Le pouvoir politique tunisien face l'UGTT: Un conflit latent
Par Habib Touhami - Le différend qui oppose actuellement le Président Kaïs Saïd à l’Ugtt est somme toute dans l’ordre des choses. Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté dans l’histoire de la Tunisie indépendante. Depuis 1956, le pouvoir politique tunisien n’a jamais cessé d’essayer de mettre au pas une centrale syndicale qu’il estime, selon le moment, excessivement « dominatrice », trop contrariante ou dangereusement représentative. La raison profonde de ce conflit est que le seul contre-pouvoir réel qui n’ait jamais existé en Tunisie est celui exercé par l’Ugtt et aucun pouvoir politique de quelque couleur que ce soit ne l’a loyalement admis, pas plus le pouvoir actuel que les pouvoirs politiques précédents.
Deux traits propres à la Tunisie expliquent la persistance d’une configuration sociopolitique aussi singulière. Le premier est relatif à la place particulière qu’occupe l’Ugtt dans le pays depuis la création de la centrale syndicale en 1946, le second tient à l’incapacité du pouvoir politique tunisien, quel qu’il soit, à résoudre intelligemment la difficile équation socioéconomique.
Bien que l’Ugtt ait été formée à ses débuts avec l’appui du Néo-Destour et dirigée longtemps par des destouriens bon teint, elle n’a pas moins montré dès l’origine une volonté farouche de rester indépendante des partis politiques et du pouvoir en place, qu’il soit destourien ou non. L’incapacité de l’opposition proprement politique d’hier et d’aujourd’hui à jouer son rôle naturel de contre-pouvoir et ses difficultés endémiques à mobiliser les masses ont fait de l’Ugtt, malgré elle, « le dernier refuge » et le point de ralliement de tous les mécontents du moment. C’était le cas hier et c’est le cas aujourd’hui. Tant que l’opposition politique et parlementaire tunisienne restera divisée et immature, ce schéma persistera. Ceux qui s’en offusquent sont ou hypocrites ou aveugles.
Mais l’Ugtt reste malgré tout une centrale syndicale qui doit défendre les intérêts des salariés et militer pour en acquérir de nouveaux, par la négociation si possible, par la grève s’il le faut. Il est donc du rôle légitime de l’Ugtt de dire son mot sur les salaires, les prix et les autres déterminants du revenu net comme la charge fiscale ou les bénéfices tirés par les divers groupes sociaux des transferts sociaux. Ces problèmes auraient dû et pu se régler par la négociation dans le cadre de la politique contractuelle. Or cette politique est moribonde depuis un demi-siècle par la faute des gouvernements successifs qui n’ont jamais réussi à présenter à l’Ugtt et aux autres partenaires sociaux un contrat socioéconomique global. En effet, aucune avancée notable n’a été enregistrée dans ce domaine depuis les premiers accords signés en 1974, ni sur la part de la masse salariale globale dans le PIB (ou le RNN), ni sur la fixation des salaires et leur évolution en fonction des prix.
C’est si vrai qu’à l’heure actuelle, plus rien n’a de sens dans la grille des salaires dans la Fonction publique qui sert, qu’on le veuille ou non, de référence à la grille des salaires dans le secteur public et incidemment à celle du secteur privé lui-même. On peut même dire que les incohérences et les anomalies y ont pullulé après la révolution. Est-ce la faute exclusive de l’Ugtt comme certains l’avancent? A l’évidence, la réponse est non, d’autant que l’argumentaire est manifestement circonstanciel et politicien. Pour normaliser les relations avec l’Ugtt et mettre fin à un conflit latent qui perturbe le jeu politique démocratique et handicape l’économie et l’emploi, il est impératif que l’on revienne le plus rapidement possible à des négociations sociales d’ensemble mettant sur la table, sans fard, les tenants et les aboutissants de la répartition primaire et secondaire.
Habib Touhami
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