Abdelaziz Kacem: Aoûtiennes remembrances (Album Photos)
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Ce que l’on désigne, désormais, par son acronyme, le NOM (Nouvel ordre mondial) n’est pas pour demain et la guerre d’Ukraine est loin d’être une promenade militaire. Je peux donc surseoir à la publication du quatrième volet de ma série « De Kaboul à Kiev ».
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En vérité, chaque été et plus précisément du 25 juillet à la fin du mois d’août, un spleen invincible me serre le cœur depuis trente-cinq ans. Le 3 août 1987, Bourguiba fêtait, pour la dernière fois, son auguste anniversaire. Jusqu’à sa mort, treize ans durant, le cloîtré de Monastir en a été cruellement frustré.
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Pendant une trentaine d’années, à Tunis, puis au Palais de Skanes-Monastir, à la gloire du Zaīm, les gouvernorats de la République, à raison de deux par jour, venaient présenter leurs meilleures contributions aux festivités solennelles, que diffusait la RTT en direct ou en léger différé, autant d’émissions suivies par un auditoire complice, nonobstant quelques grincheux qui y voyaient l’expression d’un culte exacerbé de la personnalité. Il en a toujours été ainsi, le charisme n’échappe guère à ses privilèges. Cependant, à travers les joutes, de plus en plus élaborées, le Président cherchait son Mutanabbi, dans les clameurs de la « bourse aux rimes», pour emprunter une belle métaphore au «Fou d’Elsa ». Les troupes régionales en matière d’arts populaires bénéficiaient d’un surplus de subsides leur permettant de participer confortablement à l’action culturelle dans leurs régions respectives.
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Tout autant que le 3 août, naissance d’un chef, le 25 juillet, naissance d’un État moderne, demeure, en dépit des usurpations, une fête éminemment bourguibienne. Vient ensuite ce qui distingue la Tunisie de toutes les terres d’islam, le Code du statut personnel. C’était le treize août 1956. La Tunisie indépendante n’avait pas encore cinq mois. Aujourd’hui, douze millions de Tunisiens sur un milliard et demi de coreligionnaires, à peine 0,8% de la population musulmane mondiale, sont entrés de plain-pied au vingtième siècle.
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D’aucuns diraient « Bah ! », ou « Vaine nostalgie, Bourguiba a vécu, le monde avance ». Or justement, la Tunisie dégringole. Cela fait une douzaine d’années qu’elle recule. Et puis l’un des versets coraniques les plus cités ne prescrit-il pas le « Rappel » ? « Exerce le Rappel : le Rappel est avantageux aux croyants » (LI, 55). Le CSP est un acquis incommensurable. Avec les Maqassid, Youssef al-Qaradawi, à présent solidement implanté dans le pays de Bourguiba, n’en ferait désormais qu’une bouchée. Ah, que la modernité intellectuelle est fragile, dans les steppes, les savanes et les dunes natales de l’islam. Si nostalgie il y a, elle est tournée vers l’avenir perdu.
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Parmi les calamités du XXIe siècle arabe, la recrudescence des violences faites aux femmes. On tue les musulmanes, par crime d’honneur ou pour des raisons plus sordides, comme au Caire, l’étudiante Nayera Achraf, massacrée au couteau, le 19 juin dernier, devant son université, par un énergumène dont elle a refusé les avances. Quatre jours plus tard, à Amman, au sein du campus de la faculté des Sciences appliquées, un individu, amoureux éconduit, lui aussi, tout en se référant au meurtre de l’Égyptienne, tire sur l’étudiante Imen Rachid et la tue. Commentant l’assassinat de Nayera, un sinistre prédicateur, Mabrouk Attiya, a eu le culot d’estimer que « si létudiante avait été voilée, elle aurait connu un autre sort ». Imen, elle, était bien voilée. Sur Twiter, des femmes lancent des messages de détresse : « Arrêtez les féminicides », « Les femmes ne sont pas en sécurité au Moyen-Orient», «Protégez-nous des meurtres».
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Un phénomène rarissime et couvert par l’omerta, le suicide au féminin. Il fallait tout le courage et tout l’engagement d’un Nizar Qabbani pour l’émancipation des femmes, pour apprendre qu’à l’âge de quinze ans, il avait assisté au suicide de Wissal, sa sœur aînée, qu’il qualifie de martyre. Elle mit fin à ses jours parce qu’elle avait été empêchée d’épouser l’homme qu’elle aimait. Aujourd’hui, la raison du suicide au féminin est plus existentielle.
