La Police de la Contrainte: La Doctrine déstabilisée a besoin d’un projet stabilisateur!
Par Bouraoui Ouni - L'intervention ainsi que le rendement de l'appareil sécuritaire en Tunisie (souvent réduite au corps de la Police), ont été -et le seront toujours- problématiques malgré la es changements substantiels subis par l’institution sécuritaire depuis l’avènement de la révolution de 2011. Il s’agit pour l’essentiel et à titre indicatif, des niveaux problématiques et conflictuels liés à la validation et le mandat politique de la sécurité et de son intervention sécuritaire dans le contexte de la transition démocratique, l’instrumentalisation politique de l’appareil sécuritaire et le biais de la neutralité, le “projet politique” de la sécurité et les nouvelles dimensions de l’activisme sécuritaire dans toutes ses manifestations problématiques (civiles et syndicales), les aspects de professionnalisme, des capacités et de déontologie, les contraintes liés aux droits et aux libertés, les impacts d’un projet de Réforme du Secteur de la Sécurité qui n’est toujours qu’un package de technicités presque imposées.
Avant de passer à l’analyse des niveaux problématiques susmentionnés, force est de préciser que c’est dans le cadre de ces dynamiques politiques, sociales, légales et culturelles fortement instables et biaisées, que se construisent souvent, la logique, la nature, le contenu et les paradigmes de ce que nous appelons de différentes manières: La Doctrine Sécuritaire, la Doctrine de la Sécurité ou encore la Doctrine des Sécuritaires. Il s’agit ici de cette construction théorico-pratique qui interagit dialectiquement avec les positions, le rendement, le développement, et les tactiques de ses principaux acteurs (la sécurité et son écosystème divers).
La validation, le mandat politique de la sécurité et de son intervention dans le contexte de la transition démocratique
Il est certes paradoxal de dire qu’avant la révolution et même dans le cadre d’une instrumentalisation politico-doctrinale très forte de l’appareil sécuritaire par l’ancien régime, ce dernier avait un mandat “politique'' dont la manifestation gouvernementale, était une politique publique de sécurité et dont l’ancrage opérationnel, était cette organisation structurelle que la majorité des Tunisiens ne considèrent qu’un seul bloc imperméable qui produit une sécurité solide même si elle est contraignante. L’appareil ainsi que sa doctrine “solide” qui ont permis à ce régime de pérenniser son existence à ses limites et sa durée de vie, et de montrer un degré d’adaptabilité et de flexibilité assez suffisantes avec l’avènement déstabilisateur de la révolution dont l'essentiel de ses actions revendicatrices, ont ciblé cet appareil même!
Se dotant d’un atout décisif qui est celui de l’apanage de la production de la sécurité, l’appareil a rapidement généré une sorte de “validation politique” conçue dans le cadre d’un compromis politique provisoire qui avançait cette solution de neutralité ou d’aliénation de l’appareil (du Ministères de l'intérieur) comme une solution pour dénouer le blocage de la formation gouvernementale. La sécurité, incontournable qu’elle est, devient (et est toujours) avec les différentes menaces conventionnelles et non conventionnelles liées à la période de la transition, un corollaire, bien que très pesant et problématique, de l’avancement de la transition démocratique elle-même. En se dotant de cette “sécurité” (qui dépassait bien évidemment, les aspects conventionnels de maintien désordre, de sûreté publique...elle a négocié son mandat “politique” comme elle l’a également modifié. C’est désormais un mandat politique qui défend et souvent justifie, la sécurité et son intervention.
La doctrine quant à elle est toujours en état instable et incapable de se stabiliser autour de nouveaux paradigmes, d’une mission fédératrice, de capacités et d’outils. Il serait utile de noter à ce niveau que le changement le plus critique qui est en train d’accompagner cette nouvelle dimension politique de la mission de la sécurité/rôle du Ministère, est que la sécurité est de plus en plus conflictuelle car se trouvant- tout naturellement- dans la position contradictoire aux protestation sociale du citoyen lambda, aux protestations liées aux droits et libertés, aux expressions des frustrations et vulnérabilités sociales, à la dynamique de la violence, aux nouvelles formes d’activisme et de créativités non encadrées, aux revendications à la différence. Cette position serait un résultat, entre autres, des insuffisances de l’agenda politique hautement poussée au détriment des agendas du social, du développement et de la démocratisation ainsi que des droits et libertés.
