Terence A. Todman et le début de la déségrégation du département d’Etat américain
Par Mohsen Redissi - Le gouvernement fédéral honore les Afro-américains en deux occasions en reconnaissance de leurs apports socioculturels à l’Amérique. Février est consacré au Mois de l'histoire des Noirs, Black History Month, instauré en 1976 par le président Gerald Ford en hommage à Abraham Lincoln et Frederick Douglass, apôtres de l'émancipation des esclaves, tous deux nés au deuxième mois de l’année ; et la Journée Martin Luther King signée par le président de Ronald Reagan en 1983, troisième lundi du mois de janvier pour faire coïncider la fête avec la date anniversaire du révérend.
Je fais un rêve
Bien après la guerre de sécession, plusieurs Etats de l’Union sont restés foncièrement ségrégationnistes. L’Institut des diplomates, Foreign Service Institute, rattaché au département d’Etat se trouve dans l’Etat de Virginie, une terre hostile où des lois discriminatoires étaient encore en vigueur. C’est un centre de formation des nouvelles recrues, également de recyclage et d’apprentissage de langues pour les actifs à la recherche de reconversion. De nouveaux horizons s’offrent à eux à chaque nouvelle saison.
Fraichement recruté par le département d’Etat en 1957, Terence Alphonso Todman se sent au tout début de sa carrière comme futur diplomate victime de lois racistes d’un pays qu’il va défendre et représenter à l’étranger. Lui et ses collègues sont exclus des comptoirs des restaurants des alentours à cause de la couleur de leur peau. Todman fait un rêve, le sien est de partager ses repas avec ses collègues blancs et d’être traité d’égal à égal. Il ne cesse d’harceler la direction de l’Institut. La réponse du département d’Etat a été toujours diplomatique, le gouvernement fédéral ne peut interférer dans les lois des États. Les idées noires de Todman finissent par payer. Le département d’Etat loue une partie de la salle à manger du restaurant mitoyen et érige une cloison de séparation entre les employés fédéraux blancs et afro-américains et le grand public. Egaux mais séparés. C’est sa première bataille contre l’injustice de son employeur. Des années plus tard, l'ambassadeur Terence A. Todman disait qu’il était considéré comme un fauteur de troubles par le département d'État.
Le département d’Etat vient de créer le Bureau de la Diversité et de l'Inclusion pour mettre fin dans ses couloirs à l'intimidation, le harcèlement et les comportements discriminatoires ; un ministère qui doit refléter l'Amérique qu'il représente comme l’a souligné le candidat Joseph Biden dans sa course à la Maison blanche. Devenu président, il signe un décret exécutif(1), le premier de l'histoire de la présidence américaine chargeant chaque agence fédérale d'élaborer un plan d'action annuel pour faire progresser la diversité, l'équité, l'inclusion et l'accessibilité.
La nation reconnaissante tient à honorer l’héritage de Todman. Le département d’Etat a organisé une cérémonie spéciale le 1 février 2022(2) pour renommer la Harry S. Truman Cafeteria de l’Institut des diplomates en l'honneur de l'ambassadeur Terence A. Todman en présence de son fils « afin que les générations futures connaissent notre histoire et soient inspirées par ceux qui nous ont précédés » réplique l’ambassadrice Gina Abercrombie-Winstanley, directrice du bureau. Une revanche posthume sur un passé chargé de tension raciale. La date du 1er février est jour anniversaire du sit-in de Greensboro, Caroline du Nord en 1960(3), quand quatre jeunes noirs de la ville ont refusé de céder leur place de comptoir dans un bistrot réservé aux blancs. Une série d’actions non-violentes a secoué la ville destinée à mettre fin à la ségrégation raciale dans les restaurants de Greensboro.
Une histoire chargée
Blancs, hommes et Yale sont les points communs d’une grande majorité des hauts fonctionnaires du Département. La Loi Rogers de 1924 a redessiné en profondeur les contours du futur département d’Etat en regroupant les services consulaires et diplomatiques. Elle a créé en même temps l'examen spécial pour intégrer le corps diplomatique. Une loi révolutionnaire à l’époque qui rejette des pratiques désuètes. Désormais, le recrutement se fera selon le mérite et non plus en fonction de l’appartenance, ou l’allégeance ou par favoritisme.
Le préjugé de la supériorité du teint clair n’est pas tombé aussitôt. Le chef du personnel a fait savoir aux examinateurs que tout candidat noir qui réussit l’écrit devait être rejeté à l’oral. Il a même rédigé une note suggérant au président Calvin Coolidge d’émette un décret pour "soulager le gouvernement de la nécessité" de nommer des noirs, des femmes et des citoyens naturalisés.
