Quelles perspectives peut-on envisager des relations des pays de l’Afrique du nord avec la Russie?
Par Taoufik Ayadi - Il y a maintenant un peu plus d’une année, précisément du 30 septembre au 3 octobre 2020, le Secrétaire d’Etat à la défense des Etats-Unis a effectué une tournée dans les pays du Maghreb pour consolider les relations de son pays avec les capitales maghrébines tout en exprimant explicitement, ici même en Tunisie,(1) des avertissements de la croissance de l’influence de la Russie et de la Chine en Afrique.
À l’heure actuelle la région du Maghreb est une nouvelle fois l’un des centres d’attention du Ministère des affaires étrangères de la Russie, puisque Sergey Lavrov est attendu(2) à Alger et à Rabat pour renforcer les relations de Moscou avec ces capitales et pour le déroulement de la 6ème édition du forum de la coopération russo-arabe (prévu à Marrakech). La dernière fois que Lavrov s’est rendu à Tunis était en 2019.
Les observateurs sont d’accord sur l’existence d’une course entre les grandes puissances -les USA, la Chine et la Russie- pour développer leurs échanges avec le continent Africain en s’appuyant sur les pays de l’Afrique du nord comme "porte d’entrée". Parmi ces trois puissances la Russie est la dernière à s’intéresser au continent africain, dont le premier jalon de son retour depuis la dislocation de l’ex-URSS en 1991 a été posé en 2006 lors de la visite de Poutine à Alger. C’est aussi un pays de l’Afrique du nord, l’Egypte, qui a joué un rôle principal pour l’organisation du 1er sommet Russie-Afrique(3) en octobre 2019 à Sotchi.
Aujourd’hui, l’Etat fédéral de Russie est de plus en plus présent dans les pays de l’Afrique du nord ; partenariat stratégique avec l’Algérie, le Maroc et l’Egypte, et compte parmi les acteurs essentiels dans la crise libyenne.
Ces quatre pays nord-africains ont développé considérablement leurs relations avec la Russie à l’instar de ce qu’ils ont déjà fait avant avec la Chine, sans toutefois s’interdire de coopérer avec les autres puissances occidentales. Leur objectif est de profiter de toute opportunité qui se présente pour développer leurs économies et éviter de rester aligné et dépendant d’un seul pôle comme au temps de la guerre froide, étant donné que le monde est de plus en plus multipolaire.
Dès lors des questions se posent, quelles sont les intérêts mutuels derrière ce regain en relation entre la Russie et ces pays de l’Afrique du nord et quelles sont les perspectives d’avenir de ces relations ?
1- Les pays de l’Afrique du nord sont des points d’appui géostratégiques et géoéconomiques à haute valeur pour Moscou
1.1 L’importance géostratégique
La Russie dispose dans la mer Noire d’une flotte de guerre et d’une flotte marchande. Cette mer est située entre l’Europe, le Caucase et l’Anatolie, elle est une mer semi-fermée puisqu’elle ne communique qu’avec la Méditerranée à travers le détroit du Bosphore, la mer de Marmara et le détroit des Dardanelles(4). Donc la Méditerranée est un couloir d’accès incontournable pour les navires russes, rattachés à ses ports de la mer Noire, pour se diriger vers l’océan Atlantique via le détroit de Gibraltar, ou vers l’océan Indien via le canal de Suez.
Pour le Kremlin les pays de l’Afrique du nord sont d’une importance géostratégique capitale sur le plan maritime ; car ses navires marchands et de guerre transitant en Méditerranée traversent 3 passages obligés qui sont bordés par ; l’Egypte pour le canal de Suez, la Tunisie pour le détroit de Sicile et le Maroc pour le détroit de Gibraltar. Ces passages obligés sont sur le plan liberté de navigation des verrous facilement contrôlables par les pays qui les bordent de part et d’autre.
1.2 L’importance géoéconomique
Sur le plan géoéconomique, les cinq pays arabes de l’Afrique du nord(5) se présentent pour le Kremlin comme une interface incontournable pour entrer dans le continent africain, riche en matières premières et se présente comme étant le grand marché mondial de consommation dans l’avenir à cause de l’explosion démographique(6) de sa population. C’est lors de sa visite en Algérie en 2006 que Poutine a posé le premier jalon du retour de la Russie en Afrique. C’est aussi l’Egypte, qui a joué un rôle principal pour l’organisation du 1er sommet Russie-Afrique en octobre 2019 à Sotchi.
Les intérêts économiques de la Russie en Afrique sont de plus en plus en croissance ces dernières années, les échanges commerciaux de Moscou avec les pays africains ont dépassé les 20 milliards de dollars en 2019(7). Ce chiffre reste inférieur à celui de la Chine (204 milliards de dollars), celui des USA et même ceux de certains pays de l’Europe comme la France et l’Allemagne.
