Au lieu de 1% précédemment
(5) Selon l’INS, la Tunisie compte 771.000 entreprises privées en 2017 dont 87.69% sont unipersonnelle, 9.62% emploient entre 1 et 5 salariés et 2.57% emploient entre 6 et 200 salariés.
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