Opinions - 23.01.2023

Skander Ounaies - Tunisie: des choix erronés et une année 2023 porteuse de risques majeurs (1)

Tunisie: des choix erronés et une année 2023 porteuse de risques majeurs

La Tunisie vit actuellement une période très incertaine à tous points de vue. En effet, on a assisté, d’une part, à des «élections» législatives (1er tour) le 17 Décembre 2022, avec un taux d’abstention record quasi mondial, avec 8,8 % de votants, soit prés de 805.000 personnes, sur prés de 9 millions d’électeurs, même si la «correction» intervenue plus tard (11,22%) ne change en rien la donne, à savoir des élections en trompe-l’œil. D’autre part, le report (un euphémisme diplomatique), sine-die, appliqué le 14 Décembre, par le Fonds Monétaire International (FMI), à l’examen du dossier  de la Tunisie, pour un  crédit de 1,9 milliards de dollars sur 4 ans, vient renforcer un climat général lourd d’incertitudes. 

Un bilan économique et social désastreux depuis l’année 2012

A partir de l’année 2012, première année post-révolution, une succession d’«erreurs» va aboutir à la situation économique et sociale, très critique, actuelle. Ainsi, trois faits majeurs, vont plomber la dynamique du pays, à savoir la «compensation» pour les victimes de l’ancien régime estimée par le Ministère des Finances à 1 milliard d’euros, pompé directement en 2012, sur le budget de l’Etat, ensuite  l’introduction du terrorisme dans le pays, au vu et au su de nos partenaires économiques et politiques au niveau international, avec de graves  conséquences économiques (impact négatif sur le tourisme, secteur clé pour le pays en termes de rentrée de devises). Enfin, dernier élément, l’embauche dans la fonction publique de près de 200.000 personnes  sans aucune formation, et pour la plupart sans concours, mais membres des partis au pouvoir. A cela, s’ajoute l’erreur monumentale de «politique» économique, qui a consisté à considérer que la Tunisie subissait un choc de demande, alors qu’en réalité, il s’agissait d’un choc d’offre. Il en résulte qu’il fallait agir du côté  des entreprises, par une politique de soutien à la compétitivité en subventionnant certains coûts, par exemple et de manière momentanée, alors que ce qui été appliqué, à tort,  avec une  augmentation des salaires aura deux effets négatifs à terme: développer le secteur informel, sur lequel  une grande partie de la population effectue ses achats, et préparer le terrain à l’inflation, qui a explosé cette année. Cette impardonnable erreur a été maintenue des années, malgré les multiples mises en garde de plusieurs économistes du pays.

Il en résulte, en définitive, une fin d’année 2022 très compliquée, en termes de finances publiques, avec un déficit budgétaire estimé au début à 6,7% du PIB ,et qui sera probablement, autour de 7,5% en fin d’exercice (soit 2,5 fois la limite fixée par les accords de Maastricht pour les pays de  l’UE), une dette publique qui culmine  à prés de 35 milliards d’euros, soit prés de 89% du PIB, selon le FMI, qui inclut les entreprises publiques dans ses calculs, une dette extérieure qui atteint 42 milliards d’euros (prés de 93% du PIB à Juin 2022), et enfin, une inflation qui dépasse les  10% en fin d’année. C’est là le sombre tableau de départ pour une année 2023, qui sera très difficile à tous points de vue pour le pays, qui recule en termes de création de richesses, puisque, toujours selon le FMI, le PIB  de 2022, en dinars constants, est  quasiment égal à celui de 2017. La conséquence immédiate est un chômage élevé, prés de 17 % de la population active, qui affecte principalement les jeunes (18-24 ans), à un niveau très inquiétant, plus de 46%, ce qui explique, de manière directe, deux faits majeurs. 

Le premier réside dans l’explosion de l’immigration irrégulière, principalement vers l’Italie, avec plus de 16.000 migrants, depuis Janvier 2022, dont 3.500 mineurs, et le second réside en  le niveau de confiance dans  le gouvernement, qui enregistre une chute drastique à 15%, loin devant le Maroc à 48% et l’Algérie à 26% (Banque Mondiale  «Tunisie: Diagnostic pays», Septembre 2022).

