Azza Filali - Comparution de Rached Ghannouchi: un poisson d’avril?
En ce vendredi 1er jour d’avril, le chef immémorial du mouvement Ennahdha, Rached Kheriji Ghannouchi s’est présenté devant le pôle anti-terrorisme d’El Gorgâni où il a été entendu. Chef d’inculpation : atteinte à la sûreté de l’Etat. Avocat attitré : Ahmed Néjib Chebbi.
L’Histoire est un éternel recommencement. Un certain 18 octobre 2005, le même Néjib Chebbi entreprenait une grève de la faim, avec sept autres camarades, réclamant la liberté d’expression, d’organisation associative et politique. Au sein du groupe, on comptait Samir Dilou et Mohamed Nouri, devenus par la suite des Nahdhaouis notoires. En somme, les deux grands mouvements d’opposition au régime de Ben Ali, se trouvaient unis, même si (en apparence), leurs doctrines semblaient diamétralement opposées. Aujourd’hui, quinze ans après ce 18 octobre, le paysage politique n’a pas changé : deux grandes forces politiques demeurent en présence : les destouriens et le mouvement Islamiste. Si on en croit les urnes, celui-ci a largement perdu de son assise populaire : estimée à près d’un million et demi en 2011, et ayant alors gagné 89 sièges aux législatives, Ennahdha ne remporte plus que 69 sièges en 2014 et 52 en 2019.En dehors des deux grandes forces, les partis dits « modernistes » papillonnent, émiettés, très peu représentés, incapables de s’unir en un front commun pour peser plus dans les sondages.
Revenons à ce premier avril 2022, jour où l’ex président du parlement dissous, chef indélébile du mouvement Ennahdha, et par ailleurs membre du conseil supérieur des frères musulmans, s’est retrouvé devant les forces de l’ordre. Accusé d’avoir porté atteinte à la sûreté de l’Etat, après une réunion virtuelle, relayée avec l’aimable collaboration d’une chaîne étrangère. Au cours de cette réunion, 116 députés gelés se sont brusquement dégelés pour voter une loi annulant les décrets émis depuis le 25 Juillet dernier. Pareille situation aurait installé deux pouvoirs, deux centres de décision, deux pays…
Dans la sphère politico-médiatique, la plupart se sont félicités de la dissolution du parlement. Certains dont le parti destourien libre ont appelé à des élections législatives dans un délai de 90 jours, comme l’exige la constitution. D’autres ont rétorqué que, nageant toujours dans les circonstances exceptionnelles, le président n’avait plus à se soumettre aux délais imposés par la constitution.
Depuis 2011, Rached Ghannouchi avait oublié les couloirs de la brigade anti-terrorisme qu’il avait arpentés au cours des années 1980. Il faut dire que, reçu comme un messie à son arrivée à l’aéroport de Tunis Carthage, en 2011, il s’est vraiment pris pour un messie et s’est comporté en chef incontesté de son mouvement, mais aussi du pays tout entier. Ce pays, Ghannouchi et ses comparses, se sont attelés à le détruire et le ruiner. Avec patience et obstination, ils ont infiltré l’administration, du sommet de la pyramide à sa base, plaçant leurs hommes aux poste-clé, là où il fallait surveiller, pister, intervenir. Agissant méthodiquement, sous la houlette de Ghanouchi qui détenait les cordons de la bourse, les « frères » se sont installés là où ils savaient atteindre le pouvoir et l’argent. De l’argent, ils en ont eu, plus qu’on ne pourrait l’imaginer : plus de 400 hommes d’affaires ont payé à Ennahdha et ses amis du CPR et d’Ettakatol, des montants exorbitants en échange de leur liberté de mouvement. Puis, sont venus les dédommagements exigés et obtenus pour les torts subis par les partisans d’Ennahdha avant 2011. Enfin, une pluie de « dons » étrangers, a déferlé sur notre pays, habilement détournés par Ghanouchi et ses amis, et déposés dans des comptes à l’étranger. La majorité des faucons d’Ennahdha ont ainsi amassé des fortunes colossales, en confisquant pour eux-mêmes, des sommes provenant de pays étrangers, et officiellement destinées à la transition démocratique du pays, sauf que le pays n’a vu de cet argent que son chiffre, le reste étant détourné sans scrupules par le parti islamiste.
Durant les dix années écoulées, Ghanouchi et ses hommes ont agi dans l’ombre, loin du feu des projecteurs, tirant discrètement les ficelles des gouvernements successifs, grâce à de juteux arrangements. Tout cela en faisant preuve de la plus parfaite indifférence à l’égard d’une société qui sombrait de plus en plus. Par leur politique désastreuse, la Tunisie a progressivement dégringolé, pourrissant dans le chômage, perdant au fil des ans, son pouvoir d’achat et sa classe moyenne. Responsables ? Les Nahdhaouis l’ont bel et bien été, instaurant la corruption à tous les niveaux de l’Etat. Celle-ci, déjà présente, sous Ben Ali, a atteint un niveau endémique. Au parlement, des ventes aux enchères à peine voilées, permettaient à Ennahdha d’acheter le nombre de voix dont elle avait besoin pour faire passer ou bloquer tel ou tel projet de loi. De mauvaises langues ont même prétendu qu’à la réunion du premier avril, les députés s’étaient vite dégelés et avaient répondu présent grâce à des enveloppes consistantes.
