La bibliothèque présidentielle: une institution américaine
Par Mohsen Redissi - Les médias tunisiens s’émerveillent de temps en temps en publiant un carnet de notes, une correspondance amoureuse ou tout autre document se rapportant à un personnage de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Ils s’auto-félicitent du mérite d’avoir déniché la pièce rare qui éclaire un coté obscur ou méconnu de ce personnage illustre sans pour autant le compromettre.
Le mérite revient souvent au hasard d’être tombé sur quelqu’un qui a accès ou qui a fourni le document tout simplement. Le travail de fouille est la tâche des historiens, des archivistes et des bibliothécaires. Ce travail ne doit en aucun cas embellir ni ternir l’image du personnage quel qu’il soit. Ses actes révèlent la profondeur de sa fonction et ses documents tenus secrets attestent de la véracité de ses dires et de ses positions.
Bref aperçu historique
La bibliothèque présidentielle est nulle part ailleurs sauf par accident : un don personnel ou une initiative isolée. L’histoire des présidents américains est pleine de rebondissements et de soubresauts. Leurs héritiers directs et leurs proches collaborateurs ont fait disparaitre des dossiers compromettants et distribué comme cadeaux et souvenirs plusieurs de leurs documents. Une partie de l’histoire de la présidence a disparu malencontreusement par manque de lucidité ou de programme de conservation systématique des archives présidentielles.
Convaincu de l’importance du legs présidentiel qui reflète l’atmosphère du temps et les jeux d’influence de l’époque, le président Franklin Roosevelt, 32ᵉ président, 1933-1945, fait don en 1939 de ses documents au gouvernement fédéral et une partie de sa résidence personnelle à Hyde Park, New York, pour en faire une bibliothèque et un musée. Ses proches ont formé une société à but non lucratif pour la collecte de fonds et la construction de sa bibliothèque. L’Administration des archives nationales s’est occupée du tri, du traitement du fonds documentaire et de la gestion de la bibliothèque. La première bibliothèque présidentielle est née. C’est le début d’une nouvelle ère et d’une tradition. Depuis, chaque président crée une bibliothèque à son nom financée par des fonds privés ; il contribue ainsi par ses propres frais à sa gloire posthume où reposent en paix ses archives et celles des ses collaborateurs.
Avant l’initiative du président Roosevelt, 1939, les documents des anciens présidents étaient éparpillés. On les trouvait un peu partout : dans des collections privées, les bibliothèques universitaires, les sociétés historiques… Les présidents considéraient leurs archives comme des archives privées. La dispersion et la distribution de plusieurs de leurs documents ont créé un vide dans le legs présidentiel. Pour combler ce manque, la Bibliothèque du Congrès a dû ainsi acheter 23 collections privées afin de compléter les lacunes dans ses archives.
La plupart des présidents choisissent leur ville natale comme le siège de leur bibliothèque personnelle affirmant ainsi leur attachement à leur origine modeste. Une sensation de grandeur à des villes jusque là inconnues. Sans devenir un lieu de villégiature, la ville bénie du président attire de nombreux curieux et voit le nombre de chercheurs et de visiteurs augmenter considérablement redonnant ainsi vie à une histoire qui n’est plus exposée aux médias. Certains se voient accorder une bourse par la fondation qui gère la bibliothèque. Elle est aussi un stimulus pour le tourisme local.
Un arsenal juridique
En 1955, le Congrès a adopté la Loi sur les bibliothèques présidentielles(1), un système de bibliothèques privées dépositaires des documents présidentiels. Elles sont toutes gérées par les Archives nationales qui assurent le traitement des documents, leur conservation et leur mise à la disposition des chercheurs à consulter sur place ou à distance. La bibliothèque Roosevelt sert de modèle.
