Mohamed Fadhel Mahfoudh: Confort intellectuel ou nécessités sociétales?
Par le bâtonnier Mohamed Fadhel Mahfoudh - Le paysage politique tunisien ressemble de plus en plus à quelques longs métrages de la «nouvelle vague» qui sacrifient le scénario original au profit d’une certaine esthétique, et qui nécessitent quelques fois un décodage des évènements pour comprendre les tenants et les aboutissants de la trame.
Et c’est pratiquement le sentiment que l’on a à la lecture de certains évènements dramatiques de notre paysage politique.
Les scénaristes les plus talentueux, ne feraient pas mieux.
Mais les enjeux sont tellement grands, à tous les niveaux, que l’on ne peut se contenter de déscriptifs ou de perceptions
I- Topographie du désastre
L’Audace est nécessaire à notre modeste avis en ces temps-ci, pour conceptualiser d’abord, et mettre sur le terrain ensuite.
À l’origine un tumulte économique, social, politique, institutionnel et probablement constitutionnel, qui n’en finit pas, et un sentiment d’inachevé après 10 ans de transition démocratique, malgré une alternance au pouvoir plutôt paisible jusque là, heureusement.
Mais ce satisfecit concernant l’alternance ne peut occulter nos déboires.
Énumérons quelques uns:
• Nous voulions un régime parlementaire, nous nous trouvons avec un régime hybride
• Nous voulions un régime d’équilibre des pouvoirs, nous nous trouvons avec un régime de concurrence des pouvoirs.
• Nous voulions un président de la république au dessus de tout soupçon et rassembleur, nous nous trouvons avec un président mêlé à la mêlée.
• Nous voulions un chef de gouvernement issu d’une majorité parlementaire, nous nous trouvons avec des 1er ministres et quelques ministres «amateurs» au sens propre et figuré.
• Nous voulions un pouvoir législatif constructif, nous nous trouvons avec un régime d’assemblée et de partis, digne des périodes les plus sombres de l’histoire de la démocratie.
• Nous voulions un pouvoir judiciaire indépendant, nous nous trouvons avec une justice qui laisse à désirer et tout récemment, après les accusations de hauts magistrats, nous avons un pouvoir judiciaire qui n’est plus au dessus de tout soupçon.
• Nous voulions un nouveau pouvoir de contrôle et de vigilance citoyenne à travers des instances indépendantes, nous nous trouvons avec des instancesmalades en quête d’indépendance, et complices pour certaines d’entre elles, des déboires transitionnels.
• Nous voulions une cour constitutionnelle digne de ce nom, nous nous trouvons avec des candidatures à la cour soutenues par les organes qui vont opérer les choix, qui sont le fruit de connivences et pas beaucoup de compétences, avec tout le respect envers certains candidats.
• Enfin nous voulions améliorer les conditions de vie quotidienne de tous les citoyens, nous nous trouvons avec un élargissement du fossé des inégalités et un appauvrissement de toutes les catégories.
Le tableau institutionnel dénote donc d’une véritable cacophonie qui ne peut soutenir que la thèse de la perte de légitimité de tout le système, voire son anéantissement qui va crescendo.
Tableau qui se réfléchitillico-presto, négativement, sur le tableau social, économique et culturel.
N’ayons pas peur des mots, et évitons ensemble une certaine frilosité à appeler les choses par leurs noms : notre régime politique ne fonctionne plus comme il se doit, et notre modèle de développement peine à apporter des réponses, et il est temps de les repenser.
Les temps qui courent n’arrangent pas non plus les choses : crisessanitaire, économique et sociale liées à la Covid-19, mais également crises profondes liées peut être au vieillissement de nos modèles de pensées et de développement.
Nous nous trouvons donc en face de problèmes conjoncturels, structurels et conceptuels, qui ne sont pas aisés à résoudre dans un temps relativement exigu.
Au-delà des facteurs endogènes et des facteurs exogènes qui ont favorisé ce tableau sombre, y aurait-il une lueur d’espoir, ou une perspective pour remonter la pente ? Et de quelle manière ?
II- Perspectives
La réponse est sans doute positive pour la 1ere question, tout au moins c’est l’espoir de tout un chacun pour voir le bout du tunnel.
Mais là où le bas blessé, c’est que le chemin du tunnel est tellement sinusoïdal et labyrintal, que cela semble difficile, voire impossible pour les plus pessimistes.
Ajouter à cela que les réponses des gouvernements successifs, n’ont fait qu’envenimer les choses au lieu de les résoudre.
Ils se sont tous contentés de parer au plus urgent sans vision, sans choix délibérés et sans stratégies ni pédagogie.
Alors que faire ?
Certains avancent l’idée d’une conférence de salut national, organisée sous la tutelle de la présidence de la république et gérée par les «grosses cylindrées » de nos organisations nationales traditionnelles.
L’idée semble alléchante, surtout avec la jurisprudence du dialogue national de 2013.