La Russie vise à diversifier ses échanges avec les pays africains en privilégiant le domaine des hautes technologies, comme le nucléaire civil (en Egypte) et le lancement des satellites (en Angola et en Tunisie). La Russie est aussi très active dans le secteur médical en Afrique, campagne de vaccination contre le virus Ebola en Guinée, etc…
1.3 La vente des armes et des équipements de lutte contre le terrorisme ; l’Algérie et l’Egypte sont les plus grands clients de la Russie en Afrique
Au cours des 5 dernières années, Moscou a conclu des accords de coopération militaire et sécuritaire avec 20 pays africains.
D’après le rapport annuel du SIPRI(8) pour l’année 2020:
• La Russie se classe 2ème exportateur mondial des armes durant la période (2015-2019) avec 21% du volume des armes vendues dans le monde, après les USA (36%).
• Sur la période 2014-2019, la Russie est le principal pourvoyeur d’armes pour l’Afrique, elle a fourni près de la moitié (49%), suivi par la France. L’USA n’a fourni que 14% et la Chine 13%.
• Les pays de l’Afrique du nord sont un grand consommateur d’armes(9): ils ont dépensé 23,5 milliards de dollars pour acheter des armes en 2019 enregistrant ainsi une augmentation de 4,6% par rapport à 2018 et de 67% par rapport à 2010.
• L’Algérie est le 1er client de Moscou en 2019 puisqu’elle a acheté une quantité de matériel militaire russe plus que tous les autres pays africains réunis. Elle est suivie par l’Egypte.
2-Situation des relations des pays de l’Afrique du nord avec la Russie
Suite à l’avènement progressif de la multipolarité du monde depuis le début des années 2000, la plupart des pays arabes méditerranéens se sont ouverts pratiquement à toutes les grandes puissances mondiales, les USA, la Chine, la Russie, les puissances européennes et les puissances émergentes. L’objectif est de mieux servir les intérêts de leurs peuples et trouver des solutions aux problèmes qui empêchent leur développement en exploitant les opportunités que présente chacune de ces puissances.
Actuellement les relations géopolitiques de la plupart des pays arabes méditerranéens avec la Russie sont bonnes, même pour ceux qui étaient des alliés des USA durant la période de la bipolarité du monde le long des années de la guerre froide (le cas de l’Egypte et du Maroc).
2.1-Le Maroc
Le Maroc qui est traditionnellement prooccidental et un allié proche des USA a intensifié progressivement ses échanges commerciaux depuis la visite de Poutine à Rabat en 2006, la signature d’un partenariat stratégique avec Moscou et surtout après la visite du roi du Maroc en Russie en 2016.
Le Maroc est l’un des plus importants bénéficiaires des contres-sanctions (suite à la crise engendrée par l’annexion de la Crimée) prises par le Kremlin à l’encontre de l’occident en 2014 sur les produits agroalimentaires européens. Rabat a considérablement augmenté ses exportations de fruits et d’agrumes vers la Russie et œuvre depuis quelques années à attirer davantage de touristes russes grâce à l’ouverture d’une ligne aérienne directe Casablanca-Moscou.
2.2-L’Algérie
Malgré que l’Algérie s’est tournée considérablement dans ses relations vers les USA et la Chine depuis une quinzaine d’années, elle reste encore le pilier de la présence de Moscou dans les pays du Maghreb.
En 2006, Poutine effectue une visite à Alger et propose l’effacement de sa dette (de l’époque soviétique) estimée à 4,7 milliards de dollars en contre parti de la conclusion d’un contrat d’acquisition d’armes d’une valeur de plus de 6 milliards de dollars. Ce contrat a été complété par d’autres durant les années suivantes.
Selon le SIPRI (rapport 2020), l’Algérie est le 1er client africain d’armement de fabrication russe en 2019, elle a acheté une quantité de matériel plus que tous les autres pays réunis.
2.3- La Tunisie
La Tunisie est considérée par les observateurs en retrait dans ses relations avec la Russie, mais elle dispose de liens historiques considérables avec elle. En 1920 lors de la guerre civile russe une escadre navale composée de 34 navires ayant à bord plus de 6000 marins et refugiés a effectué sa dernière escale à Bizerte. Durant l’époque soviétique les bassins de carénage de Menzel Bourguiba ont vu passer plusieurs navires de guerre de l’URSS pour des escales techniques.
En 2008 les échanges commerciaux entre Tunis et Moscou ont atteint leur maximum avec un volume d’une valeur de 1,7 milliards de dollars. Ces dernières année (avant la crise du Covid-19) la Tunisie est devenue une destination pour plus de 600 milles touristes russes par an. En outre, la Russie a assisté un programme tunisien dans le domaine spatial(10).
