Ce fou de Diderot
[Homme d’idées et de passions, provocant, libre et touche-à-tout…
Qui sait encore vivre, avec tant de panache, la vie de l’esprit et des sentiments?]
Par Mohamed Habib Salamouna - Qu’est-ce qu’un livre ? Pour l’administration, à l’évidence, l’assemblage de diverses matières, comme la cellulose du papier, l’alchimie des illustrations et cette juxtaposition de traits gris-noir imprimés qu’on appelle les lignes. Composantes d'un "produit" et naturellement assujetties à la TVA que les utilisateurs récupèrent en conservant les diverses factures afférentes à leurs activités.
Définition simplificatrice qui ne correspond pas à celle du lecteur. Il cherche, lui, dans un livre, une émotion, des idées, une pensée _bref, cette irremplaçable part de soi-même qu’apporte l’auteur.
Encore heureux que le nombre de parutions reparte légèrement à la hausse après une année placée sous le signe du Covid. M’adonnant au rituel automnal de la rentrée littéraire, j’ai particulièrement affectionné l’excellente biographie de Denis Diderot, par Pierre Lepape, rééditée aux Éditions Flammarion, dans la collection "Champs Essais".
Philosophe, critique d’art et dramaturge, fou de musique, de théâtre, de science, Diderot a touché à tout. Comment rendre compte de son œuvre ? «L’art d’écrire, a-t-il dit, n’est que l’art d’allonger les bras.» Mais il a allongé les bras dans tous les sens : pour embrasser le savoir, pour connaître le monde et l’homme, pour édifier une morale et une esthétique, pour tenter, bien sûr, de libérer l’humanité par la raison critique et la chasse aux préjugés, mais aussi pour cueillir les idées folles _«mes pensées, disait-il, ce sont mes catins»_ pour se nourrir des rêves, des hypothèses, des mensonges, même. Comment parler de lui ?
Ce pari redoutable, Pierre Lepape l’a merveilleusement tenu. Et cette biographie que l'on aborde avec méfiance, elle nous emporte. Voici que naît, en 1713, l’enfant d’un coutelier de Langres, fils de personne ou presque, bientôt élève des jésuites, puis des jansénistes. Le voici amoureux, décidé à épouser Toinette, enfermé sur l’ordre de son père, prisonnier, évadé, marié, et de jour en jour moins amoureux. Le voici apprenti philosophe, bientôt l’ami de Rousseau, de Condillac, de D’Alembert, entreprenant avec ses compères la grande aventure de l’Encyclopédie, qu’il achèvera seul. Le voici, pour avoir écrit sa Lettres sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, enfermé à Vincennes, durant cette «maudite» année 1749. Voici Grimm, devenu l’ami éternel «sur la scène de l’amitié», comme Sophie Volland sera la femme adorée sur la scène de l’amour. Voici l’Encyclopédie condamnée «à cause du tort irréparable qui en résulte pour les mœurs et la religion» ; Lepape nous montre Diderot à terre : il gardera secret, désormais, le meilleur de son œuvre. Le voici commençant, en 1761, son Neveu de Rameau, cet étonnant dialogue du philosophe et du bouffon, de Diderot et de Diderot. Le voici devenu protégé de Catherine de Russie, hésitant à la rejoindre, pressé par Voltaire de quitter la France, «le pays des singes devenus tigres», partant finalement pour Saint-Pétersbourg, mais incapable d’y rester: impuissant à entrer dans le rôle du courtisan où se sont installés tant d’illustres écrivains. Le voici, enfin, pris par la mort, le 31 juillet 1784, tandis qu’il mange quelques cerises en compote. Les funérailles religieuses du philosophe diront son ultime contradiction.
Avec talent, Pierre Lepape nous décrit Diderot, tel qu’il fut, non tel que nous pourrions rêver le philosophe : naïf et malin, courageux et habile, aussi généreux qu’égoïste, amoureux qu’inconstant, très sage et très fou, prodigieux acteur sur ce qu’il appelait «le théâtre de ma vie».
Mohamed Habib Salamouna
Prof de français
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