Leila Chikhaoui-Mahdaoui: L’urgence écologique
Remettre la question environnementale au cœur du débat sociétal, la hisser en tête des priorités gouvernementales et y engager la responsabilité de chacun: cet impératif est encore loin d’être partagé par tous. Nommée en octobre dernier ministre de l’environnement, Leila Chikhaoui-Mahdaoui, professeure universitaire en droit public, spécialisée en droit de l’environnement, se trouve confrontée à des urgences quotidiennes, à des abus cumulés contre la nature et à la (dé)mobilisation parfois violente d’une population désenchantée. Sans baisser les bras, elle s’y attelle. La tâche n’est guère facile.
Jadis en première ligne de sa catégorie dans le mouvement mondial de protection de l’environnement, la Tunisie a relâché ses efforts. Dans le tourbillon institutionnel et l’anarchie qui se sont installés, la révolution a engendré des effets dévastateurs sur la nature. L’absence d’autorité, la permissivité générale et l’impunité totale ont ouvert la voie à de graves dégradations. Ni les forêts, ni les parcs, ni les espaces publics et les terres domaniales, ni le domaine public maritime et les fonds marins n’ont été épargnés. Sans compter l’accumulation des déchets, l’aggravation de la pollution atmosphérique et la prolifération des nuisibles dans les sebkhas. Les services publics se sont trouvés débordés et s’en est suivie une grande démission, amèrement déplorée par tous les Tunisiens.
Dix-septième ministre de l’Environnement en titre depuis la désignation, en octobre 1991, du premier chargé de ce département, alors appelé ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire, Leila Chikhaoui-Mahdaoui mesure chaque jour davantage l’ampleur de la charge qui est désormais la sienne. Elle hérite en fait d’un lourd fardeau et d’équipes démobilisées par de multiples changements de ministres : neuf depuis 2011 ! Elles sont traumatisées par les procès intentés contre d’anciens ministres et de hauts cadres. Elles sont désenchantées par tant de promesses non tenues. Plusieurs postes demeurent vacants et de nombreux fonctionnaires hésitent à signer des documents, de peur d’engager leur responsabilité.
Dans ce climat tendu se sont déclenchées de graves crises, notamment celle de l’enfouissement des déchets dans la région de Sfax. Le refus opposé par la population d’Agareb au dépôt et à l’enfouissement des déchets des municipalités du Gouvernorat dans la décharge publique locale, pourtant contrôlée et aménagée à cet effet, est devenu une affaire d’Etat… Aucune solution définitive à ce jour, mais de nombreuses propositions et initiatives à l’étude.
La campagne musclée menée par l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (APAL) contre l’occupation illégale du domaine public maritime, parfois de simples terrains gazonnés, détruisant, comme à Bou Jaafar, dans le gouvernorat de Sousse, ou en banlieue nord de Tunis, des équipements touristiques, a suscité un sentiment de vindicte des populistes et l’ire de certains professionnels. Les inondations dans de nombreux quartiers populaires et même dans des zones huppées, lors des dernières pluies torrentielles, ont montré les limites des réseaux d’assainissement, dépassés par les raccordements intensifs de nombreux nouveaux quartiers, qu’ils soient légaux ou anarchiques, puis régularisés…Sans oublier l’absence de tout système cohérent de récupération ou de gestion des eaux pluviales, lesquelles représentent pourtant une ressource précieuse et rare dans notre pays de semi-sécheresse…
Les Tunisiens y voient une démission totale des pouvoirs publics et des collectivités locales. Sans faire la distinction entre les responsabilités respectives des autorités centrales et locales, ils attribuent tous les torts au Ministère de l’environnement. Mais quelle est en fait la marge de manœuvre de ce département et quels sont ses moyens d’action ?
Comment relancer la machine ?
