Tunisie: Savoir dépasser le «tous pourris» pour vaincre la corruption!
Par Dr Mohamed Salah Ben Ammar - Mme Amel Aloui, mairesse de Tabarka, récemment élue, vit depuis quelques semaines une amère expérience qu’elle n’est pas prête à oublier de sitôt. Suite à une plainte, déposée par des citoyens, elle a été arrêtée et a dû passer quelques jours en prison. Les détails de l’affaire ne sont pas connus, elle aurait accordé abusivement une autorisation d’exploitation de parasols sur le domaine public et maritime, la plage en l’occurrence, à des handicapés ? A-t-elle tort ou raison ? La justice tranchera, mais à ce stade who’s next est la seule question qui mérite d’être posée. Depuis quelques années, un climat de suspicion généralisée et délétère à la vie démocratique règne. Une bonne majorité de tunisiens est convaincue qu’une grande partie des élites nationales est corrompue. Est-ce une conviction fondée sur des faits ou un sentiment qui trouve ses racines devant ce qui est perçu comme injustices par ceux qui n’ont pas eu les mêmes opportunités que celui ou celle qui a réussi ?
De quoi dépend l’honneur d’une personne ? D’un texte de loi inadapté ou d’une interprétation abusive du code pénal qui peut ouvrir les portes de l’enfer. La moindre signature, la moindre décision controversée peut amener un responsable devant la justice. Tous les cas de figures ont été vus. D’ex-ministres ou secrétaires d’État, banquiers, PDG, gouverneurs… Un beau tableau de chasse. Des fonctions qui ne donnent aucune immunité certes mais de là à se retrouver à faire la une des journaux et devant le pôle économique et financier il y a un monde. Soulignons tout de même le rôle des réseaux sociaux et d’une presse de caniveaux qui jouent le rôle de caisse de résonnance, le lynchage médiatique laisse des traces indélébiles. L’ambiance actuelle fait que tout lien d’intérêt peut être interprété par n’importe qui comme pouvant être source d’avantages indus. Dès qu’à un moment ou un autre, sous une forme ou une autre, le responsable est suspecté d’avoir voulu ou obtenu un avantage pour lui ou pour un tiers, le risque de plainte prend forme. Une signature de "trop" et hop vous êtes bon pour 6 ou 7 ans de procédures. La plainte peut provenir de partout, d'un subordonné mécontent, d'un concurrent qui n'a pas obtenu le marché, d'une personne téléguidée par un parti politique ou…même d’un règlement de compte du pouvoir en place. Des épreuves qui marquent à jamais une personne. Les gros titres de journaux, la rumeur, la famille qui souffre, quelques interrogatoires de 5 à 6 heures, les photos de face et de profil, les empreintes digitales…Première instance, appel et cassation... Il ou elle en sortira peut-être blanchi(e) un jour, mais dans tous les sens du terme. Aujourd’hui de peur d’avoir à subir ce chemin de croix plus aucun haut responsable n’ose plus prendre d’initiatives audacieuses.
Après le 14 janvier, la nouvelle liberté de parole a joué le rôle de prisme amplificateur dans les médias, il n’en demeure pas moins que la Révolution de 2011 n’a pas en la matière répondu aux attentes des citoyens. Elle n’a pas mis fin à la corruption, elle l’a même aggravée. L’indice de perception de la corruption de Transparency International montre que la Tunisie occupe aujourd’hui la 70ème place mondiale sur 180 pays, nous étions à la 43ème place en 2010. Ironie du sort la corruption qui a alimenté la révolte a proliféré. Nous devons tout de même rester lucides, avant janvier 2011 le mal avait atteint des niveaux inacceptables et était surtout généralisé, aucun secteur n’a été épargné, toutes les catégories sociales, toutes les professions, elle a pris toutes les formes possibles à tel point qu’elle était devenue parfois la norme.
Déjà du temps des Beys ou de Bourguiba et même de Ben Ali, des pseudo-campagnes de lutte contre ce fléau ont été menées. Une sorte d’accès fébrile régulier qui se calmait à chaque fois spontanément au bout de quelques semaines ou mois. Il ne faut pas être un génie en sciences politiques pour comprendre que la lutte contre la corruption a été le cheval de bataille de politiciens en difficulté avec l’opinion publique. Lave plus blanc que blanc est une posture qui peut vous aider à passer un cap difficile, mais un certain temps, seulement.
Encore une fois le mal est profond, chronique et généralisé, là n’est pas le sujet. Son instrumentalisation est problématique car malsaine. Dès la mise en place de l’ANC, de malins politiciens ont fait sur un mode quasi hystérique de la dénonciation des « corrompus » une antienne. Tous pourris, disaient-ils, ce faisant il favorisait, involontairement parfois, la corruption et c’est là que le bât blesse.
Soulignons au passage un aspect choquant de cette instrumentalisation. Faire croire que la lutte contre la corruption ne doit concerner que les puissants est une manipulation. Faire croire que les autres, ceux qui vous prennent 5 dinars pour vous laisser entrer visiter votre mère hospitalisée, ou pour vous délivrer un document, ceux-là sont des victimes est tendancieux. Certes ce n’est pas totalement faux, ils sont victimes de la pauvreté et des injustices sociales mais il n’en demeure pas moins que ce qu’ils font s’appelle de la corruption. De même on oublie que pour qu’il y ait corruption, il faut un corrompu et…un corrupteur…Mais on s’en prend rarement aux corrupteurs, ils sont perçus comme des victimes ou même parfois des héros.
