Mohamed-El Aziz Ben Achour: L’Espagne musulmane
Davantage sans doute que le mot Andalousie, un titre tel que “l’Espagne musulmane” évoque tout à la fois une épopée, une confrontation, une civilisation, une reconquête et une tragédie.
A l’origine de cette présence dans la Péninsule ibérique, il y eut l’épisode remarquable d’une avancée triomphale de combattants du djihad venus d’Orient mais surtout du Maghreb, franchissant en l’an 711 le détroit qui allait désormais et pour toujours immortaliser le nom de leur chef, le général omeyyade Tàriq Bin Ziyàd : Gibraltar, Jabal Tàriq. Les Wisigoths sont écrasés en juillet et l’offensive musulmane s’étend aux terres intérieures et à la Gaule méridionale. En octobre, Cordoue et Tolède sont prises, en 712 et 713, Séville, Mérida, Barcelone et Saragosse tombent. En 715, c’est au tour de Narbonne, et Toulouse est attaquée en 725. Carcassonne capitule en 725 et en 734, Avignon est occupée.
Cette épopée prit aussi la forme cruciale d’un affrontement armé entre l’Islam et la chrétienté. Ripostes et contre-offensives se succèdent. En 732, Charles Martel arrête une colonne musulmane à Poitiers. Les troupes arabes se replient à Narbonne et sa région jusqu’en 759 lorsque Pépin le Bref, roi des Francs et fils de Charles Martel, les chasse de Septimanie (région de Narbonne). Son fils, le fameux Charlemagne, assiège Saragosse en 778. En 785, Gérone en pays catalan et, en 801, Barcelone tombent aux mains des Carolingiens. En 856, elle est reprise par les Musulmans.
Épopée aussi que celle de ‘Abd el Rahman 1er Al Dakhil, le “Faucon des Qoraichites”. Ce prince de l’illustre dynastie omeyyade de Damas, rescapé du massacre perpétré par les Abbassides, parvient à rejoindre l’Espagne et, s’installant à Cordoue, y fonde en 756 le royaume omeyyade d’Espagne. A partir de 929, les émirs prirent le titre de califes. Et dès lors, trois califats se partagèrent le territoire de l’Islam. Celui de Bagdad, celui des chiites fatimides de Kairouan puis du Caire et celui de Cordoue. Épopée enfin que celle, aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, des empires berbères almoravide puis almohade, jaillis du Maghreb extrême. Venus successivement à la rescousse dans la Péninsule - ou en d’autres termes, Al Andalus - , ils réussirent à réunifier sous leur autorité l’Espagne musulmane, bénéficièrent de sa civilisation et retardèrent l’avancée des armées chrétiennes.
Al Andalus, dont l’origine du nom demeure obscure, c’est, bien entendu, le territoire où les conquérants musulmans s’installent durablement. Au temps du califat omeyyade, il comprend la quasi-totalité de la péninsule : l’actuel Portugal avec ses deux grands districts (Al Thaghr al Adna et Gharb al Andalus) et, en Espagne, l’Andalousie, l’Estrémadure, la Manche et la Nouvelle Castille- moins le quart nord-ouest, c’est-à-dire la Castille et la Galice et les régions les plus septentrionales. Les trois grands pôles étant la vallée du Guadalquivir autour de Cordoue et Séville, la vallée de l’Ebre et Saragosse, et la région de Tolède.
En ce qui concerne la population, ici comme en Orient, comme en Afrique du nord, les conquérants garantissent aux non-musulmans la sécurité, la liberté du culte, le maintien des usages et des tribunaux de l’Évêque et du Rabbin. En contrepartie, ces communautés sont soumises à des contraintes et interdictions prévues par la charia et au versement d’un impôt spécial, la jizya. Les compétences des juifs et des chrétiens étaient reconnues et mises à profit, leur aptitude aux arts manuels et au commerce encouragée. Le statut de dhimmi (protégé) ne constituait pas un obstacle à la réussite politique et bien des juifs de Cordoue et de Grenade évoluaient dans les hautes sphères du pouvoir. Ces communautés non musulmanes devinrent cependant rapidement minoritaires. Des populations entières s’arabisèrent et s’islamisèrent. Dans toutes les régions conquises, et qui étaient le foyer de religions et de croyances anciennes, ces amples conversions ne cessent de susciter la curiosité des historiens. Parmi les causes de divers ordres, il faut sans doute retenir l’attrait d’un message monothéiste clair et auréolé de victoires. Il y avait aussi l’attrait d’une participation aux campagnes militaires et la perspective du butin. Il y avait surtout un grand intérêt à s’intégrer puisque les nouveaux convertis ne souffraient pas d’ostracisme. Au plan strictement religieux, il a pu s’agir, dans le cas des chrétiens, d’une faiblesse de la christianisation. On sait en effet que les églises d’Occident étaient alors plus faiblement encadrées et moins cultivées qu’en Orient. Pour les Israélites, les dissensions entre écoles ont pu lasser un certain nombre de fidèles.
