Abdelaziz Kacem - Paradoxes: Le terme cheveu ne fait pas partie du lexique coranique
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Paris, automne 1994. Invité par l’association Coup de Soleil, pour le lancement du Maghreb des livres, j’ai rencontré deux intellectuels algériens de premier plan: le romancier Rachid Mimouni, quelques mois avant qu’il ne soit emporté, à 49 ans, par une hépatite aiguë et le sociologue Lahouari Addi. Le premier venait de publier un pamphlet, De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier (Cérès Productions, Tunis, 1992), ce qui lui vaut d’être condamné à mort par le FIS, le second, critiquant, en 1992, l’interruption par l’armée algérienne du processus électoral qui allait donner le pouvoir aux islamistes, crée la notion de «régression féconde». Il pensait que les intégristes, une fois aux commandes du pays, ne tarderaient pas à révéler leur totale incompétence et se seraient fait discréditer à tout jamais.
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Nous en avons discuté. Rachid Mimouni, réfugié avec sa famille à Tanger, traumatisé encore par la mort de son ami, l’écrivain Tahar Djaout, «assassiné par un marchand de bonbons sur l’ordre d’un ancien tôlier», ne pouvait nullement acquiescer à une telle démonstration. J’étais moi-même du côté des «éradicateurs». Avec le temps et face aux échecs répétés de ces derniers, je me suis, de guerre lasse, interdit de faire bon marché de l’alternative préconisée par le sociologue.
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L’expérience islamiste en Tunisie, et encore davantage en Égypte, semble avoir donné entièrement raison au théoricien de la «régression féconde». Les fréristes, avec l’aide du Tout-Puissant, et, surtout, grâce à la bénédiction active des très laïques puissances occidentales, se sont emparés «démocratiquement» du pouvoir, suite aux troubles de janvier 2011. Par leur cupidité, leur gestion calamiteuse, ils grugèrent l’État. Au pays des pharaons, il fallut recourir aux grands remèdes. L’armée, sourde aux clameurs effarouchées des gardiens des urnes, dut intervenir pour mettre un terme à la gabegie. Un terrorisme résiduel continue de faire rage, mais la partie est gagnée. En Tunisie, Ennahdha, un rejeton de l’organisation-mère qui donne encore du fil à retordre au général Sissi, se cramponna au tiroir-caisse jusqu’à l’assèchement des ressources. Jusqu’ici, le Pr Addi peut être satisfait de son raisonnement. Mais les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît. Les islamistes ont lamentablement échoué à l’épreuve du pouvoir, mais l’islamisme, en tant qu’idéologie surannée, résiste : ce n’est pas la religion qui défaille, pense la piétaille, mais des religieux indignes qui ont failli.
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En vérité, les victoires remportées par les intégristes sur le plan sociétal sont sans appel. Le marché de l’irrationnel est florissant. Irréversible, le voile, depuis les guerres rétrogrades d’Afghanistan et la révolution iranienne, se développe par-delà les quartiers populaires, jusqu’au saint des saints, l’alma mater où des étudiantes, voire des enseignantes, se reconnaissent comme ‘awra de la tête aux pieds, littéralement partie honteuse, un sexe à dérober aux regards masculins concupiscents, car en tout mâle sommeillerait un monstre mi-Priape, mi-daéchien. Cela fait des décennies qu’en la matière le bourguibisme, le nassérisme, le sécularisme à la Assad, à la Saddam, battent en retraite.
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Le 21 mars dernier, dans le New Jersey, l’avocate musulmane d’origine syrienne Nadia Kahf (نادية قحف) est nommée juge à la Cour suprême de cet État. Toute la presse en a parlé. Avant elle, d’autres coreligionnaires, sans grand tapage médiatique, avaient accédé à la même dignité, Halim Dhanidina en Californie, Carolyn Walker-Diallo à New York ou Hina Shahid au Texas. Elle, c’est différent. La couverture exceptionnelle de la cérémonie de sa prestation, elle la doit à son orthodoxie : elle est la première juge à porter le voile bien ajusté à l’ovale de son visage et, devant un public nombreux et bien croyant, venu la soutenir, elle prêta serment, la main sur un vieux Coran hérité de sa mère. «Je suis fière, déclare-t-elle, de représenter les communautés arabes et musulmanes dans le New Jersey et aux États-Unis […] Je souhaite que les jeunes générations voient qu’il est possible de pratiquer leur religion sans peur ». Elle sait pourtant que ce n’est pas la Charia qu’elle va appliquer, mais bien la loi américaine.