D’une façon générale les relations diplomatiques sont bonnes mais les niveaux de coopération entre les 2 pays restent limités dans plusieurs domaines et en deçà des possibilités et des opportunités qui existent réellement sur les plans commercial, économique, sécuritaire, touristique et culturel et qui ne peuvent qu’être bénéfiques pour les 2 pays.
2.4- La Libye
Durant la guerre froide, Mouammar Kadhafi était un proche allié de l’ex-URSS jusqu’à sa dislocation en 1991. En 2011, alors que Moscou s’apprêtait à reprendre pied en Libye, la chute de Kadhafi a provoqué la perte de quelques contrats d’une valeur de près de 10 milliards de dollars pour la Russie.
Moscou considère que l’application de la résolution n° 1973(11) a été surexploitée par les occidentaux pour mettre fin au régime de Kadhafi et qu’elle aurait dû opposer son veto contre cette résolution.
Actuellement les observateurs affirment que Moscou est l’un des acteurs de poids dans la crise libyenne.
2.5- L’Egypte
L’Egypte avait rompu ses relations avec l’ex-URSS en 1973 pour devenir depuis un allié principal des USA jusqu’au déclenchement de la révolution du « printemps arabe » sur son propre territoire en 2011.
En 2013 face aux atermoiements des USA durant la phase des manifestations par laquelle est passée le Caire (2011-2013), le président Sissi opte pour un rapprochement avec Moscou.
Depuis 2013 jusqu’à 2018, plusieurs contrats de plus de 3 milliards de dollars ont été signés. L’armée égyptienne a reçu un volume(12) important de matériel militaire de fabrication russe. Les marines des deux pays ont commencé à effectuer depuis 2016 des exercices de grande ampleur en Méditerranée.
Le partenariat stratégique entre Le Caire et Moscou porte aussi sur des volets économiques, la construction d’une centrale nucléaire(13) et d’une zone industrielle ainsi que le projet gazier Zohr(14) . Le volume des échanges commerciaux est passé de 2,8 milliards de dollars en 2011 à 8 milliards de dollars en 2018.
Lors de l’ouverture du 1er sommet Russie-Afrique le 19 octobre 2019 à Sotchi, Poutine a apprécié le rôle du Caire en affirmant : « Nos amis en Egypte nous ont aidés à préparer l’ordre du jour de ce sommet ».
3. Les perspectives d’avenir des relations des pays de l’Afrique du nord avec la Russie
En 2020 la Russie reste de loin le 1er fournisseur d’armes à la plupart des pays nord-africains (voir ci-dessus, le paragraphe 1.3) et d’après les contrats et les programmes qui sont en cours, cette situation perdurera pendant plusieurs années encore parce qu’il s’agit de programmes de longs termes. Dans le domaine d’armement, les pays ne peuvent pas changer de partenaire brusquement.
Bien que les échanges économiques de Moscou avec les pays nord-africains sont inférieurs à ceux des pays occidentaux, ceux de la Chine et ceux des USA(15) avec ces mêmes pays, les prospectivistes soutiennent qu’à moyens termes ces échanges vont s’accroître pour les causes suivantes:
• Le succès du 1er sommet Russie-Afrique de 2019 qui se tiendra tous les 3 ans(16),
• Les leviers dont dispose Moscou ; ses atouts et l’exploitation des aspects négatifs de ses concurrents.
3.1- Les atouts de la Russie par rapport aux grands pays européens
• Tout d’abord l’existence de liens historiques positifs avec certain pays nord-africains ; ceux que l’ex-URSS avait appuyés à se libérer de la tutelle de certains pays occidentaux à l’aube de leur indépendance surtout l’Algérie, l’Egypte et la Libye. Ces derniers, à l’aube de leur indépendance, ont opté pour le modèle de développement soviétique en nouant des relations poussées sur les plans diplomatiques, économiques et militaires avec Moscou.
• A la différence des pays occidentaux qui sont perçus par un nombre important de citoyens nord-africains comme des ex-colonisateurs, la Russie échappe à cette perception négative puisqu’elle n’était pas membre des pays de la conférence de Berlin de 1884(17). D’où découle l’idée largement partagée que l’ingérence flagrante de la Russie dans les affaires internes de ces pays est moindre que celle des pays occidentaux, surtout les USA et la France.
• Ceux qui en Afrique désignent certains pays occidentaux (particulièrement la France, la Grande Bretagne, l’Italie…) comme des pilleurs des matières premières (surtout les hydrocarbures) exemptent la Russie de cette vision puisqu’elle les possède toutes sur son territoire.