Ce qu’il convient de souligner, c’est que, en ces temps de précarité et de violence durant lesquels les hommes étaient plus impressionnables et prompts à voir dans la réussite militaire et la suprématie politique des signes de la bénédiction céleste, la conversion était davantage dans l’ordre des choses qu’on ne l’imagine aujourd’hui.
Bien entendu, et, à juste titre, Al Andalus évoque, aux yeux de tous, une civilisation brillante. Car l’Espagne musulmane fut longtemps le foyer d’un remarquable essor de la pensée, des sciences et des arts qui s’épanouissaient dans des villes à la population nombreuse, au commerce et à l’artisanat prospères. Cordoue, Tolède, Séville comptaient ainsi parmi les villes les plus actives et les plus opulentes du monde. A l’origine de cet épanouissement de civilisation, se trouve le mécénat des califes de Cordoue (929-1031) puis des émirs de Séville, de Tolède, de Saragosse et plus tard de Grenade. Protecteurs des arts et des lettres, amis des savants, ces princes de l’Islam finançaient aussi les lieux de savoir et d’abord les bibliothèques. Celle de Cordoue comptait, dit-on, quatre cent mille volumes.
Un autre fondement de la civilisation hispano-musulmane était constitué par le principe de tolérance érigé en vertu de gouvernement, en support essentiel de la relation entre le pouvoir et la société. Rarement dans l’histoire de l’humanité, trois grandes religions purent ainsi cohabiter; rarement dans l’histoire, musulmans, juifs et chrétiens, réunis dans un même territoire, purent féconder avec autant de succès leurs capacités intellectuelles et leurs talents artistiques. Le judaïsme, par exemple, connut en Al Andalus durant cinq siècles une vie intellectuelle et culturelle brillante, réussissant ainsi “une heureuse combinaison de grandeur sacrée et profane, d’humanisme et de ferveur religieuse.”Aujourd’hui encore, deux noms incarnent l’essor de la philosophie et la théologie hébraïques en terre musulmane: Salomon Ibn Gabirol ( Malaga vers 1020 - Valence, 1057) et l’illustre Cordouan Moshe Ben Maymoun- connu en français sous le nom de Maïmonide - (1138-1204).
Les chrétiens, eux aussi, bénéficiaient de cette culture de la tolérance. Ils étaient autorisés à se réunir en assemblées, à utiliser les langues romanes et à entretenir des contacts avec leurs coreligionnaires du nord.
Cette atmosphère d’épanouissement intellectuel, les penseurs musulmans contribuèrent puissamment à l’entretenir. Ils jouèrent un rôle déterminant non seulement dans l’étude de l’héritage grec mais aussi dans les progrès de la réflexion philosophique et des sciences. La latinisation du nom de certains d’entre eux témoigne de leur grande réputation dans les milieux savants de l’Occident chrétien. Ibn Bàja (Avempace), philosophe, astronome, musicologue, né Saragosse vers 1080, mort à Fès vers 1138, laissa une œuvre qui marqua tout le Moyen Age. Ibn Zohr (Avenzoar), le Sévillan (1073-1091), médecin dont la famille compta cinq générations dans cette discipline, était un philosophe et un compositeur de musique ; et bien entendu, Ibn Roshd (Averroès)(1126-1198), théologien, fils de théologien et philosophe, brillant commentateur d’Aristote qui fut peut-être, selon l’historien Juan Vernet, “l’Espagnol qui, dans toute l’histoire, laissa l’empreinte la plus profonde sur la pensée humaine”. Citons aussi Abou Bakr Ibn Toufayl ( connu en Occident sous le nom d’Abubacer) (Cadix,1110- Marrakech,1185), médecin, philosophe auquel on doit le roman philosophique Hay Ibn Yaqdhan, astronome et soufi.
