Abdelaziz Kacem - En guise de vœux pour 2023: Florilège pour un exorcisme
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Douze ans d’errance et d’écueils. On sait maintenant ce que l’expression «tomber de Charybde en Scylla» veut dire. Et ce n’est pas fini. À trop durer, la crise finit par atteindre le point encore vierge de nos valeurs. Le cœur n’est pas à rire, mais il faut faire bonne figure, pour exorciser le désastre. Et serait-ce grandiloquent, pour un intellectuel, de chuchoter à l’oreille de la patrie blessée : «Je suis à ton chevet» et d’offrir aux démunis du langage des mots à mettre sous la langue ? En ces temps de disette, à court d’étrennes, le poète s’exclame :
خيْرُ ما يُهْدَى الأغاني في زمانٍ لا يُغَنِّي
Quel cadeau qu’un refrain en des temps sans romance.
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Voici venu le nouvel an. Impérieusement, immanquablement, Mutanabbi (915-965) s’invite à la fête:
عيدٌ بأيَّةِ حالٍ عدْتَيا عيدُ بما مضَى أمْبأمرٍ فيك تجديدُ
Te revoilà Aïd mais quel est le présage ?
Le statu quo ou est-ce un nouvel ajustage ?
Cela ne m’empêche guère d’offrir ici aux lecteurs de Leaders des bribes de la grande poésie arabe, des envolées, des pépites, des sagesses, des ripostes avec leur transposition en langue et métrique françaises.
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Les bons hégiriens, ceux que le sigle J.-C. dérange, ne sont pas concernés. Je les laisse à leur année administrative. Ils vont rivaliser de congratulations dévotement théologisées. Or les comprécations et les imprécations, ce n’est pas mon fort. Mon propos s’appelle «le dire» et l’esthétique qui va avec. Ceci est un bouquet hors printemps arabe, en avant-goût d’une anthologie bilingue à venir et en hommage à l’arabité si malmenée par les siens et par les autres.
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Le 18 décembre dernier, l’Unesco a fêté la Journée mondiale de la langue arabe en hommage à sa «contribution à la civilisation et à la culture de l’humanité» et en commémoration du 18 décembre 1973, date à laquelle l’arabe est reconnu par l’Assemblée générale comme langue officielle des Nations unies. Ladite Journée mondiale, elle, a été instaurée en 2012. Cette célébration est la meilleure réponse à l’extrême droite européenne qui confond l’arabe, l’islamisme et le terrorisme, ainsi qu’aux indigénistes locaux qui déblatèrent sur la langue de Jahidh tels des dragueurs rageant contre la belle qui leur aurait refusé ses faveurs.
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J’ai d’abord une pensée émue, une prière attristée pour ces centaines de jeunes engloutis par la Mare nostrum au large de Lampedusa. J’ai aussi un conseil, une supplique aux centaines de milliers de nos enfants qui rêvent, contre vents et marées, au propre plus qu’au figuré, de gagner l’illusoire Eldorado : restez chez vous, maîtrisez cet invincible désir de départ, ce mal chronique est très ancien. Écoutons le poète ‘Amr ibn al-Ahtar (m. 677) :
لعمْرُكَ ما ضاقتْ بلادٌ بأهْلِها ولكنَّ أخلاقَ الرجالِ تضيقُ
Jamais, pour ses enfants, pays n’est trop étroit
Mais l’humeur des humains étouffe quelquefois
Écoutons Abou Tammâm (803-845), le fier, le maître du verbe qui claironnait:
عَليَّ نَحْتُ القوافي مِنْ مَعادِنِها وما عَليَّ إذا لمْ تَفْهَم البَقَرُ
Il m’échoit de sculpter mes vers en leur nickel
Peu me chaut de rester incompris du cheptel
Plus nostalgique et tendre, pour le sujet qui nous préoccupe, il nous rappelle:
نقِّلْ فؤادَكَ حيثُ شئْتَ منَ الهوى ماالحبُّ إلا للحبيبِ الأوَّلِ
كمْ منْزِلٍ في الأرضِ يأْلفُهُ الفتى وحنينُهُ أبدًا لأوَّلِ منْزلِ
Tu as beau balader ton cœur de flamme en flamme
Il n’est d’amour que pour le tout premier aimé
À maints logis s’attache un homme et à jamais
Au tout premier chez soi il voue son vague à l’âme
Et me saute à l’esprit un vers qui résume la vanité des quêtes et des conquêtes, celui où le prince des poètes jahilites, Imru’u l-Qays (520-565), conclut:
لقدْ طَوَّفْتُ بالآفاقِ حتَّى رضِيتُ من الغنيمةِ بالإيابِ
J’ai longtemps parcouru des horizons sans nombre,
Avec, pour seul butin, un retour sans encombre.