Mais ayant vécu personnellement ce moment historique, je pense que les temps ne sont plus les mêmes et les conditions diffèrent substantiellement.
Il suffit, non pas de voir ce qui se passe à l’ARP, mais aussi d’observer le climat de violence sous-jacente qui règne sur nos réseaux sociaux.
La violence matérielle et physique, sipar malheur elle aurait lieu, de nouveau, ne serait plus un moteur de paix comme elle l’a été en 2013, bien au contraire elle sera le moteur pour un cycle infini de violence, pour la simple raison de l’absence de l’effet surprise.
Et puis en dehors des considérations de bonne foi et de bonne volonté, qui débattra avec qui? Quand on voit les antagonismes actuels on peut sincèrement douter de l’issue d’un tel dialogue.
C’est pourquoi, et comptant sur l’ingéniosité des tunisiens, leur créativité et leur sens de l’histoire, nous pensons qu’une nouvelle alternative s’impose.
Cette alternative reposera sur 3 axes de réflexions:
• Le premier, traitera du nouveau mode de pensée, basée sur la question de savoir si toutes les idéologies régnantes, ont atteint leurs objectifs.
• Le deuxième, serait celui de l’adoption d’une nouvelle philosophie du contrat social basée sur la question de savoir quel minimum décent pourrait satisfaire l’être et quel maximum ne serait pas ostentatoire.
• Le troisième, c’est de répondre à la question de savoir si la culture du bonheur, du vivre ensemble et du bien être d’au moins 99% de la population, ne serait atteint qu’à traversl’équation Etat-Nation, ou par d’autres alternatives.
La réponse à ces questions, nécessite à notre modeste sens, un dialogue sociétal et plus qu’une conférence de salut national, à qui l’on confèrerait peut être la tâche de trouver des réponses conjoncturelles.
Et ce débat sociétal ne devrait souffrir d’aucune censure, ni institutionnelle ni morale, puisque la discussion serait libre et indépendante de toutes les tutelles, quelque soit levolontarisme des tuteurs.
Le Tunisien saura se surpasser, et ne laissera pas aux bleus la possibilité de détérminer son sort.
Tout le monde a vu qu’il y a un avant et un après coronavirus.
Tout le monde a compris qu’on ne peut plus résoudre les problèmes et les crises de la même manière.
C’est pourquoi, nous devons compter sur les forces vives du pays, et Dieu sait s’il y en a, etqui seront au rendez-vous tant attendu.
Si les rapports de production sont un véhicule de l’histoire, le politique au sens Noble et la penséeen sont les moteurs.
Alors réfléchissons sur les modalités de mise en œuvre de cette tentative de conceptualisation.
III- Mise en œuvre
Contrairement à la perception génèrale,il n’y a pas que des corrompus dans notre chère patrie. C’est pourquoi il faudrait s’adresser à la grande majorité quelques fois silencieuse, quelques fois colérique, via un appel qui sort des trippes et qui résumerait les éspoirs escomptés.
Un appel rassembleur adressé aux forces patriotiques qui croient encore à la démocratie, aux valeurs républicaines et à l’humanisme.
Libertè,égalité et dignité sont les fondements de tous les droits humains, politiques, civiques, sociaux, économiques et culturels, et qui sont indissociables.
Un appel aussi où toutes les franges de la population trouvent leurs repères et leurs espoirs.
D’ailleurs je profite de cette tribune pour lancer l’appel pour une nouvelle République qui ne ferait pas une table rase du passé mais qui saura valoriser les acquis et entrevoir les nouvelles perspectives au regard des nouvelles conceptions sociétales.
En d’autres termes, les changements escomptés ne se limiteraient pas au régime politique, quoique nécessaires, mais devraient s’étendre à cette notion de bien être collectif tout en respectant et en valorisant l’être dans son individualité.
Ensuite, cet appel doit être concrétisé par des débats qui ne se limiteraient pas aux intellectuels, mais auxquels seraient associées toutes les catégories sociales, dans tous les recoins de la patrie (cités populaires, milieux urbains, milieux ruraux, délégations, imedet, banlieues chics, banlieues populaires…)
Enfin, mélanger les genres et les débats pour arriver à une synthèse à tendance consensuelle mais pas compromettante vis-à-vis des principes sur lesquels s’est fondé l’appel.
Evidemment, ce dialogue sociétal prendra le temps qu’il faudra puisque le mûrissement de toute pensée nécessite une période de gestation avant l’accouchement.
La mission n’est pas impossible, elle serait même aisée si chacun d’entre nous y met un peu du sien dans un élan de responsabilité et d’abnégation, en attendant de trouver le vaccin pas seulement pour la Covid-19, mais aussi pour les égos enflées.
Le Bâtonnier Mohamed Fadhel Mahfoudh
Lauréat du prix Nobel de la paix 2015
Ancien ministre des droits de l’homme
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