Une «orientation» politique actuelle très discutable et rejetée

Le coup de force du 25 Juillet 2021 opéré par le président Saied, avec la suspension du parlement et le renvoi  du gouvernement, a suscité un immense espoir de renouveau parmi le peuple tunisien, lassé d’une gouvernance catastrophique, par tous les gouvernements successifs, depuis les premières élections libres d’Octobre 2011. Cet espoir retombera très vite, puisque le pays était resté, pratiquement, trois mois sans gouvernement, faisant craindre ainsi des orientations présidentielles très éloignées des principales préoccupations des Tunisiens à savoir, le chômage, et la perte progressive du pouvoir d’achat.

Ces craintes vont s’avérer fondées, car les principales actions menées depuis par le président, seront quasiment toutes à caractère politique, pour façonner la «nouvelle vision» qu’il cherche à appliquer au pays, négligeant ainsi tout l’aspect économique, pourtant crucial  pour un pays, dont la dernière note souveraine, effectuée par Fitch ratings  (Mars 2022, note CCC) le dégrade au rang de pays à «risque de défaut», au même titre que le Liban. Ainsi, la Consultation Electronique Nationale (20 mars 2022), avec seulement 500.000 votants sur les 9 millions potentiels, en réponse aux choix d’un nouveau régime politique à caractère présidentiel, le Referendum sur la Nouvelle Constitution (25 Juillet 2022) avec  27,5 % des électeurs, Constitution qui «gomme» les spécificités historiques et sociétales de la Tunisie, comme son ancrage à l’espace méditerranéen, espace civilisationnel, tant vanté et défendu par l’historien Fernand Braudel. De plus, cette Constitution accorde au président quasiment tous les pouvoirs, faisant de lui un «président responsable de tout, mais redevable en rien», même après la fin de son mandat, avec «une immunité à vie». Les élections législatives (17 Décembre 2022), avec un  taux de participation (corrigé) le plus bas observé avec 11,22% de votants, clôturent cette «nouvelle vision», que les Tunisiens ne comprennent plus, et qu’ils rejettent de manière très claire. En effet, pour tous les acteurs économiques, ainsi que pour la Société Civile, très active, les vrais problèmes sont ailleurs, avec des interrogations, entre autres, sur le tournant  énergétique à effectuer, sachant, en outre, que la Tunisie est un des pays de la région à stress hydrique inquiétant, la manière de gérer et rembourser la dette publique et externe, qui atteignent des sommets dangereux, la relance d’un climat des affaires paralysé par une Administration et des lois anachroniques, seul garant d’une reprise de l’investissement privé, nécessaire à un développement régional inexistant, et enfin, l’application des réformes «demandées» par le FMI, actuellement, impossibles à mener, sans consensus national fort et affirmé.

Tous ces problèmes se trouvant exacerbés par la guerre en Ukraine, qui impacte directement les finances du pays, avec un accroissement du montant des subventions pour les produits à base de céréales, de l’ordre de 440 millions de dollars, ainsi que celui de la facture énergétique, estimé à 1,5 milliards de dollars.

En conclusion, un pays  dont la population  subit des pénuries à répétition de produits de base et de médicaments, couplées à une inflation durable et en hausse, comme c’est le cas de la Tunisie depuis Mars 2022,risque de voir l’année 2023 porteuse de faits pouvant gravement menacer une paix sociale, déjà précaire, confortant ainsi, la pensée de Raymond Aron, pour qui «la qualité d’un régime politique ne se mesure pas à la paix apparente» .

Skander Ounaies
Professeur, Université de Carthage, Tunisie,
Ancien Conseiller Economique au Fonds Souverain du Koweït, KIA.

1) Une première version de cet article a été publiée sur le site « Le Figaro.fr/Vox/Monde » le 20/01/2023.
       


 

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