L’instrumentalisation politique de l’appareil sécuritaire et le biais de la neutralité
Bien qu’elle ait su en fait se procurer ce type très pragmatique de mandat politique, l’appareil sécuritaire a réussi à conserver son aqttractivitivité face aux velléités d’instrumentalisation même dans le cadre du pragmatisme politique traduit dans la question de la neutralité ou de l’aliénation de l’appareil sécuritaire ou gouvernementalement parlât, du Ministère de l’Intérieur. Le biais de la neutralité -si elle existe- réside plus spécifiquement dans l'ajout, en fait, d’une nouvelle couche de complications et de nouvelles raisons et conditions de déstabilisation de l’appareil et de sa doctrine.
Il s’agit de la non différenciation-combien nécessaire- de deux niveaux très critiques et sensibles quand il s’agit de vouloir gérer la relation sécurité-démocratie ou également, de vouloir mitiger l’impact néfaste d’un appareil sécuritaire biaisé sur la transition démocratique en cours: Le premier étant le devoir d’aliéner/assurer à l’appareil sécuritaire (Ministère de l’Intérieur) la capacité et les possibilités de développer -tant que la donne constitutionnelle, légale, populaire, politique.. Le permettra- une certaine nouvelle gouvernance technique qui doit reposer sur un processus de modernisation, de renforcement de capacités et d’engagements de plusieurs réformes sur plusieurs niveaux y compris celles imposées par les nouvelles menaces et les contraintes de la transition démocratique elle-même. Le deuxième niveau étant, à mon avis, la garantie qu’un “minimum de contrôle politique” soit exercée sur cet appareil en action et en dynamique conflictuelle continue. Un minimum de “contrôle” dont l’équivalent serait idéalement une gouvernance politique à exercer par le ou les partis au pouvoir et qui serait nécessaire mais pas surtout excessif, paralysant, sujet à agenda et se transforme en une mainmise sur l’institution et sa doctrine.
Les biais de la transition, l'instabilité, la non clarté des agendas des acteurs politiques, l'absence d’un projet politique clair et de visibilité, imposent tous réunis que cet équilibre -très fragile mais obligatoire eu égard aux contraintes et spécificités de la transition démocratique actuelle- soit garantie et protégé entre le droit au Ministère à un projet de développement en termes de gouvernance technique et de réformes et le “droit” (c’est aussi un privilège) aux partis d’inscrire toutes les politiques publiques quelque soit la nature et la sensibilité, dans la logique de la gouvernance politique.
Le “projet politique” de la sécurité et les nouvelles dimensions de l’activisme sécuritaire dans toutes ses manifestations problématiques (civiles et syndicales)
Les différentes dynamiques politiques susmentionnées n’ont pas seulement mis l’appareil sécuritaire (gouvernementalement parlant, le MI) dans cette situation de “devoir” gérer cet équilibre entre un minimum fonctionnel de gouvernance technique (à assurer par ses propres capacités et techniciens) et la gouvernance politique nécessaire malgré ses contraintes eu égard aux différentes raisons qu’on a avancées, mais elles ont également favorisé la naissance d’un “projet politique” pour cet appareil sécuritaire. Ce projet est en fait en train d’inscrire cet appareil complexe dans la dynamique politique globale du pays. Il s’agit ici de deux niveaux: Ce “projet” est la manifestation directe de la gestion politique de l’équilibre susmentionné dans la mesure où il l’encadre et lui assure les outils de manœuvre et de tactiques politiques.
Ce “projet” est également l'expression d’un nouveau type d'engagement et de dynamiques hors doctrine, qui ont été opérés par des uniformes pour des fins diverses. Il s’agit d’une nouvelle intersection entre doctrine purement technique et logiques politiques et syndicales très fortement alimentée et biaisée politiquement. Le projet politique de l’appareil sécuritaire est certes une dynamique paradoxale et aberrante de la transition démocratique en Tunisie, mais il est également une dynamique étrange qui paradoxalement témoigne de l’agilité dans la doctrine et de ses capacités à subir des ruptures et transformations substantielles.