Eclaboussé par le scandale du Watergate, Richard Nixon, 37ᵉ président, 1969-1974, refuse de livrer à la justice les bandes compromettantes des conversations incriminant le Bureau ovale. Cet épisode houleux pousse le Congrès américain à voter en 1974 la Loi sur la préservation des enregistrements et des documents présidentiels(2). Une loi dirigée contre Nixon. Le Congrès exige que les documents relatifs à l'abus de pouvoir du président dans l’affaire du Watergate soient traités et rendus publics en premier.
Le Congrès prend les devants et adopte en 1978 la Loi sur les archives présidentielles(3). Elle met fin à la question de savoir si les documents générés par un président sont du domaine public ou privé. Désormais ils sont la propriété de l’Etat fédéral. Elle s’applique de facto aux papiers de tous ses collaborateurs, eux aussi sont contraints de céder leurs documents. Il serait difficile de juger le mandat d’un président sans se pencher de près sur le contenu de la correspondance de sa garde rapprochée. Chaque élément de ce grand échiquier est une pièce à conviction à utiliser à bon escient.
Le rôle des Archives nationales
Au lendemain des élections présidentielles de novembre, le président sortant encore en exercice nomme l’archiviste en chef. Cette nomination doit être confirmée par le Sénat, un indicateur de l’importance de sa tâche. Il est à la tête d'une autorité indépendante. Son équipe s’installe à la Maison blanche le temps qu’il faut pour assurer les documents du président sortant. Ces archives sont la continuité qui sert l’Histoire et les historiens. Les américains les considèrent comme un moyen pour juger la conduite passée de leurs gouvernements. Elles lèvent souvent le voile sur des opérations obscures jusque là tenues dans le secret absolu.
Le président Obama, 44ᵉ président, 2009-2017, vient d’inaugurer fin septembre la Bibliothèque présidentielle Barack Obama dans la ville de Chicago, la 14ème dans la série. Le dernier centre présidentiel comprend un musée, un forum, une place publique, un centre sportif, une aire de jeux et une section de la bibliothèque publique de Chicago. Il coupe avec la tradition bien ancrée. Lui l’homme de loi dévie de la droiture. Sa bibliothèque est gérée par la Fondation Obama et non pas par les Archives nationales comme il est de coutume. La première à ne pas posséder une salle de lecture et de recherche. C’est le début d’un nouveau système national. Tout est digitalisé. Les documents classés non confidentiels sont numérisés par la Fondation et mis en ligne, accessibles et disponibles aux chercheurs ainsi qu’au grand public dans un monde sans frontières.
Cette nouvelle approche soulève des interrogations. La privatisation et le traitement des documents ouvrent la porte à des jeux d’influence et d’intérêts partisans au détriment de la subjectivité et la recherche de la vérité pour servir l’histoire et la démocratie. Le tri et la classification des documents dépendent de la Fondation et non d’historiens et d’archivistes spécialisés.
La bibliothèque et son contenu
La bibliothèque présidentielle est une institution particulière dédiée à la vie à la mort des occupants du Bureau ovale. Elle est une bibliothèque spécialisée et un musée local. Son rôle essentiel est d’aider les chercheurs à bien cerner le caractère du président américain et les rouages secrets de sa fonction. Un centre national de renseignements sans avoir ni l’air ni l’attribution.