Autre faille importante. Les lanceurs d’alerte sont perçus comme des délateurs ou des traitres. Rappelons que le lanceur d’alerte est « Toute personne […] qui révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, dans le secteur public ou privé ». La mise en place d’un cadre juridique et institutionnel qui les protège tarde à se mettre en place. Actuellement le droit tunisien ne comporte pas de lois spécifiques dédiées à la protection des lanceurs d’alerte.
Quand des têtes de puissants tombent, la rue se délecte, c’est une vérité universelle. Cela coule de source n’est-ce pas ? C’est « Des sangsues qui boivent le sang du peuple ». Staline, Mao, Pol Pot…en savaient quelque chose. A l’extrême pendant la révolution culturelle porter des lunettes faisait de vous un intellectuel, donc un ennemi du peuple et pouvait vous conduire dans des camps de rééducation ou pire à la mort.
La diabolisation des élites dirigeantes par la remise en cause systématique de leur probité et de leur engagement est un classique du genre. Leur stigmatisation est tellement facile. L’élite intellectuelle, les dirigeants et ceux qui réussissent sont des cibles idéales pour les populistes. L’histoire nous apprend que ce n’est pas innocent, à chaque fois une nouvelle classe dirigeante, plus corrompue que la précédente se mettait en place. Nous ne sommes donc pas les premiers ou les seuls au monde à avoir à traiter ce mal. C’est dire l’importance de le traiter autrement que par des effets d'annonces.
En 92 l’Italie a mené une opération d’envergure contre la corruption nommée « Mani Pulite » ; d’énormes scandales ont éclaté, des têtes politiques, des magistrats, des personnalités médiatiques sont tombés mais trente ans après le pays ne s’est pas encore débarrassés de ce mal.
Parce que la corruption est fille et mère d’injustices sociales, la combattre ne peut en aucun cas être abordée du côté moral ou éthique seul, ou dans la précipitation, elle a des déterminants sociaux profonds qu’il faut savoir identifier. A titre d’illustration seulement, l’économie de rente, les autorisations et licences, les procédures douanières, les obstacles administratifs sont autant de tentations corruptrices systémiques. Le chômage, la pauvreté, les leçons particulières que doivent payer aux enfants les familles, l’absence de couverture sociale correcte en matière de santé et bien d’autres dérives d’une société de consommation qui étale des richesses et fait croire qu’elles sont indispensables au bien être de chacun, bref autant de risques dérapages…dans les deux sens pour les bénéficiaires et les prestataires. In fine les deux seront perdants. C’est dire la complexité du sujet.
L’exploitation politicienne de ce thème est antidémocratique. C’est une évidence que notre fragile démocratie pour se consolider doit lutter efficacement contre la corruption, c’est-à-dire avec méthode. Les slogans ou les spectaculaires dénonciations publiques qu’elles soient vraies ou fausses ne débouchent jamais sur des solutions pérennes. Cette lutte nécessite de la pédagogie, des actions de sensibilisation dès l’école primaire, à tous les niveaux, institutionnel, sectoriel, régional et national, des structures et évidemment des textes normatifs clairs, simples et adaptés. Cela prend du temps et des moyens car la corruption à une infinie capacité d’adaptation.
Rien de plus facile que d’accuser un haut responsable. Chaque décision qu’il est amené à prendre peut faire par définition un mécontent. Sauf à ne pas agir mais des erreurs seront commises, peut-être est-ce le cas de la Mairesse de Tabarka ?
L'Instance nationale de la lutte contre la corruption (INLUCC) créée par le décret-loi cadre 2011-120 du 14 novembre 2011 n’a peut-être pas été à la hauteur des attentes, elle devait être remplacée par une instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption, mais depuis plusieurs mois tout le processus est gelée, l’ancien président de l’INLUCC a été démis de ses fonction et assigné à résidence un certain temps, depuis c’est le flou total. Il est urgent de corriger ce qui doit l’être pour qu’elle se remette au travail.
L’épée de Damoclès posée sur la tête de chaque dirigeant est dissuasive mais dans le mauvais sens, elle éloigne les meilleurs et les honnêtes gens, pire c’est une aubaine pour les corrompus et autres escrocs. Aujourd’hui il faut de l’inconscience, de la témérité pour s’engager dans la vie publique et c’est regrettable, car la nature a horreur du vide. Car servir ses concitoyens doit être le privilège des plus vertueux et doit rester un honneur suprême et non une prise de risque inconsidérée.
La lutte contre la corruption est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux politiciens. Un discours simpliste, pseudo moralisateur d’un mal sociétal aussi profond, n’est jamais innocent, il a à chaque fois discrédité la démarche et rendu toutes les approches méthodiques de la lutte contre la corruption inaudible.
Parce que la lutte contre la corruption est un des piliers essentiels de la démocratie, parce qu’il ne peut pas y avoir de développement juste et équitable dans un climat perverti par la corruption, parce qu’elle nécessite d’avoir des textes normatifs clairs et justes, parce qu’elle doit être l’affaire de spécialistes indépendants, parce qu’elle nécessite du temps et des moyens, et pour de milliers d’autres raisons, la lutte contre la corruption doit rester l’affaire de spécialistes et d’instances indépendantes. Elle ne doit en aucun cas être politisée.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar
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