3.2- Les aspects négatifs de l’image de la Chine
L’engagement des pays de l’Afrique du nord avec la Chine s’est accru d’une façon considérable ces 2 dernières décennies suite à l’implication économique massive de Pékin en Afrique et son projet des nouvelles routes de la soie dont la voie maritime abouti en Méditerranée. Cependant les rapports actuels sur son image soutiennent qu’elle est entachée de points négatifs comme suit:
• La perception largement partagée de la mauvaise qualité des produits de fabrication chinoise et celle des conditions de remboursement des prêts qu’elle accorde.
• La pandémie Covid-19 a révélé certaines limites du régime chinois, son manque de transparence et sa lenteur de réactivité ont terni son image dans le monde.
3.3 Les aspects négatifs de l’image des USA
Comparé au régime de Moscou, celui de Washington ne jouit pas du même niveau de confiance au sein d’une large frange de la population arabe pour les raisons suivantes:
• Le soutien total que Washington apporte à Israël au dépend du droit des palestiniens.
• Les USA sont accusés d’ingérence flagrante dans les affaires intérieures de certains pays, l’imposition de la démocratie par la force en Irak et en Afghanistan n’ont pas abouti. Ces 2 pays ont sombré dans le chao, la guerre civile et le terrorisme.
• Durant les révolutions du « Printemps arabes », les Etats-Unis sont accusés d’être responsable avec les grands pays de l’Europe de la situation chaotique dans laquelle s’est trouvée la Libye après l’intervention de leurs forces.
En conclusion
D’après les observateurs la coopération entre les capitales nord-africaines et Moscou est promue à se développer davantage à cause des facteurs suivant :
• Sur le plan économique, la Russie est un grand marché de consommation de produits agroalimentaires disponibles et en surproduction parfois dans les pays maghrébins.
• La Russie est un émetteur important de touristes intéressés surtout par l’Egypte, la Tunisie et le Maroc.
• Sur le plan coopération sécuritaire, les équipements de lutte contre le terrorisme de la Russie présentent un bon rapport qualité-prix, meilleur que ceux de la Chine et de certains pays occidentaux. En outre son armée dispose d’une grande expérience en matière de lutte contre le terrorisme grâce à ses expériences en Afghanistan, en Tchétchénie et enfin en Syrie. Le terrorisme est actuellement la menace sécuritaire principale dans les régions maghrébines et du Sahel.
• Le monde est aujourd’hui multipolaire, et certains des pays nord africains témoignent de plus en plus de leur conscience qu’ils ont intérêt à ne se fermer aucune porte en coopérant avec tous les anciens acteurs en Afrique, les puissances Européennes et les USA, et les nouveaux acteurs, la Chine et la Russie.
Taoufik Ayadi
Capitaine de vaisseau major (r)
Consultant et formateur indépendant en Géopolitique et Stratégie.
(1) Allocution de Marc Esper (ex-secrétaire d’Etat à la défense des USA) prononcée au cimetière nord-américain de Carthage le 30 septembre 2020, en marge de sa visite à Tunis au cours de laquelle il a été reçu par le président Kais Saied.
(2) La date de cette visite a été annoncée pour les 14 et 15 décembre 2021, mais certaines sources parlent de l’ajournement de cette date.
(3) Il a été convenu que ce sommet sera organisé tous les 3 ans, le 2ème est prévu dans une capitale africaine en 2022.
(4) Les détroits turcs sont régis par la convention de Montreux de 1936, passage libre des navires de commerce, et peut-être restreint par la Turquie pour les navires de guerre en cas de conflit.
(5) Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et l’Egypte.
(6) Selon les projections de l’ONU de 2015, la population de l’Afrique pourrait doubler en 2050 et serait de 2,5 milliards de personnes.
(7) Ces échanges ont été affectés par la pandémie Covid -19 et ne sont pas encore évalués pour l’année 2020.
(8) Stockholm International Peace Research Institute.
(9) Durant la période 2015-2019, l’Egypte est classé 3ème pays importateur de matériel militaire dans le monde avec 5,8% du volume total et l’Algérie classé 6ème avec 4,2%.
(10) Il s’agit du lancement du 1er satellite tunisien « Challenge one » le 22 mars 2021.
(11) Relative à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye.
(12) 46 avions de combat MIG-29, des systèmes antiaériens Buk-M1-2 et S300VM, 46 Hélicoptères Ka-52. Et un contrat en 2019 de chasseurs-bombardiers SU-35...
(13) Ce projet est financé par un prêt de l’Etat Russe à hauteur de 85% et se situe à Dhabaa.
(14) La Société étatique russe active dans le domaine du pétrole Rosneft a réalisé 30% de ce projet.
(15) Voir ci-dessus le paragraphe, 1.2 Importance géoéconomique.
(16) Le 2ème sommet est prévu en 2022 dans une capitale africaine.
(17) Partage de l’Afrique par les grandes puissances Européennes.
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