La civilisation d’Al Andalus, comme celle de l’Orient musulman à la même époque, avait permis l’essor des sciences. Les villes étaient autant de foyers où s’épanouissaient les mathématiques, l’astronomie la médecine, la physique, la géologie, la zoologie, la botanique et, puisqu’on est au Moyen Age, l’astrologie et les sciences occultes. L’érudition religieuse et juridique n’était pas en reste et nous ne citerons ici que les noms d’Ibn Attiya (1088-1146), commentateur avisé du Coran et Ibn al Arabi, l’immense penseur soufi, né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240.
L’activité scientifique maintint sa vigueur jusqu’au début du XIIIe siècle mais déclina brutalement après le désastre almohade face à une puissante coalition d’États chrétiens, les Templiers et les Hospitaliers, à la bataille de Las Navas de Tolosa - Al Uqàb, le 16 juillet 1212).
Ce qu’il convient de souligner, c’est que philosophes et érudits, qu’ils fussent musulmans, juifs ou chrétiens, parlaient, pensaient et écrivaient en arabe qui s’imposa comme langue de science et de culture. Ainsi, le clergé continuait d’officier en latin mais l’arabe était sa vraie langue de culture et bien des textes écrits par des évêques l’étaient dans cette langue.
Les lettres brillaient de mille feux, dominées par le profil classique de l’adib polygraphe et parfois aussi vizir tel Ibn Hazm (994-1064) et Ibn Zaydoun (1003-1071). La musique, régénérée par Ziryab, venu de Bagdad, est à l’origine du patrimoine classique du Maghreb.
L’essor remarquable des villes et la magnificence des princes donnèrent à l’architecture une place de choix. Deux monuments universellement connus témoignent du brillant apport d’al Andalus au patrimoine de l’humanité. La mosquée de Cordoue édifiée par Abd al Rahman Ier de 786 à 788, a connu, jusqu’au Xe siècle, divers agrandissements et embellissements. A propos de cet édifice magnifique, le grand spécialiste de la civilisation musulmane André Miquel écrivait : “La mosquée de Cordoue est un des quatre ou cinq monuments qui de par le monde, nous disent, précisément dans son mystère, le sacré.” Dans un tout autre registre mais tout aussi sublime, nous trouvons l’Alhambra de Grenade. Cet ensemble architectural, construit par les derniers émirs d’Espagne, les Nasrides (1238-1492), se rattache à la tradition des résidences royales à la fois forteresse et palais agrémentés de jardins savamment agencés. Chant du cygne de la présence musulmane en Espagne, l’Alhambra est, selon le mot de l’écrivain franco- espagnol Michel del Castillo, «l’expression non plus d’une puissance mais d’une nostalgie».
En matière d’arts décoratifs et d’artisanat de luxe, l’apport d’Al Andalus est considérable. Le prestige de ce patrimoine était tel que son modèle se perpétua dans l’Espagne reconquise sous le nom d’art mudéjar, dont le meilleur exemple est celui de l’Alcazar de Séville construit, dans sa version définitive en 1364, par le roi Pedro Ier de Castille. Le vocabulaire architectural et décoratif de l’Espagne musulmane est encore vivace aujourd’hui au Maghreb ainsi que dans la péninsule ibérique.
Assez tôt cependant, sur le bel édifice de la civilisation musulmane d’Espagne, des fissures apparaissent et s’aggravent. Al Andalus était, malgré tout, un monde oriental avec ses grandeurs et ses faiblesses, en particulier, la complexité de la mosaïque des peuples faite d’Arabes, de Berbères, de musulmans, de chrétiens, de juifs, de convertis et d’esclaves slaves et africains.
A cela, il faut ajouter les conflits entre clans et lignées dynastiques. Sans doute, le poids devenu excessif des villes contribua-t-il à fragiliser l’édifice. En 1031, le califat de Cordoue s’effondre, laissant le champ libre aux dissensions et aux rivalités. Entre 1012 et 1039 apparaissent plusieurs principautés dont les chefs (reyes de taifas) s’installent à Grenade, Malaga, Séville, Badajoz, Saragosse. Une vie culturelle et intellectuelle s’y maintient mais l’Islam est désormais privé d’unité politique et de puissance militaire face à une reconquête chrétienne inexorable menée par les souverains catholiques de Castille et d’Aragon. Face à cette pression accrue, Al Andalus ne dut son salut qu’à l’intervention des Almoravides puis des Almohades. Ce ne fut qu’un sursis, car la défaite de 1212 ouvre la voie à la reconquête totale. Entre 1230 et 1260, le Sud tombe et Al Andalus est réduit au petit royaume nasride de Grenade jusqu’à la chute finale de ce dernier bastion en 1492. L’Islam vigoureux combatif, capable d’affronter les débuts de la modernité du monde, était désormais incarné par la Turquie. L’Empire ottoman devenait ainsi, et pour longtemps, la vraie menace pour la chrétienté.
