La démocratie tunisienne : un village Potemkine sud-méditerranéen
«الشعب يريد اسقاط النظام» : le peuple veut la chute du régime
Par Eya Bibani - Scandés avec vigueur dans les rues de Tunisie en 2011, ces mots sont devenus une exhortation à la démocratie, le peuple ne voulant plus de l’ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali, jugé dictatorial, parfois oppressif.
La démocratie, du grec demos, « le peuple » et kratos, «le pouvoir», est un régime politique occidental, né en Grèce au Ve siècle de l'ère. Elle repose aujourd’hui sur plusieurs piliers pour être effective, dont la liberté d’expression, la liberté de la presse, l’organisation d’élections libres et le pluralisme politique. Cependant, un grand absent empêche – et empêchera – la Tunisie d’être une réelle démocratie, au moins dans l’esprit : l’égalité.
La démocratie telle que souhaitée par la Tunisie, c’est-à-dire sur le modèle européen – on pourrait dire français – n’est pas qu’institutionnelle : Ben Ali a été élu avec 99,27% des voix en 1989, 99,94% en 1999 et 94,49% en 2004. Une baisse certes regrettable à la dernière élection, mais qui s’explique par la présence de deux autres candidats sur les listes, là où Ben Ali était le seul candidat lors des deux premières élections.
Son parti, curieusement nommé le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), obtint, lors de l’élection législative du 2 avril 1989, près de 80% des suffrages, raflant ainsi les 141 sièges de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), devant les indépendants (13,7%), pour la plupart islamistes, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) avec 3,8% des sièges, et d’autres partis, principalement à gauche, avec un score epsilones que (moins d’1% des suffrages exprimés).
La Tunisie avant 2011 n’en était pas pour autant une démocratie, malgré l’organisation d’élections, la présence d’une Assemblée législative, et même celle d’un Conseil constitutionnel (dissout en 2011).
Sur le plan institutionnel, donc, la Tunisie a bien connu un ajustement qui tend vers un idéal démocratique : on ne saurait faire l’affront aux lecteurs d’expliquer que le Président de la République actuel (et même celui qui l'a précédé) a été élu dans le cadre d’une élection présidentielle libre et pluraliste, idem en ce qui concerne les élections législatives.
«حرية التعبير»: liberté d’expression
Elle aussi était revendiquée avec vigueur en 2011, et à raison : on ne pouvait parler de Ben Ali que pour chanter ses louanges. Ceux qui ne s’y pliaient pas étaient menacés, emprisonnés, contraints à l’exil, torturés. Cette liberté d’expression à la tunisienne a été certes acquise, mais n’est utilisée (voire utilisable), aujourd’hui, que pour parler de politique.
Au-delà des institutions demeure la problématique de l’égalité. Problématique, car, bien que provisoire (depuis 2014…), la Tunisie possède une Constitution, qui déclare, avant même le Préambule : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ». Le Chapitre premier, intitulé « Principes généraux », s’ouvre avec un article premier qui est en réalité une clause d’éternité, puisqu’il dispose ce qui suit : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime.
Le présent article ne peut faire l’objet de révision. »
La Tunisie est un Etat qui a pour religion officielle l’Islam (signifiant « soumission » en arabe), religion portant en son sein trois grandes inégalités qui touchent les nationaux d’un même pays.
D’abord, entre le croyant et le mécréant. Ainsi, la loi électorale du 24 mai 2014 pose comme critère d’éligibilité à la présidence de la République tunisienne le fait d’être de confession musulmane.
La seconde inégalité est celle qui existe entre les hommes et les femmes : pas le même héritage entre un frère et sa sœur, une tutelle légale exclusivement paternelle en vertu de l’article 153 du Code du statut personnel, un nom de famille systématiquement patronymique.
Enfin, une inégalité entre l’homme libre et l’esclave. Pas nécessairement propre à la civilisation musulmane, l’esclavage en Tunisie a été aboli en 1846 par Ahmed Bey ; mais il est toujours pratiqué en Libye, comme le révèlent les scandales récents, et dans certains pays du Golfe arabo-persique.
La démocratie présuppose l’égalité entre les citoyens, et l’Islam présuppose cette triple inégalité ; entre les deux, s’interpose la laïcité, qui fera pencher la balance vers l’un ou l’autre camp. Il serait, au mieux naïf, au pire malhonnête, de postuler aujourd’hui que la Tunisie est un pays laïc. A chaque fois que la charia est appliquée, on ne peut parler de démocratie, et a fortiori de laïcité. La notion de démocratie est en effet consubstantielle à celle de laïcité. Or, vouloir imposer de force la laïcité en Tunisie, serait malvenu, contre-productif, et surtout, impossible.
Malvenu et contre-productif, parce que ce serait faire fi de la réalité sociologique de la population tunisienne, une population qui n’est pas prête à former un pays laïc. L’Assemblée Nationale Constituante, dans le Préambule de la Constitution provisoire de 2014, affirmait déjà « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam ».
Impossible, car l’alinéa 2 de l’article premier de la Constitution tunisienne pose l’interdiction de révision des dispositions de cet article.
Outre la question juridique, un « Islam laïc » est pire qu’oxymorique ; c’est un carnage, une mutilation, une apostasie. Sur les 6 236 versets du Coran, un dixième est normatif ; viennent s’y ajouter la sunna et les hadiths. L’Islam n’est pas seulement une religion de la foi, c’est la religion de la Loi. D’ailleurs, le mot "din" lui-même, traduit à tort comme « religion », est en fait dérivé de l’araméen, langue où il signifie « loi » ! La laïcité dans un Etat comme la Tunisie reviendrait finalement à écarter la dimension normative de l’Islam, pour n’en garder que la foi, ce qui ferait des Tunisiens de « mauvais » musulmans d’un point de vue islamique.
On ne saurait toutefois pas qualifier le régime politique tunisien de dictature, ou de régime autoritaire. Ce serait être de mauvaise foi. Nous sommes loin du culte d’un chef élu comme un prince africain avec 95% des voix. Mais il reste un long chemin à parcourir : une liberté d’expression, oui, mais ne surtout pas parler de religion (zut…) ou de sexe. Une Constitution, oui, mais ineffective en l’absence d’un Conseil constitutionnel. Une Assemblée des représentants du peuple, oui, mais un système électoral qui ne permet pas d’avoir une majorité absolue, créant des blocages. Une loi, oui, mais celle du policier, que l’on appelle, sans doute un héritage des années Ben Ali, « الحاكم » (le gouverneur). On se retrouve avec une Révolution sur-mesure : une liberté ou un droit accordé en fonction de chaque revendication (le cas échéant), sans en étendre davantage la portée.
L’idéal démocratique occidental semble condamné à demeurer dans le Ciel des Idées.
Quelle démocratie pour la Tunisie ?
Eya Bibani
Etudiante en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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