Cathyanne Ricklin : L’entreprise vers une homéostasie de crise?
Par Cathyanne Ricklin - Neuf mois se sont écoulés depuis qu’un virus a grippé tous les mécanismes sanitaires, économiques, sociaux, etc., dans lesquels nous inscrivions notre existence. Neuf mois c’est très long à l’échelle humaine et nous aspirons à réinstaller une «normalité» dans nos vies.
Neuf mois c’est encore plus long à l’échelle d’une entreprise. Certaines n’ont pas survécu à l’effondrement de leur marché ou à la rigueur des politiques sanitaires. Beaucoup ont été contraintes de se reconfigurer, toutes celles qui continuent leur activité le font avec des ajustements complexes liés à la réduction des effectifs, aux règles sanitaires, à la gestion du télétravail et celle des quarantaines en cas d’atteinte soupçonnée ou avérée. Ces ajustements consomment du temps, des ressources et de l’énergie alors que par ailleurs s’exerce l’habituelle tension vers des objectifs et des délais, mais avec des marges de manœuvre souvent réduites. Alors, modulo les réorganisations fonctionnelles liées au contexte sanitaire, l’entreprise aspire, elle aussi, à réinstaller une «normalité».
D’un autre côté, la situation est loin d’être résolue dans ses aspects sanitaires, matériels, économiques… et encore moins, dans ses aspects humains. Les professionnels de la santé mentale ne cessent de tirer la sonnette d’alarme et les services spécialisés sont débordés dans tous les pays. Nous sommes, à des degrés divers, psychologiquement affectés par la crise sanitaire qui bouscule notre existence et des enquêtes de santé publique mesurent actuellement ce phénomène. L’entreprise, lieu de vie, d’interaction et de projection, trajectoire collective où se croisent et s’entremêlent les trajectoires individuelles, est impactée parce que chacun de nous l’est. En quoi ? Et que peut-elle y faire ?
Quelques paradoxes qui relèvent de l’expérience commune et qui alertent
Ces paradoxes sont ici présentés en s’inspirant de la pyramide de Maslow. Mais si Maslow hiérarchisait les besoins humains, nous allons ici évoquer leur frustration et la mise sous tension qu’implique, en regard, l’exigence professionnelle.
L’insécurité vécue intimement par chacun: le risque de tomber malade et/ ou de mourir, de perdre des proches, de perdre tout ou partie de son revenu. L’amplification morbide infligée par l’ensemble des médias, les tourbillons générés par la surabondance d’informations inquiétantes et contradictoires et dont nous savons qu’une partie est fausse, en plus du fait que la plupart d’entre nous n’a aucun moyen d’y effectuer un tri. La conscience aigüe que cette crise est planétaire et qu’aucun endroit au monde n’en est préservé, ce que l’esprit peine à appréhender et qui amplifie ce sentiment d’insécurité. Néanmoins dans l’entreprise nous devons en permanence agir, décider, trancher et cette aptitude est entièrement dépendante d’un sentiment de confiance que nous sommes loin d’éprouver.
L’altération du lien social: ce besoin existentiel est aujourd’hui violemment frustré par la distanciation, les visages masqués, les familles séparées, les réunions amicales et les activités collectives suspendues, la peur de l’autre, la peur pour l’autre, la culpabilité vis-à-vis de nos seniors vulnérables que nous nous voyons contraints de condamner soit à un isolement cruel soit à un risque létal. Néanmoins dans l’entreprise nous avons quotidiennement à coopérer, établir et maintenir des relations de confiance avec des interlocuteurs internes, externes et parfois des interlocuteurs lointains, qui vivent dans un autre pays et d’une autre culture.
L’impuissance collectivement vécue à dompter et même à appréhender l’ici et maintenant: pour soi, pour ses proches. Ce sentiment est amplifié par ce que nous renvoient les médias des hésitations de nos gouvernants, eux aussi confrontés à une réalité nouvelle et évolutive, et que nous voyons clairement naviguer à vue. L’impression que le pouvoir lui-même ne peut pas grand-chose : c’est particulièrement violent pour l’humain habitué à se vivre en dominateur de son environnement. Néanmoins dans l’entreprise nous sommes tenus, chaque jour, de fabriquer de la certitude pour nos collaborateurs, nos partenaires et nos clients, qui l’attendent légitimement de nous.
L’impossibilité de se projeter: à la fois dans l’espace dont les politiques sanitaires restreignent l’accès et dans l’avenir devenu illisible. Planifier une célébration familiale, un voyage est brusquement devenu au minimum un effort qui consomme une forte énergie mentale, au maximum simplement hors de portée. Néanmoins dans l’entreprise, nous gérons des plannings à quelques semaines, des projets qui s’étendent sur des années et sur des distances géographiques transnationales voire transcontinentales.