Cette reconquête par les chrétiens espagnols - la Reconquista - fut, il faut le souligner, une entreprise de longue haleine commencée au VIIIe siècle et allait s’étaler sur huit siècles. Toutefois, malgré leur caractère spectaculaire et décisif, ses manifestations militaires ne constituent qu’un aspect de ce mouvement de vaste ampleur. Aussi les victoires sur le champ de bataille ne doivent pas occulter les efforts politiques et intellectuels mis en œuvre par les souverains catholiques. La volonté politique consistait en une mobilisation des sujets pour l’unification du royaume et le triomphe du christianisme. Tout cela était accompagné d’un long et patient travail d’assimilation et d’intériorisation du savoir accumulé dans Al Andalus. Commencé au Xe siècle, un immense travail de traduction de l’arabe vers le latin d’œuvres philosophiques et scientifiques fut entrepris. Ce sont les traducteurs des villes reconquises de Barcelone, de Tolède, de Tarazona qui ont permis le passage en Europe médiévale de l’héritage grec redécouvert par les Arabes.
L’encouragement au savoir et à l’étude était le fait des princes mais aussi du pouvoir ecclésiastique. Les centres d’enseignement se multiplient et l’université de Salamanque est fondée en 1218. A chaque avancée territoriale, se renforce le réseau des érudits et s’enrichit le patrimoine intellectuel de l’Espagne catholique. Inspirée du modèle musulman, une culture de la tolérance était même mise en œuvre dans les États de la Couronne d’Aragon.
Malheureusement, à partir de la chute de Grenade, la Reconquista évolua progressivement vers une tragique intolérance. Les juifs sont expulsés dès cette date. Les musulmans, malgré quelques mesures garantissant la liberté religieuse, furent rapidement soumis à des mesures poussant à la conversion. A la fin du XVe siècle, la répression prend de l’ampleur. A partir de 1500, des édits souverains obligent les musulmans à se convertir au christianisme ou à partir. Début 1527, l’islam cesse officiellement d’exister. Progressivement, sous la férule du tribunal de l’Inquisition (créé en 1478), se mit en place l’arsenal de la délation, de la répression et de l’exclusion. Le reproche d’être de “sang impur” fut adressé aux juifs d’abord puis aux Moriscos, descendants des familles musulmanes. Enfin, sous la pression des milieux politiques et religieux, s’imposa à l’Autorité royale l’idée d’une expulsion de tous les Morisques de la terre d’Espagne. Entre 1609-10 et 1624, quelque 275.000 personnes quittèrent la terre de leurs ancêtres, privant la péninsule d’un nombre incalculable de compétences dans divers domaines pour le plus grand profit des pays d’accueil dont la Tunisie.
De cette rapide évocation d’une présence musulmane de huit siècles et de la victoire chrétienne qui, dans un premier temps, sut mettre à son profit le patrimoine de civilisation arabe qu’abritaient les villes conquises, retenons que pour une nation vaincue ou un peuple ou une culture, la reconquête ne peut être la recherche exclusive d’un affrontement armé. Elle est d’abord une conquête de soi, c’est-à-dire un long travail de relèvement politique et culturel qui passe obligatoirement par une assimilation bien comprise et un transfert réussi de l’apport scientifique et intellectuel des civilisations dominantes. Retenons aussi que si l’héritage d’Al Andalus nous enseigne que la tolérance est un puissant facteur d’épanouissement d’une civilisation brillante, l’Espagne intransigeante de l’Inquisition et de l’expulsion des juifs et des musulmans prouve à quels drames humains et à quels risques de régression peuvent conduire les funestes options de la pureté du sang et de l’exclusion de la différence.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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Intéressant. L'auteur pourrait il nous recommander quelques ouvrages de référence? Merci.