Les aspects de professionnalisme, de capacités et de déontologie
Les uniformes sont principalement des personnes dont les niveaux de discipline et de déontologie professionnelle sont les plus respectés et auto-entretenus du plus haut jusqu’au plus bas niveau des chaînes de commandement. Les périodes de forte mainmise, instrumentalisation et de récupération politique de cet appareil, contribuent, paradoxalement, à renforcer et à consolider ces capacités et ce comportement disciplinaire. L'appareil sécuritaire s’autocontrôle et confirme dans les contenus et dans la performance, comme dans les positions, une allure ferme, disciplinée et alignée avec en particulier, les éléments de pouvoir, de fermeté, de contrôle et de “prestige de l’Etat” هيبة الدولة que les régimes autoritaires, sont souvent en mesure de développer et surtout de les faires avancer. Ce n’est que sous l’influence de facteurs déstabilisateurs comme la révolution et la transition fortement biaisée politiquement et sécuritairement, que tout cela cède progressivement à la déstabilisation et à une sorte d'effondrement et de relâchement substantiel de la doctrine.
Les contraintes liées aux droits et aux libertés
Les aspects de droits et de liberté ont toujours été un dilemme substantiel pour l’appareil sécuritaire. Cette relation problématique ne doit pas être imputée sur les caractéristiques et spécificités de la doctrine, mais aussi -et plus pratiquement- aux dysfonctionnements et aux limites au niveau du professionnalisme, d’outillage et plus spécifiquement au degré d'appropriation de la culture et des outils de Procédures Opérationnelles Standard. L’intersection Police-Droits et Libertés n’est pas à appréhender uniquement dans une logique d’abus et de répression, mais également en relation avec ce que permettent les outils et procédures actuelles, pour la réponse sécuritaire.
Ce constat n’est pas certes de nature à aliéner toute responsabilité essentiellement politique, mais il est crucial pour attirer l’attention sur l’importance stratégique de la modernisation et la professionnalisation combien nécessaires de l’appareil sécuritaire. Il s’agit également de considérer qu’un appareil sécuritaire moderne et professionnel devrait être le garant du respect de ces droits et libertés, comme d’ailleurs, de la démocratie elle-même.
Les impacts d’un projet de Réforme du Secteur de la Sécurité qui n’est toujours qu’un package de technicités importées!
La Réforme du Secteur de Sécurité RSS (qui dépasse d’ailleurs l’appareil sécuritaire pour couvrir la défense et tout autre fournisseur de sécurité, de contrôle législatif ou parlementaire ou politique…) est un processus à deux dimensions primordiales: Technique et politique. Ce projet est actuellement réduit à quelques réalisations techniques qui ne sont pas nettement entérinées politiquement à cause de l’absence de l’équilibre susmentionné entre gouvernance technique et gouvernance politique du Ministère de l’Intérieur. Un RSS efficace et optimal est de nature à garantir un bon redressement de l'appareil sécuritaire au niveau de ses principales dimensions: La doctrine, la professionnalisation, l’ouverture, l’appui au processus démocratique et à la transition, la coproduction de la sécurité, l’inclusion de la politique de sécurité, l'engagement civique et la responsabilité sociétale de l’institution sécuritaire. Ce processus politique par excellence, en particulier en période de transition politique, a besoin d’un engagement politique clair et fort, avec une vision plus claire sur le modèle de production de sécurité escompté ainsi que sa relation avec la question de démocratie, de droits et libertés.