La bibliothèque présidentielle accorde un aspect humain aux anciens dirigeants américains. Elle reflète la vie du commandant suprême et les siens dans un huis-clos ultra-sécurisé, mais elle est aussi le dépôt légal de son mandat. Le lieu devient une curiosité et un centre de recherche. Au cours de son histoire elle a gagné d’autres attributions et rempli divers rôles. Le fonds documentaire de toute bibliothèque présidentielle doit contenir :
• Tout document non confidentiel généré par un président et son administration sans exception, ainsi que tout document créé par le président-candidat au cours de sa vie et de sa carrière politique et professionnelle, de sa famille, ses amis proches et de ses associés commerciaux et politiques pour la transparence. Un filigrane pour mieux comprendre la stature du locataire de la Maison blanche,
• La collection de ses livres privés ou offerts, ses biographiques, les cadeaux reçus pendant son mandat,
• Les films de ses interventions et de ses interviews, les bandes sonores, les coups de téléphone passés et enregistrés avec leur transcription pour écarter toute équivoque,
• Les photographies officielles et images prises lors de visites de chefs d’Etat ou ses voyages à l’étranger…
Chaque collection est unique, elle offre aux visiteurs la chance de mieux comprendre les événements qui ont façonné l'Amérique et le monde. Abilene, Kansas, siège de la bibliothèque de Dwight D. Eisenhower, 34ᵉ président, 1953-1961, renferme la lettre manuscrite sur papier ordinaire «en cas d'échec» (4), à l’époque commandant suprême des forces alliées en Europe pendant la Seconde guerre mondiale. Dans sa lettre écrite à la va-vite d’une main tremblante à l’aube du jour du Débarquement le 5 juin 1944, le D-Day sur les plages de la Normandie, Eisenhower assume la totale responsabilité en cas d’échec. Son écriture trahissait le doute qui le traversait. Depuis, elle est restée lettre morte.
Le financement de la bibliothèque présidentielle
Les présidents, après Roosevelt, ont tous œuvré pour garder pour la postérité leur passage au 1600 Pennsylvania Ave NW, Washington, D.C. Ils rappellent leurs sympathisants à souscrire au financement de leur bibliothèque après la prestation de serment sans trop attendre la fin du premier mandat. Il n’y’a aucune garantie de se voir élire une deuxième fois. Une course contre la montre s’engage. La collecte est un jeu d’influence entre le pouvoir et l’argent. Le président comme en campagne électorale s’entoure de personnalités influentes capables de convaincre les grosses fortunes à se joindre à leur initiative. La construction est financée par des fonds privés et non fédéraux. L’Etat collabore au projet par le droit qu’il exerce sur ces bibliothèques par le Bureau des bibliothèques présidentielles. Les Archives nationales imposent leurs critères et leur expertise dans le tri et le traitement des archives.
Certaines bibliothèques imposent un droit d'entrée, une boutique de souvenirs, un musée, une cafeteria… pour financer les opérations de maintenance, de conservation et les frais de gestion du personnel et du bâtiment.
Les bibliothèques présidentielles, physiques ou virtuelles continueront d'être des centres de connaissance pour les chercheurs, les universitaires et le commun des mortels. Le système est un trésor national américain qui sert le droit d’accès à l’information. Il est aussi le résultat d’une étroite collaboration entre plusieurs opérateurs privés et publics.
Chaque ancien président mérite-il une bibliothèque et un musée en son nom ? Quel devenir pour les plus anciennes à mesure que le temps passe et que les événements s’estampent ? Le grand public finira t-il par s’en lasser ? Dans le futur proche, chaque nouvelle bibliothèque sera devant un défi technique et technologique. S’y rendre sera par curiosité, rester sur place et se connecter suffit pour accéder aux documents. Le rêve américain serait-t-il un jour tunisien ? Une poignée de présidents qu’une salle dotée de puissants ordinateurs peut contenir aisément.
Mohsen Redissi
1-Loi sur les bibliothèques présidentielles (Presidential Libraries Act of 1955)
https://www.archives.gov/presidential-libraries/laws/1955-act.html (en anglais)
2-Loi sur la préservation des enregistrements et des documents présidentiels (Presidential Recordings and Materials Preservation Act (PRMPA) of 1974)
https://www.archives.gov/about/laws/presidential-records.html (en anglais)
3-Loi sur les archives présidentielles (Presidential Records (44 U.S.C. Chapter 22))
https://www.archives.gov/about/laws/presidential-records.html (en anglais)
4-« En cas d’échec » (What If D-Day Failed? A Message from General Eisenhower)
https://www.military.com/sites/default/files/2018-06/eisenhower-failure-message.gif (en anglais)
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