Robert Pelletreau: Souvenirs de Tunisie 1987-1991
Le poste d’Ambassadeur des États-Unis en Tunisie s’est soudainement ouvert, lorsqu’une crise familiale inattendue a conduit à la démission anticipée de mon prédécesseur. J’étais parmi les candidats pour lui succéder. L’Afrique du Nord m’intéressait particulièrement depuis que j’étais étudiant à Sciences Po à Paris, entre 1955 et 1956.
La période à venir s’annonce intéressante et importante pour l’ambassadeur américain à Tunis. L’Organisation de libération de la Palestine y a récemment déménagé. La Ligue arabe y était temporairement installée. Et la « fin du régime » de l’ère Bourguiba semblait susceptible de se produire. J’ai été ravi un matin de recevoir un appel téléphonique personnel du Président Reagan me demandant d’être son ambassadeur en Tunisie. (…)
Un changement de cabinet proposé par le nouveau Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali a été approuvé par le Président Bourguiba et communiqué à la presse. Peu de temps après, Bourguiba a révoqué son approbation. Il voulait également que plusieurs personnalités islamistes soient rejugées et exécutées. Le lendemain matin, j’ai reçu un appel téléphonique du Premier ministre dans lequel il a demandé mon aide. Pourrais-je appeler le Président Bourguiba pour le féliciter pour ses nouvelles nominations au cabinet ? J’acceptai le stratagème et me dirigeai vers le Palais. J’ai rencontré dans la salle Mahmoud Mestiri, le ministre des Affaires étrangères nouvellement nommé, puis révoqué. Mais la manœuvre a fonctionné et le nouveau cabinet est resté.
Rétrospectivement, j’en suis venu à croire que Ben Ali me testait en plus de manipuler Bourguiba et de corriger une situation délicate. Pourrait-on compter sur moi pour réagir
favorablement au « changement » qui allait se produire et ne pas placer les États-Unis du côté du Président Bourguiba de plus en plus malade ? Ben Ali a conclu que je pouvais.
Vers cinq heures du matin, le 7 novembre, j’ai été réveillé par un coup de téléphone de Hédi Baccouche, l’un des chefs de file de l’opération et bientôt Premier ministre. Il m’a mis au courant de ce qui se passait. La quasi-totalité des principales personnalités politiques et militaires tunisiennes ont soutenu le retrait de Bourguiba du pouvoir. Une commission médicale s’était réunie et avait déclaré son incompétence. Tout se déroulait sans violence et dans le respect de Bourguiba et de sa famille. Les activités gouvernementales se poursuivaient normalement. Il espérait que les États-Unis comprendraient que cette action était dans le meilleur intérêt du peuple tunisien et de ses amis et alliés à l’étranger.
J’ai répondu que j’informerais immédiatement mon gouvernement de son appel et de sa demande. Mais j’ai aussi demandé à voir le ministre des Affaires étrangères Mestiri dès que possible, et il a dit que ce serait arrangé. Je m’assis sur le bord du lit en pensant aux prochaines étapes à suivre. Mes dernières instructions en partant pour Tunis avaient été que j’en saurais plus sur la situation locale en Tunisie que les hauts fonctionnaires à Washington. Je devrais leur dire ce que les États-Unis devraient faire. Le personnel de l’Ambassade, désormais réveillé, a confirmé que la situation sécuritaire à Tunis était calme. J’ai passé deux appels téléphoniques. L’un était adressé au Centre des opérations du Département d’État à Washington pour que la nouvelle du changement « apparemment pacifique » qui se produisait en Tunisie figure dans le bulletin de renseignements du matin des hauts fonctionnaires. Le second a été adressé à Rosemary O’Neill, responsable du bureau du Département d’État pour la Tunisie, fille du Président de la Chambre Tip O’Neill, lui conseillant d’entamer le processus d’extension de la reconnaissance officielle au nouveau gouvernement tunisien. Ces étapes préparatoires et ma rencontre avec le ministre des Affaires étrangères Mestiri, rendant la demande de reconnaissance tunisienne «officielle», ont suffi à soutenir l’acceptation rapide à Washington du changement du 7 novembre. En un temps presque record pour de telles actions, j’ai pu faire appel au Premier ministre Baccouche et transmettre la bonne nouvelle de la reconnaissance officielle des États-Unis.
Note : Je ne savais pas à l’époque quel était le soi-disant rôle italien dans le transfert de pouvoir. Les premiers mois de la présidence Ben Ali se sont déroulés avec peu ou pas de mécontentement face au nouveau gouvernement. Quelques initiés connus de Bourguiba ont été assignés à résidence, mais la plupart des Tunisiens se sont félicités du transfert largement pacifique du pouvoir (« La révolution du jasmin») et la poursuite des politiques de Bourguiba, telles que l’éducation des femmes et le rejet de l’islam radical. Certaines améliorations visibles de l’infrastructure ont ajouté à l’ambiance positive. Un ministre, qui avait également servi dans les cabinets de Bourguiba, m’a dit que le seul véritable changement dans le fonctionnement du gouvernement qu’il pouvait voir était que Ben Ali prenait des notes lors des réunions du cabinet et tenait les ministres responsables de l’exécution des décisions. Nous n’avions pas prévu à l’époque la corruption flagrante qui se propageait des membres de la famille dans toute la structure gouvernementale et qui accélérerait le renversement de Ben Ali en 2011.
Robert Pelletreau
Ancien ambassadeur des États Unis
Témoignage repris dans le livre
L’ère Bourguiba
De Khalifa Chater
AC Éditions, 2021, 200 p, 25 DT.
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