Les questions de l’image et de l’impact des perceptions
Étant coercitive par définition, l’intervention sécuritaire est toujours dans la dynamique des jugements et perceptions. Durant toutes ses décennies de performance mitigée, l’appareil sécuritaire ne s’est pas suffisamment soucié de la question de l’image et des déterminants des perceptions populaires. L’appareil musclé était longuement en position transcendante avec une mission coercitive dont le sujet était souvent un citoyen à capacités expressives et critiques très limitées. L’avènement de la révolution a vite secoué cette quiétude. C’est ainsi que la demande pour l’image était presque excessive et que l’intervention policière est devenue davantage, une dynamique de rue et d’intersection totalement ouverte et sujette à une panoplie d’évaluations, de jugements, de perceptions, de qualifications juridiques, d’amplification médiatique souvent biaisée ainsi que de beaucoup de récupération politique. Ce défi, évidemment attendu, est toujours mal négocié en l’absence de professionnalisation nécessaire des capacités de gestion professionnelle et “protocolisée” de la dynamique de foule et des intersections médias-politique-activisme associatif-redevabilité- droits et libertés et bien d’autres aspects problématiques et conflictuels.
En guise de conclusion, l’appareil sécuritaire ainsi que sa doctrine resteront toujours une dynamique dialectique (théorique et pratique) très sensible et problématique. Si théoriquement parlant la construction ainsi que l'évolution de la doctrine de la sécurité,sont tributaires de l'évolution de la sécurité en action, et si également cette relation devient par la suite dialectique, le contexte tunisien de l’après révolution, a impacté lourdement cette liaison en inscrivant la sécurité et ses diverses structures, dans une nouvelle dynamique politiquement biaisée. Les facteurs suivants continuent toujours à compliquer davantage cette situation: Le non engagement de processus de modernisation, la non garantie d’un minimum d’équilibre entre gouvernance technique et gouvernance politique, les positions mitigées et l’instrumentalisation continue, la persistance de relations conflictuelles entre police et son écosystème, les biais médiatiques et associatives, les contraintes liées à la question de droits et liberté ainsi que l’absence d’un appui cohérent en coopération et renforcement de capacités de la part de la communauté internationale.
Toute action visant à transformer les éléments problématiques actuels de cette relation dialectique et biaisée, devrait être appréhendée comme une partie intégrante du processus de la transition démocratique et comme également d’un processus technique et politique de réforme compréhensive que les partis politiques doivent piloter avec engagement et professionnalisme. Ces acteurs politiques ont réellement une opportunité très précieuse pour transformer la sécurité ainsi que sa doctrine et se mettre d’accord sur un projet stabilisateur qui contribue à atteindre cet objectif afin que sécurité et doctrine de sécurité puissent évoluer ensemble dans une perspective de modernisation, d’inclusion, de coproduction de la sécurité, de protection de la démocratie et de respect des droits et libertés.
En conclusion, L’objectif le plus noble et le plus professionnel du secteur de la sécurité doit être la garantie d’un usage standardisé, proportionnel et moralisé de la violence légitime, d’opportunités inclusives et participatives pour une coproduction de la sécurité, de développement d’une doctrine proactive, professionnelle, respectueuse de l'intégrité et l’exhaustivité des droits et libertés, ainsi que la stabilisation des conditions nécessaires pour le projet démocratique et sa protection.
Ce processus transformateur doit être érigé en un projet global autour duquel, un fort engagement politique, citoyen, civique, médiatique et relevant de l’appui de la communauté internationale, est plus que nécessaire.
La stabilisation des processus dialectiques et biaisés liés à l’appareil sécuritaire et sa doctrine, passera ainsi par l’engagement de ce projet qui doit reposer sur le lancement de réformes concertées au niveau de la modernisation et la professionnalisation des personnes et des performances, la standardisation des procédures, l’adaptation des paradigmes, l’inclusion et la co-production de la sécurité, la coopération et partenariats à l’international ainsi que toutes les questions liés à la communication et aux différentes synergies institutionnelles, associatives et communautaires.
Bouraoui Ouni, CSP
Ancien Directeur de la Coopération Internationale au Ministère de l'Intérieur
SPM, Directeur du projet "Déradicalisation dans les Prisons" à Search For Common Ground Tunisia
Responsable "Etudes Carcérales" au Centre Tunisien des Etudes de la Sécurité Globale
Co-fondateur du réseau CAFA, Safe Societies et du réseau Rehab-رحاب
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