Moncef Chenoufi: Le savant, l’homme et le manager
Par Ridha Najar - La disparition du Professeur Moncef Chenoufi à 87 ans, ancien directeur de l’Ipsi, mardi 5 janvier 2021, a endeuillé le monde intellectuel tunisien, le secteur des médias et celui de la culture. C’est que Si Moncef, comme nous l’appelions affectueusement, brillait dans ces trois domaines par son savoir, sa bonté et son rayonnement. Agrégé de langue arabe et docteur d’État de la Sorbonne, le Professeur Moncef Chenoufi est né à Téboursouk en 1934. Toute sa vie, il est resté fidèle à son village où il a tenu à avoir sa dernière demeure. Cette fidélité à son terroir lui fait diriger avec brio le Festival international de Dougga pendant plus de dix ans.
Sa thèse sur « Le problème des origines de l’imprimerie et de la presse arabes en Tunisie dans sa relation avec la renaissance «nahda», 1847-1887» le rapproche de la presse et de l’Ipsi à la tête duquel, en 1973, il succède à Hassine Aleya, premier directeur de l’institution, loyal et honnête serviteur du service public. Ce poste, à l’Ipsi, il le doit à un auditeur assidu de la radio nationale, Habib Bourguiba, qui suivait une émission sur l’histoire de la presse tunisienne présentée par Moncef Chenoufi et animée par Abdelaziz Riahi. Un jour, Bourguiba y relève une erreur de date sur ses propres débuts en journalisme. Il convoque un Chenoufi apeuré et, loin de le sermonner, lui propose d’assurer lui-même un cours à l’Ipsi sur l’histoire du mouvement national. C’est de là, selon la confidence que m’a faite Moncef Chenoufi lui-même, que vient l’idée des neuf conférences données par Bourguiba à l’Ipsi du 12 octobre au 15 décembre 1973 (en réalité, pour une commodité d’amphithéâtre, les conférences ont été données à la faculté de Droit). Pour l’anecdote, lors de la conférence inaugurale, Bourguiba a prié Chenoufi de le présenter comme «Professeur» et non comme Président de la République.
Professeur à la faculté des Lettres, Moncef Chenoufi publie de nombreux articles scientifiques en langue arabe aux Annales de la faculté des Lettres et en langue française aux Cahiers de Tunisie. Mais sa principale œuvre demeurera sans doute son édition commentée du livre de Khair-Eddine Pacha «Aqwam al-masalik li ma’rifat ahwal al-mamalik (Le plus sûr moyen pour connaître l’état des nations)», un monument de l’histoire de la Tunisie.
Son passage à la tête de l’Ipsi coïncidera avec la meilleure période de l’institution. Il fallait tout réinventer avec le nouveau décret du 30 octobre 1973 fixant les missions et l’organisation d’un nouvel Ipsi indépendant: les programmes comme les équipes d’enseignants ou les équipements techniques. Brillant diplomate et négociateur hors pair, Moncef Chenoufi, bénéficiant déjà de la coopération avec la Fondation allemande Friedrich-Naumann, multiplie les partenariats : la France, la Belgique, la Yougoslavie mais également l’Unesco ou l’Union européenne (qui fait don à l’Ipsi de la première salle de PC), C’est lui qui est à l’origine des échanges et des voyages d’études (étudiants et enseignants) avec l’Université Catholique de Louvain (Belgique), l’Université de Belgrade (Yougoslavie) ou l’Algérie. Nos étudiants, outre leurs stages dans les entreprises économiques (eh oui !) et les médias, ont l’occasion de découvrir de nouveaux pays et de côtoyer professeurs et étudiants d’autres horizons. C’est également lui qui fonde en 1982, la Revue Tunisienne de Communication, revue pionnière dans un domaine naissant qui recherchait une reconnaissance et une légitimité dans le champ des sciences sociales. Cette revue, alors à la parution régulière, a permis à de nombreux jeunes chercheurs du Maghreb et de tout le monde arabe de publier leurs premières recherches et de se faire connaître. L’Ipsi brillait, l’Ipsi rayonnait, l’Ipsi innovait, et derrière ces succès, il y avait un homme, un savoir-faire et une élégance certaine dans les relations humaines et la coopération internationale.
Toutes les générations d’étudiants ont gardé de lui le souvenir d’un homme affable et bon qui leur rendait service de bon cœur, quitte à tordre le cou aux règlements administratifs. Combien en a-t-il couvert lors de la période agitée de l’Université tunisienne dans les années 75-80 ? Trop bon ! C’est ce que je lui reprochais parfois amicalement. Il esquivait d’un sourire désarmant.
Je me souviendrai toujours du jour où, ayant renvoyé toute une classe pour un flagrant retard de 40 minutes, il a gravi avec eux les quatre étages de Montfleury pour me prier gentiment de les accepter. J’ai refusé. Qu’a-t-il fait ? Il m’a donné entièrement raison devant tous les étudiants stupéfaits. Depuis, je n’ai plus eu de retardataires à mes cours!
Je me souviendrai toujours également de l’hommage qu’il a rendu à André Boyer, enseignant inoubliable de journalisme, en m’envoyant le représenter à ses obsèques en France, ne pouvant pas s’y rendre lui-même.
Chenoufi savait déléguer, mais il réussissait surtout, avec calme et doigté, à apaiser les querelles entre les enseignants et les collègues, à concilier les inconciliables. Et il y en avait des querelles ! Entre les chantres de la pratique professionnelle et les défenseurs des théories universitaires, entre les enseignants de langues et les enseignants de journalisme, entre les permanents et les vacataires… De son temps, de prestigieux professeurs des autres facultés ont collaboré et enrichi les équipes et les enseignements de l’Institut : droit, économie, sciences sociales, géographie…
J’ai eu la chance de côtoyer le savant, j’ai aimé l’homme et j’ai eu l’honneur de travailler sous les ordres du directeur-manager tout au long des 17 ans qu’il a passés à la tête de l’Ipsi.
A sa femme, Kmar Bahri, à ses enfants, Badis, Amel, Fatma, Radhia et Achraf, à sa famille élargie, à tous ceux qui l’ont connu à l’Ipsi et dans le monde intellectuel et culturel, nos condoléances les plus attristées.
Paix à son âme.
Ridha Najar
Professeur retraité de l’Ipsi,
ancien DG du Capjc
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