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Depuis plus d’un an, pour déjouer le débilitant blablabla médiatique, j’ai fait un vœu de silence, un silence au sens où l’entendait Abou al-‘Alā’ al-Ma‘arrī (973-1057):
أوْجَزَ الدهْرُ في المَقالِ إلى أنْ جعلَ الصمْتَ غايةَ الإيجازِ
Dans son allocution le temps est si concis
Qu’il a fait du non-dit l’acmé des raccourcis
Un silence que je suggère à toutes les victimes de l’insignifiance. Il nous permet de replonger au plus profond des fondamentaux. Relire la poésie arabe, c’est retrouver la riposte à toutes les veuleries, les méchancetés, les mesquineries humaines toujours recommencées. Du Moyen âge à nos jours, les Arabes disposent, à cet égard, de tout un arsenal de vers-médailles qu’ils citent à bon escient. L’un des maîtres, en la matière, est sans conteste Abou al-Tayyib al-Mutanabbi, si souvent cité par Bourguiba après bien d’autres personnages de premier plan, tel l’empereur du Saint-Empire romain germanique et roi de Sicile, Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250). Polyglotte, ce dernier parlait, dit-on, au moins six langues : le latin, le grec, le sicilien, le normand, l’allemand et parfaitement l’arabe. Dans sa correspondance, il aimait à citer ce vers que Mutanabbi lançait à Sayf al-Dawla, avant de quitter Alep, le cœur serré :
إذا تَرَحّلْتَ عن قَوْمٍ وَقَد قَدَرُوا أنْ لا تُفارِقَهُمْ فالرّاحِلونَ هُمُ
Si tu quittes des gens qui rien ne font/
Pour bloquer ton départ
Ce sont eux qui s’en vont /Ce n’est pas toi qui pars
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J’ai donné, il y a quelques années, à la faculté de Droit de Toulon, une conférence sur les raisons des échecs répétés du dialogue Orient/Occident. J’ai cité Frédéric II, son engouement pour la culture arabe en général et pour Mutanabbi en particulier. Pour conclure, j’ai choisi de jouer sur le pathos. « Par sa désinvolture, sa surdité eu égard à nos souffrances et doléances, dis-je, l’Occident a cumulé auprès de nos peuples des rancœurs insoutenables. Je suis votre ami, je vous quitte, empêchez mon départ ! » Il me souvient du frisson qui passa dans la salle.
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De Mutanabbi, encore. Contre ses détracteurs, ces professionnels de la médisance et de la dépréciation jalouse, il disait:
ومنْ يكُ ذا فمٍ مرٍّ مريضٍ يَجِدْ مرًّا به الماءَ الزُّلالاَ
Celui-là dont la bouche est amère et fétide
Trouvera bien amère une eau douce et limpide
Ou ceci:
وإذا أتَتْكَ مذَمَّتي مِنْ ناقصٍ فهيَ الشهادةُ لي بأنِّيَ كامِلُ
Le minus qui viendrait offenser mon honneur
Ne ferait qu’attester ma parfaite grandeur
Mais la vie, la vie politique, surtout, les revers nous imposent, souvent et à tous les niveaux, des liaisons indésirables, un inconfort que Mutanabbi ramasse ainsi:
ومنْ نَكَدِ الدنيا على الحُرِّ أنْ يرى عَدُوًّا لهُ ما مِنْ صداقتِهِ بُدُّ
Pour un homme bien-né / C’est dur d’être amené
À traiter en ami / Son mortel ennemi.
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Nous vénérons, à juste titre, Abou al-Qasim Chabbi, nous avons fait de sa « Volonté de vivre » une maxime, une référence, un hymne:
فلا بُدَّ أنْ يستجيبَ القدرْ إذا الشعبُ يومًا أرادَ الحياة
Si le peuple un jour veut la vie
Force est au destin d’obéir
On oublie que pour l’avoir proclamé, il a été vilipendé, excommunié par les intégristes de son temps. Le destin étant dans l’exégèse de nos ulémas de pacotille l’un des noms de Dieu.
Excédé, le poète réagit:
منْ جاشَ بالوحْيِ المُقدَّسِ قلبُهُ لمْ يحْتَفِلْ بحجارةِ الفُلَتَاءِ
Celui-là dont le cœur vibre au souffle sacré
Ne fera aucun cas des cailloux des tarés
Mais à la fin, qu’est-ce que le peuple ? Un slogan galvaudé ? Un moteur, un carburant du populisme ? Chabbi n’en était pas dupe:
أيـُّها الشعْبُ! أنـتَ طفْلٌ صغـيرٌ لاعـبٌ بالترابِ والليلُ مُغْسِ
أنـتَ في الك ونِ قوةٌ، لم تَسُسْها فكـرةٌ عبقـريةٌ ذاتُ بـــأسِ
Ô peuple, tu n’es qu’un gamin jouant, vautré
Dans la poussière au sein d’une nuit obscure
Tu es dans le cosmos une force une armure
Qu’aucune grande idée n’est venue encadrer
Mais à la fin des fins, l’homme, qu’est-ce ? Une passion inutile (J.-P. Sartre) ? Ou une créature asservie à d’irrépressibles instincts ? C’est ce à quoi aboutit al Maarri, il y a mille ans, au bout d’une colossale réflexion sur la condition humaine:
وأشْرفُ منْ تَرى في الأرضِ قدْرًا يعيشُ الدهْرَ عبْدَ فَمٍ وفَرْجِ
L’homme, ici-bas, si éminent que soit son rang,
S’aliène au sexe et à bouffer, la vie durant.
Seule la culture nous sauve et nous attire vers le haut. Ces lignes prétendent y contribuer. Bonne année ! Puissiez-vous préserver votre intelligence.
Abdelaziz Kacem
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Merci pour cette si belle composition Meilleurs vœux
je suis toujours a l'affut des articles de SI ABDELAZIZ, une des rares personnes de culture franco arabe qui nous tire vers le haut. MERCI
Merci, M. Abdelaziz Kacem, pour ces articles de qualité, écrits dans un français élégant - qu'on ne retrouve même plus dans la plupart des journaux français envahis par la médiocratie générale -, en plus d'un bilinguisme qui vous fait assumer autant votre langue que le français. .
Si Abdelaziz KACEM, je me réjouis, tout en vous (re)découvrant, de lire la puissance d'évocation des divers extraits de poésie arabe (au sens large du terme!) que vous nous proposez ! ...alors chuchotant aussi du René CHAR à "l'oreille de la patrie blessée": "L'inaccompli bourdonne d'essentiel" ou bien encore : " L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant" Bien à vous. Pierre Sélim LEBRUN