Khemaies Jhinaoui: Face à des mutations profondes
Nous entamons au sein du Conseil tunisien des relations internationales (Ctri) un exercice exaltant et utile sur la place de notre pays dans le monde, les multiples défis auxquels il continue à faire face après une dizaine d’années de transition tumultueuse et difficile. La première session, sous forme de journées de réflexion (15, 16 et 17 novembre 2022), est significative. Alors que nous continuons de nous embourber dans nos difficultés internes, le monde autour de nous poursuit sa mutation à un rythme sans précédent. Nous vivons aujourd’hui des changements rapides et radicaux dans notre espace géostratégique et dans l’ordre mondial, hérité de la fin de la guerre froide.
Des tendances lourdes se confirment de jour en jour, mettant progressivement fin à trente ans de relative stabilité et annonçant un nouveau monde caractérisé par l’émergence de nouveaux pôles. La montée du populisme, la crise de la démocratie libérale représentative, le déclin du multilatéralisme et un regain de plus en plus récurrent du recours à la force comme moyen de règlement des conflits entre les nations.
Dans notre voisinage immédiat, les conflits chroniques perdurent et s’intensifient. L’intégration régionale est au minimum. L’UMA, notre espace naturel, est pratiquement gelée et l’Afrique subsaharienne, notamment la région du Sahel, est de plus en plus le théâtre de coups d’Etat, d’activités terroristes, et source d’instabilité pour toute la région et particulièrement pour la Tunisie.
L’Europe, notre premier partenaire économique, est désormais préoccupée par la guerre en Ukraine. Un conflit dont on connaît plus au moins la genèse et les causes, mais dont on ignore l’évolution et surtout l’issue. L’UE fragilisée par un conflit violent sur le sol européen se focalise sur son flanc Est et sur les retombées économiques et sécuritaires du conflit plutôt que sur sa stratégie extérieure et particulièrement sa politique de voisinage.
Une grande partie des ressources, prévue dans le cadre de cette politique risque d’ailleurs et en toute vraisemblance d’être déviée au renforcement de la sécurité communautaire et à l’effort de reconstruction de l’Ukraine et des pays touchés par la guerre. Plusieurs membres de l’Union font par ailleurs face à des crises économiques aigués, des taux d’inflation élevés et se mettent à revoir leur politique de défense et à y consacrer des budgets jamais vus depuis la seconde Guerre mondiale.
Nous assistons aussi à une montée de courants populistes xénophobes, et des changements répétitifs de gouvernements, mettant parfois en cause les fondements mêmes de l’Union, et sa capacité à surmonter ses divergences internes pour adopter une position unie face aux enjeux et crises que connaît le monde aujourd’hui.
La région Moyen-Orient et Afrique du Nord, secouée depuis longtemps par des crises profondes, connaît, quant à elle, des mutations profondes caractérisées par un net recul des Etats pivots traditionnels. Le glissement du leadership régional vers les pays du Golfe et l’émergence d’une nouvelle configuration géostratégique, où les pays non arabes (Israël-Turquie-Iran) exercent une influence directe sur les rapports interarabes et la politique intérieure de plusieurs pays arabes. La guerre en Ukraine a, en outre, consolidé le rôle des pays riches producteurs d’énergie dans l’échiquier régional, faisant d’eux des acteurs fondamentaux du nouvel ordre régional et des interlocuteurs incontournables des puissances étrangères au niveau de la gestion des crises et des conflits dans la région. Nous vivons donc un moment dangereux, où l’équilibre ancien est contesté, le nouveau n’est pas atteint et les risques de nouvelles tensions de guerre, voire de conflagration, sont palpables.
Dans un contexte régional et international aussi instable qu’incertain, la Tunisie continue à s’enfoncer dans une crise conjoncturelle et structurelle profonde : endettement, déficit commercial et budgétaire alarmant, facture énergétique et alimentaire en constante hausse, crise politique et sociale profonde et taux de chômage record, surtout parmi les jeunes. Enfin, un désintérêt de plus en plus évident de la communauté internationale pour à l’expérience démocratique tunisienne.
Face à la complexité de l’environnement international, à la compétition effrénée entre les nations, et aux risques réels de marginalisation qu’encourent les pays instables et peu enclins au changement, la Tunisie est appelée à reconsidérer profondément et urgemment ses politiques intérieures, la manière et le rythme avec lesquels elle appréhende sa transition et son action à l’extérieur.
Elle devra d’abord se doter d’une vision stratégique à moyen et à long terme, et entamer sans plus tarder une évaluation globale des expériences passées, relever les points forts et les faiblesses des politiques suivies et procéder à une révision totale de son approche de développement en libérant les énergies des jeunes, en s’ouvrant davantage sur le monde, en désenclavant les régions intérieures et en encourageant les réformes à tous les niveaux. Non seulement nous devons revoir notre système d’éducation, mais aussi procéder à la refonte totale de nos lois pour contenir le rôle de l’Etat dans sa fonction sociale et régalienne et favoriser l’initiative privée, l’ouverture et l’intégration de l’économie nationale dans l’économie mondiale, l’encouragement de l’innovation et la modernisation de l’infrastructure.
