Ons Jabeur, la valeureuse
Par Slaheddine Dchicha - Sans pour autant sous-estimer les changements provoqués par la promulgation (en 1956) et l’application (en 1957) du Code du statut personnel, ni minorer les transformations opérées par la généralisation de la mixité dans l’enseignement à partir du début des années 60, il n’en reste pas moins que hormis la classe supérieure et plus particulièrement une petite élite occidentalisée, la Tunisie profonde demeure peu ou prou traditionnelle, perpétuant ainsi des attitudes patriarcales comme la domination masculine, l’inégalité dans l’héritage, le harcèlement dans la rue et les transports publics, la violence conjugale, les féminicides…
A Star is born. Paradoxalement, cette Tunisie-là qui, une décennie après la révolution, se débat dans une grave crise économique et politique; cette Tunisie-là qui se vide de ses jeunes qui tentent l’émigration clandestine et la traversée de la Méditerranée au péril de leur vie; cette Tunisie-là qui voit ses enfants les mieux formés quitter à leur tour le navire pour exercer ailleurs leur talent de médecin ou d’ingénieur contre des salaires de misère… paradoxalement cette Tunisie-là ou tout du moins la plupart de celles et ceux qui restent, contraints ou par choix, semblent s’être unanimement donné comme icône Ons Jabeur, cette jeune femme, prodige du tennis mondial.
En effet, on peut affirmer sans aucun risque d’être démenti que la nouvelle star du tennis mondial Ons Jabeur est aujourd’hui la femme la plus populaire et la plus vénérée en Tunisie. A cela, différentes et multiples raisons et en premier lieu, bien sûr, le succès qui est d’autant plus éclatant et méritoire qu’il est reconnu à l’étranger. Cette notoriété internationale engendre la fierté nationale, voire chez certains le chauvinisme.
Son succès, outre les facteurs économiques et sociaux qui l’ont conditionné, est bien sûr dû à ses propres qualités physiques et morales, mais il est dû aussi à des déterminants singuliers qui se rencontrent dans tous les destins exceptionnels et chez tous les transclasses(*). En ce qui concerne notre championne, ce déterminant singulier semble être la passion de sa mère pour ce sport de prime abord élitiste et rare en Tunisie car nécessitant des équipements et des installations onéreux.
«La Ministre du Bonheur» . Outre les succès, les gestes techniques et les performances, ce qui attire et retient les sympathisants de Ons, ce sont ses qualités humaines. En plus d’être jeune et agréable à voir, elle est polyglotte, puisqu’en plus de l’arabe, sa langue maternelle, elle maîtrise l’anglais et le français. Cependant, ce côté moderne et libéré de sa personnalité ne l’éloigne ni de ses origines, ni de ses valeurs: elle reste attachée à sa famille et à la Tunisie, voire à l’Afrique et au monde arabe, à travers son mari, son entraîneur et son préparateur, tous Tunisiens. Cette fidélité, rare chez les transclasses, la rapproche de ses compatriotes qui peuvent ainsi s’identifier à elle tout en l’idéalisant comme «la femme moderne et émancipée» emblème de la «tunisianité». Alors que d’autres — très nombreux— la qualifient de «Ministre du Bonheur»
La Valeureuse. D’ailleurs, cette popularité revêt parfois un aspect presque mystique puisque certains la représentent en la dotant d’une paire d’ailes d’ange et les commentaires de ses compétitions et de ses performances ont parfois un parfum de superstition. Ainsi avant chaque match, les souhaits et les pronostics sont souvent accompagnés d’une sorte de prière et d’un appel à l’aide de Dieu («Inchallah») et lorsque la victoire n’est pas au rendez-vous, l’acceptation de la défaite s’apparente à une soumission à la volonté divine («Allah Ghaleb») qui rappelle les inscriptions que l’on peut lire sur certains murs d’Alhambra : «la Ghaliba illa allah».
Enfin, cette popularité dont jouit Ons Jabeur est peut-être paradoxale, comme il a été vu, mais elle n’est pas rare, puisque par le passé des femmes ont eu droit à une fascination semblable: Didon (la fondatrice de Carthage), Sayida Manoubia (XIIIe s ;), Aziza Othmana (XVIIe s.), Habiba Menchari (1929) et Habiba Msika (1920). A ces 5 valeureuses(**) retenues par Sophie Bessis, nous ajouterons volontiers Ons Jabeur.
Slaheddine Dchicha
(*)Les tranclasses, Chantal Jaquet, PUF, 2014, 240p, 19€
(**)Les Valeureuses, Sophie Bessis, Elyzad, 2017, 228p, 15€
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