Lorsque Leila Chikhaoui-Mahdaoui a accepté de diriger ce ministère, elle était animée d’une ardente volonté d’action, après avoir côtoyé pendant près de trente ans l’environnement à travers le droit, dans le cadre de ses activités de recherche et d’enseignement. Elle a donc saisi sans hésiter cette occasion exceptionnelle d’agir sur le terrain. Ministre, c’est un métier que l’on n’apprend pas, mais que l’on exerce, comme l’y ont encouragée ses proches. Bien imprégnée de l’écosystème juridique sous tous ses aspects et à la tête d’un ministère compact, doté de bonnes compétences, elle s’est néanmoins trouvée rapidement confrontée à une réalité difficile.
S’attelant à la tâche, la ministre comprend très vite qu’il faut rassurer, remobiliser, encourager, confie-t-elle. Rassurer les équipes au sein du ministère et des organismes sous tutelle, une galaxie composée de six étoiles :
• L’Office national de l’assainissement (Onas)
• L’Agence nationale de protection de l’environnement (Anpe)
• L’Agence de protection et d’aménagement du littoral (Apal)
• Le Centre international des technologies de l’environnement de Tunis (Citet)
• L’Agence nationale de gestion des déchets (Anged)
• La Banque nationale des gènes (BNG).
Rassurer les équipes, c’est notamment améliorer les conditions de travail et engager des réformes structurelles profondes afin de renforcer les capacités et (ré)instaurer des mécanismes de redevabilité et de transparence.
Remobiliser, c’est aussi reprendre tous les dossiers relégués aux oubliettes, comme le projet RE-MED, mené en collaboration avec le ministère de l’Équipement, en coopération avec l’Union européenne (concassage et réutilisation des gravats qui décorent aujourd’hui nos villes et les bords de nos routes pour la construction de nouvelles routes) ; c’est également revoir tous les projets mis en veilleuse, insuffler aux équipes l’envie de (re)mettre la main à la pâte, redonner à l’éducation environnementale et à la sensibilisation du public la place centrale qui leur revient, mais aussi accélérer l’adoption de textes dans divers domaines, relancer le projet de Code de l’environnement et proposer le renforcement des sanctions en matière d’infractions environnementales.
Encourager : le ministère reprend sa capacité de motivation et d’encouragement, d’un point de vue aussi bien moral que financier. La société civile, pionnière de l’action environnementale, est un partenaire essentiel à réactiver. Le réseau associatif, qui a fait preuve d’initiative, d’imagination et de réalisations concrètes, s’étend sur l’ensemble des localités du pays. Il n’attend qu’accompagnement et soutien. Le ministère a d’ailleurs commencé à reprendre contact avec la société civile, via des rencontres régulièrement programmées sur les réseaux sociaux, en ligne et en présentiel, afin de (re)faire connaissance, échanger en toute transparence, prêter main-forte et récompenser les efforts. Il en va de même des relations avec les municipalités et les gouvernorats.
Toutes les urgences
«Leila Chikhaoui a aujourd’hui une occasion en or de marquer de son empreinte son passage à la tête du Ministère de l’environnement, déclare à Leaders un activiste de la cause écologique. D’abord, mettre fin à tous les abus, qu’ils soient internes ou externes (contre la nature). Ce coup de frein marquera la restauration de l’autorité et la fin de l’impunité. Elle doit aussi saisir cette opportunité de circuit court pour faire aboutir, sans devoir passer par le Parlement, un maximum de textes environnementaux. Le Code de l’environnement en sera une belle illustration. Elle gagnerait également à remettre la Tunisie dans sa dimension écologique sous les radars internationaux, en relançant la coopération internationale, en reprenant pied dans toutes les instances concernées, en soumettant des projets à financer et autres initiatives. Sécheresse et réchauffement climatique, Plan solaire et transition énergétique, rationalisation de l’utilisation de l’eau et dessalement de l’eau de mer, sont pour nous des sujets de grande priorité».
L’urgence au quotidien reste cependant la lutte contre diverses pollutions et nuisances (notamment les nids d’insectes dans les sebkhas), la gestion des décharges contrôlées et le traitement des déchets via l’encouragement des collectivités locales et des ménages à un passage progressif au recyclage et à la valorisation, la réduction de la pollution atmosphérique et autres priorités liées à l’atténuation, l’adaptation et la résilience aux changements climatiques, sans omettre la poursuite de l’intégration du développement durable dans tous les domaines.
Un vaste programme…
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