Aucune relance de notre action économique à l’extérieur n’est possible sans la révision de la réglementation de change et les lois régissant les activités de nos entreprises à l’étranger et sans une restructuration sérieuse de notre présence diplomatique dans le monde. Une meilleure coordination des institutions de promotion et d’encadrement de nos opérateurs sur les marchés extérieurs sous une seule autorité est nécessaire. Tout comme l’amélioration du réseau de transport aérien, maritime et terrestre liant la Tunisie aux principales capitales étrangères, notamment en Afrique, s’avère indispensable.
Géopolitique
• Radhi Meddeb (modérateur)
• Ahmed Ounaies
• Hakim El Karoui
• Sophie Bessis
• Karim Ben Kahla
• Hajer Gueldiche
• Abdessalem Ben Ayed
Géo-économie
• Mustapha Kamel Nabli (modérateur)
• Afif Chelbi
• Jalloul Ayed
• Ahmed El Karam
• Faouzi Elloumi
• Salah Hannachi
• Mondher Gargouri
Energie, eau et climat
• Amel Makhlouf (modératrice)
• Khaled Kaddour
• Mohamed Ennabli
• Mustapha Haddad
• Nejib Osman
Sécurité
• Moncef Baati (modérateur)
• Mahmoud Mezoughi
• Moncer Amri
• Nabil Smida
• Le pays doit en outre se doter d’une capacité de veille pour mieux suivre et cerner les changements rapides que connaît le monde, les mutations dans notre environnement régional et l’émergence de nouveaux pôles politiques, économiques et technologiques sur la scène mondiale.
Un suivi rapproché de l’évolution de la chaîne des valeurs, et une évaluation continue des avantages comparatifs dont dispose encore l’économie nationale par rapport aux pays concurrents permettront de jeter les bases d’une véritable relance de notre positionnement à l’échelle régionale et internationale. Bref, pour un meilleur positionnement stratégique, nous devons tenir compte des données de base de la géopolitique, à savoir la géographie, l’Histoire et nos Intérêts économiques et sécuritaires.
Mais il est aussi impératif de repenser le modèle de développement, d’entamer un effort tous azimuts de reconstruction du pays et d’œuvrer pour renforcer les institutions sérieusement secouées par 12 ans de mauvaise gouvernance, d’hésitation et de débats idéologiques stériles.
Dans cet effort de repositionnement stratégique, la Tunisie dispose d’atouts indéniables qu’il conviendrait d’identifier, consolider et mobiliser afin que le pays reprenne la place qui lui sied au double plan régional et international.
La transition en cours, politique, écologique, numérique et démocratique, représente autant de défis que d’opportunités pour notre pays. Il faudrait éliminer au maximum les menaces et saisir les opportunités pour reprendre notre place sur la scène internationale et poursuivre la construction d’un Etat de droit démocratique au service de tous les Tunisiens.
Nos journées de réflexion animées par des personnalités et experts de renom dans leurs domaines ayant une expérience confirmée, devront déboucher sur une feuille de route détaillée avec un programme de travail et s’étalent sur plusieurs mois. Elles offriront l’opportunité tout au long des deux prochaines journées de débattre des conditions d’un meilleur positionnement géostratégique de la Tunisie.
• Géopolitique: d’un point de vue géopolitique, devrons-nous changer d’orientation stratégique comme l’affirment certains Tunisiens pour nous rapprocher des pôles et puissances montantes ou doit-on raffermir davantage nos rapports avec nos partenaires traditionnels proches et lointains ? Comment relancer le projet Maghrébin ? Quid de l’état du monde arabe ? Quelle approche adopter pour renforcer notre présence sur le continent africain ?
• Economie: que faire pour relancer notre économie et quels sont les secteurs prioritaires ? Bref, comment reconstruire le pays et dans quelles conditions pour mieux le positionner au plan international.
• Changement climatique: la Tunisie appartient à une région sévèrement touchée par les changements climatiques. L’ONG Greenpeace affirme dans une étude publiée en septembre 2022 que la région Mena se réchauffe à un rythme deux fois supérieur à la moyenne mondiale. Elle fait face à un risque très élevé de pénurie d’eau et de nourriture. Un panel spécial sera consacré à la problématique de l’énergie, l’eau et les changements climatiques. Je rentre d’un séminaire organisé à Abu Dhabi où John Kerry, l’envoyé spécial du Président Biden pour le climat, a indiqué que les 7 plus grandes banques américaines ont l’intention de mobiliser un montant de 4.3 trillions de dollars pour financer des projets bancables liés au climat. Les Etats-Unis d’Amérique semblent décidés à associer les institutions financières multilatérales à cet effort en mettant à la disposition des pays en développement des crédits à des taux préférentiels pour financer la RD dans les secteurs non polluants, l’innovation technologique et la promotion des économies verte et bleue. Comment faire pour que la Tunisie-pays, profondément affecté par les changements climatiques, soit un pays pionnier dans ce domaine en tirant profit de la technologie et des financements prévus dans ce secteur?
• Sécurité: enfin il est difficile de songer à un repositionnement stratégique sans prendre en considération les menaces sécuritaires sur notre pays. Des menaces connues certes, telles que le terrorisme, le crime organisé, mais aussi de nouvelles menaces, qu’elles soient cybernétiques, environnementales ou informationnelles. Un panel sera animé par des anciens officiers parmi les meilleurs que compte notre pays et traitera de cette question et surtout de la situation dans le voisinage immédiat de la Tunisie au Maghreb et en Afrique subsaharienne ?.
Khemaies Jhinaoui
Ancien ministre des Affaires étrangères,
Président du Conseil tunisien des relations internationales (Ctri)
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