Plus grave encore: par Ghanouchi et son réseau, des Tunisiens sont morts. De jeunes hommes, endoctrinés, drogués sont partis se faire tuer en Syrie, au nom du saint « Djihad »Des forces de l’ordre ont perdu la vie à Djebel Semmama, ou même à l’avenue Mohamed V en plein jour. Chokri Belaid et Mohamed El Brahmi, furent sauvagement assassinés devant leurs domiciles respectifs. Aucun de ces crimes n’a été élucidé et nous restons sur notre faim, avec une justice inféodée aux islamistes. Cette justice aurait reçu récemment un sérieux coup de semonce de la part du président Saied ; la dissolution du conseil supérieur de la magistrature, décision anticonstitutionnelle, mais à forte valeur symbolique, n’a pourtant pas changé la donne : les semaines passent, deviennent des mois et nous ne voyons rien venir ! Aucune affaire n’est étalée au grand jour, aucune sentence n’est prononcée. Une curieuse léthargie a atteint institutions et responsables. Partout ailleurs, les évènements filent et se succèdent à la vitesse de l’éclair ; chez nous, les choses sont d’une lenteur désespérante, manifestement voulue !
La comparution de Rached Ghannouchi possède un effet symbolique indéniable et à mon sens positif. Que cet homme soit, à son tour, malmené voire jugé, voilà qui peut apaiser un tant soit peu, la détresse des femmes ayant perdu un fils, ou un mari. Dédommagement insignifiant, comparé aux crimes dont Ennahdha et son chef se sont rendus coupables…
Cette comparution sera-t-elle suivie d’effet ? Y aura-t-il jugement ? Rien n’est moins sûr ! Depuis le 25 juillet, nous avons eu beaucoup d’effets d’annonce qui n’ont débouché sur aucun acte concret. A quoi a servi la mise en résidence surveillée de Noureddine Bhiri ? Le voici, aujourd’hui libre comme l’air, organisant des conférences de presse pour annoncer qu’il va porter plainte contre le ministre de l’intérieur pour les mauvais traitements dont il a fait l’objet.
De manière objective, il y a fort à parier que même si la levée de boucliers de la part du président n’avait pas eu lieu, la loi votée par le défunt parlement n’aurait été d’aucun effet. Non signée par le président, elle n’aurait jamais vu le jour : jamais publiée au journal officiel, jamais appliquée. Utilisée par Ghannouchi pour ameuter l’opinion internationale, en jouant la carte d’un parlement élu, et empêché d’assumer ses fonctions. Une indignation internationale, hypocrite et amoindrie, car focalisée sur la guerre Russo-Ukrainienne, aura-t-elle un quelconque effet sur le président Kais Saied ? Evidemment non, d’autant qu’il a pris soin de se garantir le soutien de l’Ugtt, celui de l’Utica, et de l’association des avocats… Seul bémol : si Kais Saied n’avait pas dissous le parlement, celui-ci aurait sans doute, poursuivi sur sa lancée, appelant, dans une seconde réunion, à destituer le président de la république de ses fonctions. Destitution visant à restaurer la démocratie (bien entendu !) et ouvrant à Rached Ghanouchi le chemin du palais de Carthage.
Pour Ghanouchi, il est fort probable que nous devrons, encore une fois, nous contenter d’un effet d’annonce, sans suites. Sa comparution, très médiatisée, sera certainement suivie d’une affaire en justice, qui s’étiolera au fil des jours, tandis que le dossier, relégué dans quelque tiroir fermé, ira rejoindre les autres dossiers soigneusement gardés par des juges qui, quoiqu’on dise, restent soumis aux frères. Entre la dénonciation haut et fort des méfaits d’Ennahdha et le passage à l’acte qui juge, condamne et applique la sentence, tout se passe comme si un maillon de la chaîne manquait à l’appel ! Comme si la volonté effective d’aller jusqu’au bout n’existait pas chez nos dirigeants ! Dans ce cas, l’affaire Ghanouchi n’aura été qu’un mauvais poisson d’avril !
Azza Filali
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Merci beaucoup pour l'auteur. Madame Filali a dit tout haut ce que la majorité silencieuse des Tunisiens pense tout bas. Le vide laissé par les forces politiques progressistes et la docilité des responsables ayant eu la la charge du pouvoir avec les institutions et les puissances étrangères ont conduit le pays presque vers la faillite. La Tunisie a certes besoin d'assainir ses institutions politiques et son régime de gouvernance, mais aussi d'une feuille de route pour assainir les fondamentaux macroéconomiques. Hélas, K. Saïed donne l'impression d'ignorer magistralement une telle question; pourtant c'est des questions économiques et financières que la stabilité politique dépend!