«Harka» de Lotfy Nathan: la jeunesse tunisienne entre peste et choléra
Par Slaheddine Dchicha - Une décennie après ce que certains nostalgiques de Ben Ali et de sa dictature appellent, avec un indécent mépris de classe, «la révolution de la brouette», un cinéaste américain d’origine égyptienne, Lotfy Nathan, nous transporte à Sidi Bouzid, lieu du déclenchement du «Printemps arabe», sur les traces de son héros, Ali. Ce double et/ou fantôme de Mohamed Bouazizi est magistralement incarné par la révélation de l’année, l’acteur franco-tunisien Adam Bessa, prix d’interprétation «Un Certain Regard» du festival de Cannes 2022.
«Harka», tel est malheureusement le nom du film. Malheureusement car «Harga» aurait été plus fidèle et surtout plus proche du double sens du mot arabe: «émigrer clandestinement en brûlant les frontières et les papiers d’identité» ou bien «s’auto-immoler» en un geste de défi et de désespoir politique, et surtout il aurait évité toute confusion et tout rapprochement avec l’excellent film de Philippe Faucon «Harkis» qui est sorti en salles au même moment et qui, faut-il le préciser, traite de tout autre chose.
Cette parenthèse sémantique faite, revenons à ce film qui ne peut pas être plus actuel étant donné d’une part la tragédie qui s’est déroulée il y a peu au large de Zarzis, d’autre part, le récent bras de fer diplomatique entre la France et l’Italie à propos du navire humanitaire «L’Ocean Viking».
Harka nous permet de faire la connaissance d’Ali, un jeune comme la Tunisie en compte des millions. La vingtaine, issu d’une famille pauvre, il a un frère aîné, Skander, et deux sœurs cadettes, Sarra et Alyssa, qu’il a quittés depuis trois ans pour vivre dans une maison inachevée et abandonnée. Il est déscolarisé, pratiquement illettré et sans diplôme. Cependant, il a un projet : partir… en Europe. Et en attendant, il vend de l’essence de contrebande pour survivre et pour rassembler la somme nécessaire au départ. Mais après la mort de son père et l’éloignement de son frère aîné, son départ est quelque peu compromis par l’obligation où il se trouve de prendre en charge ses sœurs et de rembourser les dettes héritées de son défunt père.
Ce pauvre jeune qui a cumulé tant de handicaps se trouve aux prises avec tous les obstacles et les travers de la société tunisienne. L’injustice et le mépris de classe, la corruption généralisée, l’arbitraire et le racket de la police, le laxisme et la désinvolture de la bureaucratie…
Mais, taiseux, il endure en silence, hormis les quelques fois où il explose en déversant un flot d’insultes, d’obscénités et de blasphèmes, du reste comme la plupart des jeunes Tunisiens en pareille situation. Mais à force d’endurance, à force de désespoir et d’impuissance, il perd la raison et bascule dans une folie suicidaire…
Une analyse saisissante de la société tunisienne, une radiographie minutieuse des maux de sa jeunesse qui se trouve face à une «double impasse», pour emprunter un titre à Sophie Bessis.
Le choix est entre Harka ou Harga ! dans l’indifférence générale!
Un film à voir et à revoir pour comprendre la tragédie de Zarzis et, plus généralement, ce phénomène humain qui ne cesse de s’amplifier et de se mondialiser, l’émigration clandestine, la «Harga», qui reste pour beaucoup de nos semblables l’alternative à la mort que l’on se donne, l’autre «Harga».
Slaheddine Dchicha
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