Todman a été reçu par un double refus à son premier jour en 1952. Le chef du personnel avait besoin de personnes qui étaient « identifiables à 100 % en tant qu'Américaines »(4), quant au chef de section où il a été affecté il ne pouvait pas se permettre de perdre un poste gratuitement, la charge de travail est trop lourde pour lui. Il lui a fallu un certain temps pour s’imposer.
Seule une poignée d'hommes noirs ont pu réussir les examens et entreprendre une carrière diplomatique. D’après une enquête dirigée par le premier ambassadeur noir Edward Dudley de 1925 à 1949, les officiers noirs ont passé 92% de leur temps à alterner entre trois postes dits difficiles: le Libéria, Madagascar et les Açores. Les officiers noirs sont « considérablement limités dans leurs possibilités de transfert par rapport aux opportunités offertes à leurs collègues avec le même grade et années d'ancienneté»(5).
Les premières négociations entre les Etats-Unis et Cuba ont eu lieu à New York. Fidel Castro a voulu que les derniers rounds des négociations se tiennent à La Havane pour récolter les mérites de la signature des accords. L'administration américaine était réticente à laisser Todman diriger la délégation. Il a menacé de démissionner de son poste comme secrétaire d'État adjoint pour l’hémisphère occidental. Il était un diplomate noir régulièrement obligé de prouver qu'il était digne de servir son pays. Les pourparlers ont conduit à une série d'accords, dont l'ouverture de la première section des intérêts américains à La Havane en 1977.
Le succès, il le doit à sa hargne, sa ténacité et son acharnement au travail. M. Terence Todman a été l'un des premiers Noirs américains à être nommé ambassadeur de carrière, une distinction présidentielle pour services rendus à la nation. Il a été nommé six fois ambassadeur au cours de sa carrière dans des pays réputés difficiles comme le Tchad, la Guinée, le Costa Rica et l’Argentine. A sa mort, le secrétaire d'État John Kerry a déclaré que M. Todman "était connu pour son franc-parler et son plaidoyer pour l'égalité à une époque de ségrégation où peu de minorités pouvaient être trouvées à tous les niveaux du département d'État"(6).
Plaidoyer pour la fin du «circuit nègre»
Ambassadeur Todman croit dur comme fer que le diplomate doit avoir l'opportunité et la possibilité de servir n'importe où dans le monde selon ses capacités et selon ses souhaits. Sa première affectation à l'étranger a été l’Inde en tant que responsable politique, 1957-1959, car personne d'autre n’en voulait. Il avait une facilité innée à apprendre les langues. Il s’est mis à l’arabe pour éviter de se voir nommer pour un deuxième et un troisième… tour en Inde, il ne comptait pas en faire sa spécialité. Il débarque à Tunis pour suivre les cours de l'Ecole de langue arabe.
A cette époque, la plupart des hauts diplomates noirs étaient affectés à des postes africains ou caribéens sur la base de la couleur de leur peau et non selon leurs souhaits ou leur maitrise de dossiers communs. Il est nommé ambassadeur coup sur coup au Tchad, 1969-1972, puis en Guinée, 1972-1974. Cette pratique est connue sous le nom du « Circuit nègre ». Une discrimination raciale manifeste que Todman définit comme le "moule ridicule". Le diplomate afro-américain est piégé, un pion qu’on déplace au gré des cases blanches vides en Afrique ou dans les Caraïbes.
M. Todman qualifie de tissu de mensonge la contre-vérité selon laquelle le département d'État trouve des difficultés à nommer des Noirs américains pour servir dans les pays arabes. Un non-sens. Aucune animosité, rien en ce qui concerne la couleur, le problème ne vient que des Américains. Et d’ajouter « dans le monde arabe ? Pas un indice, absolument pas un indice. Et le monde arabe serait le dernier endroit. Vous parcourez le monde arabe et combien de noirs trouvez-vous ?...»(7)
Il est encore proposé comme ambassadeur au Togo. Il voit rouge et menace de démissionner s’il n’est pas affecté à servir dans d'autres parties du monde. Selon lui «…Les États-Unis le font toujours. Nous n'avons rien appris au cours de toutes ces années ». La Maison blanche cède. Il est nommé en 1974, sous la présidence de Jimmy Carter, ambassadeur au Costa Rica devenant ainsi le premier ambassadeur noir américain dans un pays d'Amérique latine. Un autre tabou a été balayé grâce à la ténacité de M. Todman.