Ainsi, depuis 9 mois, notre esprit est-il quotidiennement violenté par la brutale exacerbation des paradoxes que les exigences de la vie professionnelle nous amènent à confronter. Alors qu’il a déjà été sommé de s’adapter chaque jour, chaque heure : qu’aucun geste du quotidien n’est plus anodin, nous avons dû tous les penser, les conscientiser. Nous réfléchissons avant de toucher une poignée, un bouton d’ascenseur. Nous vérifions la présence du masque avant de sortir, du gel en entrant dans n’importe quel lieu. Nous évaluons la distance avec l’autre dans la rue, dans un magasin, dans un bureau. Nous réfléchissons à la façon de nous saluer. Nous avons intégré tout un nouveau vocabulaire… Notre capacité d’adaptation, pourtant grande, est poussée en continu dans ses limites.
Les études de psychologie et de socio psychologie dressent des bilans et offrent des pistes
Dans de nombreux pays, des études sont en cours, qui traitent des impacts de la crise sur la santé mentale publique. En ressortent les qualificatifs de choc post-traumatique, de détresse psychologique, voire de «pandémie de santé mentale» (Jessica Gold “Covid-19 might lead to a ‘Mental Health Pandemic’” Forbes. August 6, 2020).
Dans ces études, sont notamment et régulièrement évoqués:
• Une dégradation de la qualité de sommeil et de la satisfaction de vie
• Une augmentation significative des états dépressifs et des états anxieux
• Un sentiment de colère et d’impuissance
• Une augmentation des comportements compulsifs et adductifs
Ces études rappellent également que nous ne sommes pas égaux face à cette situation de crise sanitaire et que plusieurs facteurs vont moduler notre capacité de résilience individuelle : le niveau de vie et de confort matériel, le fait que nous-mêmes ou des proches aient été atteints par la maladie, que nous ayons des proches quotidiennement exposés (notamment les soignants), la plus ou moins grande stabilité professionnelle, la qualité relationnelle de notre environnement, nos habitudes de vie qui intègrent ou non une activité épanouissante (sport, art, culture, bricolage, …), nos ressources psychiques personnelles…
Parmi ces études, une enquête sur l’impact de la Covid 19 sur la santé mentale menée par une équipe de l’Université de Sherbrooke dans 8 pays et 4 continents (https://www.usherbrooke.ca/actualites/nouvelles/sante/sante-details/article/43540/) mentionne un facteur déterminant de la capacité individuelle de résilience, qui est le sentiment de cohérence (Sense of Coherence / SOC).
Issu du concept de salutogénèse, le sentiment de cohérence est défini comme une « orientation à la vie », une façon de l’appréhender qui procure un sentiment permanent et dynamique de confiance. Il est composé de l’intelligibilité, de la gérabilité et de la signification.
• «L’intelligibilité» est la capacité à évaluer et comprendre les informations et les situations de la vie
• y compris les expériences internes et externes –, à les regrouper en un tout consistant.
• La «gérabilité» est la conviction de pouvoir résoudre les difficultés, ce qui inclut l’estimation de la disponibilité des moyens et des ressources appropriés.
• La «signification» est la capacité à donner du sens aux situations, ce qui inclut la motivation à s’attaquer aux difficultés et à tirer des enseignements de cette expérience.
Selon cette théorie, un individu a besoin de quatre ressources minimales pour avoir un SOC élevé : activités significatives, repères existentiels, contact avec ses sentiments et relations sociales.
Et l’entreprise là-dedans ?
Le désir de «normalisation» est légitime parce que l’entreprise est un lieu d’optimisation sous contrainte et que les contraintes qu’elle affronte aujourd’hui sont particulièrement fortes.
En outre, on peut penser que l’exigence professionnelle a un effet apaisant parce que justement, elle inscrit, elle impose de la continuité en dépit de la discontinuité. Pris dans le mouvement permanent de la structure et dans celui que nous devons lui imprimer chaque jour, la succession des tâches à accomplir absorbe notre attention et limite l’envahissement des pensées chaotiques et déstabilisantes.
Cependant, ce désir peut conduire à une méconnaissance des aspects humains et d’une part, intensifier la mise sous tension des collaborateurs et notamment les plus fragiles. D’autre part, il peut provoquer des «ratés», une augmentation des erreurs et des fautes dont la rectification se ferait inévitablement à coût croissant.
En effet, il est légitime de concevoir que nous fonctionnons en «surrégime», affectés par une charge mentale et émotionnelle forte et permanente depuis près d’une année et sans visibilité sur son issue, que notre capacité d’adaptation est saturée et que l’effort fourni pour «fabriquer de la continuité » l’est à un coût important, que nous en soyons conscients ou non (l’esprit humain étant particulièrement doué pour s’ignorer). Dans le même temps, cette charge mentale et émotionnelle se traduit par une exacerbation des besoins et des attentes des collaborateurs.