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En septembre 2019, trois jeunes Saoudiennes se sont donné, collectivement, la mort. En septembre 2020, sur les bords du Nil, trois autres malheureuses firent de même. La liste est longue. Pour quelles raisons des jeunes filles en fleurs en arrivent à cette extrémité ? À cette question cruciale, une jeune Omanaise, Zouayna al-Hanâi, nous donne une poignante et décisive réponse : l’étouffante atmosphère patriarcale et religieusement obscurantiste. Brillante étudiante en biologie à la faculté des Sciences (Université du sultan Qabous), Zouayna décide, le 17 octobre 2020, de prendre la seule liberté dont elle pouvait disposer : mourir. Elle laisse, dans la langue de Shakespeare, comme pour prendre le monde entier à témoin de sa tragédie, une assez longue lettre explicative. En voici le préambule et la conclusion :
«Plus d’une fois, j’ai différé ce que je m’apprête à accomplir, j’ai beaucoup hésité, mais je vais le faire maintenant, je ne sais quoi dire, il est malaisé de réfléchir clairement quand on est sur le point de se donner la mort […] Je suis épuisée, il est temps que je me repose ; une dernière chose reste à clarifier : je ne vais pas en enfer, j’en sors ».
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Femmes tunisiennes libres, ayez une pensée pour Zouayna et la cohorte des désespérées, compatissez avec toutes les Nayera et les Imen de l’islam, serrez vos rangs, préparez-vous à défendre bec et ongles vos acquis.
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Pour ma part, en ces moments de totale incertitude, moi qui ai connu de près Habib Bourguiba, j’ai un devoir d’inventaire. Par-delà les inepties dont se gargarisent, depuis des lustres, et les idiots utiles et les idiots tout court, je le déclare haut et fort, nul n’a le droit de me dire qui je suis, ni à quelle brumeuse abstraction j’appartiens.
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Je suis un fier Carthaginois, la Méditerranée est ma mer maternelle. Je n’ai aucune accointance avec la Quart-vide. Mes ancêtres s’appellent Hannibal, Magon, Térence, Apulée, Tertullien, Saint Augustin et autres Arnobe de Sica. Je suis pacifiste et si je devais me targuer d’une bataille glorieuse, je me réfèrerais exclusivement à celle de Cannes, qui eut lieu le 2 août 216 av. J.-C., encore une date aoûtienne.
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Seize siècles durant, sur ses trois mille ans d’histoire, la Tunisie, ma Tunisie à moi, conquérante ou conquise, fit partie intégrante de l’Europe latine. Je vibre, certes, à l’évocation de Tyr, terre glorieuse de Didon-Elyssa, la fondatrice. Mais Arabe de la plus haute extraction, je vibre aussi bien au rappel de Bagdad, la prestigieuse capitale d’Al-Mamūn ; je palpite à la mémoire de Cordoue, l’Omeyyade; j’adhère au Grand Maghreb, au Levant, à la partie culturellement utile du monde dit arabe. Au-delà de la Mésopotamie, je sais mais je ne sens pas.
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Telle est la Tunisie éternelle et nul n’a le droit de tronquer son histoire ou de lui imposer une quelconque date fétiche. L’Histoire fait fi des faits divers qui ont mal tourné et dénie à toute personne n’ayant pas les compétences requises le droit de se mêler de sémantique. Le désordre que nous avons vécu, début 2011, ne mérite pas le nom de révolution. Arrêtons de diffamer la terminologie. La révolution a de tout temps recouvré une orientation progressiste. Le salafisme est un contresens de l’évolution. Bien que venu d’autres climats, pour d’autres desseins, le printemps dit arabe nous fit rêver, quelque temps, de mille fleurs. Il n’en fut rien. Notre résilience est désormais notre seul appui.
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Laïc militant, risquant la dhimmitude, je garde mes fréquentations d’Orient et d’Occident, de Maarri à Voltaire, d’Aristote à Averroès, je lutterai toujours contre la servitude volontaire, complice de toutes les tyrannies et de toutes les croyances esclavagistes. Par-delà les souffrances des élites bousculées par la racaille, la Tunisie en a vu d’autres. J’ai la ferme conviction qu’elle ne tardera pas à se relever.
Abdelaziz Kacem
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Je partage tout à fait le point de vue de si Abdelaziz Kacem et Il important de le faire partager par l'ensemble des tunisiens.
Combien merveilleux et singulier est ce document aoûtien, Notre cher Abdelaziz Kacem! J'ai dégusté ce texte comme on siroterait une limonade en ces temps politiquement pestiférés et étouffants... J'ai aimé particulièrement l'aveu emphatique énoncé dans la conclusion. Je trouve l'écho de ma voix discrète de mon âme dedans et je vous sens plus et davantage porteur de ma propre identité multimillénaire....