Il est nommé secrétaire d'État adjoint pour les Affaires interaméricaines, 1977-1978. Quand il a pris ses fonctions, l’image de Washington en Amérique latine était au plus bas à cause des critiques formulées concernant les violations des pays latino-américains des droits de l’homme. Certains pays comme le Brésil ou l'Argentine préfèrent voir leur population mourir de faim que d’accepter l'aide américaine. Au Paraguay par exemple, les gens meurent de maladies d'origine hydrique. Washington refusait son aide de peur de voir son président-général s'attribuer le mérite. Todman a persuadé les décideurs américains de revenir sur leur raisonnement absurde. Sauver des êtres humains est plus gratifiant. Garantir la sécurité nationale du Paraguay est dans l’intérêt général des Etats-Unis. Le président Jimmy Carter le nomme son ambassadeur en Espagne, un poste diplomatique des plus prestigieux généralement réservé aux ambassadeurs de talent. Il était de cette étoffe. En 1983, Todman décline la proposition du président Ronald Reagan de le représenter auprès de l’Afrique du Sud pour motif d’incompatibilité d’opinions. Esquiver le circuit nègre d’une part, d’autre part il ne partage pas la position indulgente de son président vis-à-vis l'apartheid, lui qui a beaucoup souffert dans sa chair et dans son esprit de la ségrégation raciale.
M. Todman a passé une grande partie de sa carrière diplomatique à essayer de changer ou d’améliorer le système de l'intérieur. Une culture du courage. C’était son vécu, il ne le faisait pas pour les gens de sa race mais pour l’institution où il a passé le plus clair de son temps et pour le pays qu’il a défendu auprès des nations étrangères. Après sa retraite, il a rejoint le groupe de réflexion du département d’Etat pour rester en contact avec les jeunes diplomates noirs et autres pour leur fournir conseils et assistance. Le mentorat faisait partie de son patriotisme.
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Terence Alphonso Todman en quelques lignes : Département d'État, responsable des relations internationales, 1952-1954 ; Nations unies, conseiller et officier, 1954–57 ; Ambassade des États-Unis, Inde, responsable politique, 1957-1959 ; Ambassade des États-Unis, Liban, responsable politique, 1960-1961; Ambassade des États-Unis, Tunisie, responsable politique, 1961-1963 ; Ambassade des États-Unis, Togo, chef de mission, 1965-1968 ; Affaires de l'Afrique de l'Est, Washington, DC, officier, 1968-1969 ; Ambassade des États-Unis, Tchad, ambassadeur, 1969-1972 ; Ambassade des États-Unis, Guinée, ambassadeur, 1972-1974 ; Ambassade des États-Unis, Costa Rica, ambassadeur, 1975-1977 ; Affaires interaméricaines, secrétaire d'État adjoint, 1977-1978 ; Ambassade des États-Unis, Espagne, ambassadeur, 1978-1983 ; Ambassade des États-Unis, Danemark, ambassadeur, 1983–89 ; ambassadeur de carrière, 1989–1993.
En plus de l'arabe et le hindi, il parlait couramment l'espagnol, le français et le russe.
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Mohsen Redissi
1- White House Order on Diversity, Equity, Inclusion, and Accessibility in the Federal Workforce June 25, 2021. Accessed, Feb 14, 2022.
https://www.whitehouse.gov/briefing-room/presidential-actions/2021/06/25/executive-order-on-diversity-equity-inclusion-and-accessibility-in-the-federal-workforce/ (13 Pdf pages)
2-US. Dept of State. Ceremony Renaming the Harry S. Truman Cafeteria After Ambassador Terence A. Todman. Accessed Feb 2, 2022.
https://www.state.gov/secretary-antony-j-blinken-at-a-ceremony-renaming-the-harry-s-truman-cafeteria-after-ambassador-terence-a-todman/
3-Greensboro Sit-In. Accessed, Feb 14, 2022.
https://www.history.com/topics/black-history/the-greensboro-sit-in
4-Op. cit.
5-Op. cit.
6-US. Dept of State.The Diplomatic Skills of Ambassador Terence A. Todman. Accessed, Feb 14, 2022
https://diplomacy.state.gov/u-s-diplomacy-stories/diplomatic-skills-of-ambassador-terence-a-todman/
7-Library of Congress. Interview with Terence A. Todman. June 13, 1995. Accessed Feb 14, 2022.
https://tile.loc.gov/storage-services/service/mss/mfdip/2004/2004tod01/2004tod01.pdf (104 Pdf p.)
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