Or, l’entreprise est un lieu de contrat social où se jouent et se nouent des besoins et des attentes. Les identifier et leur répondre est un élément déterminant de sa propre résilience dans cette crise. Par ailleurs, elle est un système dans le système social. Par sa prise en compte et sa gestion des aspects humains, elle va contribuer soit à aplanir, soit à amplifier la «pandémie de santé mentale».
Identifier
Il est habituel en entreprise d’utiliser des baromètres internes qui mesurent annuellement le niveau de satisfaction et/ ou d’engagement des collaborateurs. Il est donc possible de mener des enquêtes internes visant à évaluer le SOC des collaborateurs. Les questionnaires existent. L’échelle initiale est composée de 29 éléments, une version plus courte en comprend 13. Habitués à effectuer ce type d’enquêtes, des psychologues peuvent les mener dans les structures et contribuer à apporter une appréhension de la situation.
Renforcer
Il s’agit aujourd’hui pour l’entreprise, dans une situation non résolue et dont l’horizon de résolution n’est pas connu, de renouer avec une certaine homéostasie au sein du chaos environnant (l’homéostasie étant le processus de régulation par lequel un système maintient l’équilibre de son milieu intérieur). Une homéostasie de crise en quelque sorte, plus proactive et délivrant un sens plus explicite, plus à l’écoute, plus réactive et plus flexible.
Prendre soin de l’équipe dirigeante : parce que c’est elle qui diffuse du sens au quotidien et que de sa cohérence dépend étroitement celle de l’ensemble de la structure. Contrairement à ce qu’on peut être tenté de faire dans une situation de crise économique, c’est-à-dire s’engouffrer exclusivement dans le travail du quotidien pour rattraper les objectifs opérationnels, c’est maintenant qu’il importe de se rappeler que cette équipe est composée d’humains et de prendre le temps de les rassembler. Ressourcer ensemble une vision commune, construire ensemble la façon dont la structure s’organise pour traverser la crise, la façon dont les difficultés sont gérées dans les différents services, la façon dont on va demander au management de s’adapter à tous les niveaux hiérarchiques, la façon dont l’information est diffusée dans l’entreprise, en ayant en tête que dans ces temps de folles rumeurs hyper médiatisées, seule la clarté et la fiabilité de l’information apaisent les boucles d’amplification. Lancer des projets transverses qui inspirent, créent de l’horizon et cristallisent des principes fédérateurs.
Prendre soin du lien social : en premier lieu à tous les niveaux interhiérarchiques; chaque manager, aujourd’hui en forte tension entre les exigences du poste, ses propres vulnérabilités, celles de son équipe et les comportements excessifs qui peuvent s’y manifester et souvent, la difficulté à gérer des personnes en télétravail, a lui-même plus que jamais, besoin d’être renforcé par son propre manager. En second lieu, le lien au niveau des équipes où la coopération est à la fois un exercice plus difficile et une nécessité plus prégnante, autant pour l’atteinte des objectifs dans un environnement chaotique que pour la stabilisation des personnes. Masques, distanciation, télétravail, horaires décalés … c’est précisément parce que les contraintes actuelles sont autant d’obstacles au maintien du lien dans l’équipe qu’il importe de le renforcer.
Prendre soin de la communication : grande oubliée des périodes de surchauffe alors que c’est maintenant que sa carence peut générer les interprétations les plus extrêmes, parce que nous vivons une période extrême où l’improbable est devenu notre quotidien, parce que l’état de stress ambiant est en soi un générateur de tensions et de conflits. Prendre soin de la communication c’est d’une part veiller à la continuité des flux d’information en interne et en externe, à la fois lorsque les en-cours sont déroulés de façon normale mais surtout lorsque pour une raison ou une autre, ils accusent des retards, pour permettre une compréhension, une prise en charge partagée, une coopération pour résoudre les problèmes. Mais prendre soin de la communication c’est aussi veiller à sa qualité, augmenter la vigilance sur la façon dont les messages sont émis, par oral comme par écrit : leur clarté, leur interactivité et au minimum leur civilité, à l’optimum leur aménité parce qu’elle impacte directement le climat social.
Prendre soin des individus : les grands principes des modèles de management sont plus que jamais importants ; donner du sens aux objectifs, reconnaître la personne et son travail, poser des cadres clairs et compris, … mais aussi et plus simplement, prendre le temps d’écouter, de faciliter une parole qui peut être plus difficile ou plus confuse mais qui n’en a pas moins besoin d’être reçue et partant, de faciliter le positionnement de tout un chacun. Parce que dans ce contexte, le délicat équilibre vie personnelle/ vie professionnelle est malmené et ce, que le travail soit effectué en présentiel ou en distanciel. Continuer à développer les compétences et permettre aux individus de se déployer et en particulier, développer les softskills, parce que ce sont eux dont on a peut-être le plus besoin aujourd’hui : appréhender le changement, gérer les priorités, communiquer et confronter constructivement, résoudre les problèmes de façon efficace et créative et bien entendu, gérer les émotions en général et les réactions de stress en particulier.
Cathyanne Ricklin
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