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Aux antipodes de Nadia Kahf, la Franco-Algérienne Kahina Bahloul. Tout aussi bonne musulmane, sinon davantage, elle est islamologue, diplômée de l’École pratique des hautes études, à Paris. Entrée en sacerdoce par la porte soufie, elle échappe aux restrictions de la Sunna. Nulle part dans le Coran ou dans la tradition prophétique, se dit-elle, il n’est interdit aux femmes de diriger la prière. Elle se fait «imame», au grand dam des machos de la religion. Cofondatrice de l’association cultuelle «la Mosquée Fatima», elle se bat pour un islam libéral. Elle accomplit son ministère sans porter le voile. Allah ne l’a jamais imposé. C’est l’esprit morbide des docteurs de la loi qui en fait une obligation par diverses interprétations arbitraires. Bien entendu, l’hérétique reçut son lot de dévotes insultes et de ferventes menaces de mort. Mais l’autrice de Mon islam, ma liberté (Paris, Albin Michel, 2021) n’en a cure.
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En 1989, en pleines festivités du bicentenaire de la Révolution française, éclate l’affaire du voile au Lycée de Creil (département de l’Oise). Le choix de la période n’est pas innocent. Deux élèves franco-maghrébines, soutenues par une horde de jeunes barbus, au défi de la laïcité, entrent en classe portant un foulard bien ajusté. Elles sont sommées de quitter leur fichu. Elles refusent, crânent. Elles sont privées de cours mais restent dans la cour de l’établissement. Au même moment, dans un lycée britannique, un cas similaire se pose. Finalement, la solution trouvée à l’anglaise était que les élèves en question se couvriraient la tête avec un foulard de la même couleur que la tenue réglementaire en vigueur. La chaîne al Jazeera fustige l’insoutenable intolérance française et rend hommage à la magnanimité de la perfide Albion. En France, les médias s’enflamment, l’affaire prend une ampleur inouïe. Une fiévreuse consultation nationale est organisée. Mais la montagne a fini par accoucher d’une souris. Une loi est promulguée, qui interdit aux élèves de porter à l’école des signes ostensibles de leur obédience religieuse. Pour l’anecdote, un lycéen sikh obligé de se décoiffer en classe porta plainte auprès de la Commission onusienne des droits de l’homme…
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En marge de ladite consultation, le Forum femmes Méditerranée m’invita à participer à son colloque «La visibilité et l’invisibilité du corps des femmes» (Marseille, 2003). J’y ai fait une conférence intitulée «Le voile est-il islamique ou le corps des femmes enjeu de pouvoir». Une association féministe montpelliéraine s’en ai saisie et, moyennant quelques ajouts, en fit un petit livre à succès (Éditions Chèvre-feuille étoilée, 2003). J’y explique notamment que le terme Hijab apparaît 7 fois dans le Coran au sens de rideau ou écran. Pas une seule fois comme tenue vestimentaire…Quant au khimar (sourate XXIV, verset 31), il n’est autre qu’une écharpe, un carré, un châle, que met une femme sur les épaules et dont il convient de rabattre les pans sur la poitrine…Pour le réformateur insigne Cheikh Muhammad Abdou (1849-1905), grand Qâdî du Caire, le hijab est un usage qui nous vient des temps immémoriaux…
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Cela vient de très loin en effet.
La doyenne des archéologues turcs, Muazzaz Ilmiye Cig, âgée aujourd’hui de 108 ans, est connue pour ses brillantes recherches sur les civilisations hittite et sumérienne. Elle publie, en 2005, un essai politique intitulé Mes réactions de citoyenne. Elle y démontre, tablettes à l’appui, que le voile remonte à plus de 5 000 ans avant l’islam. Il était apparu à l’époque sumérienne. Des prêtresses le portaient pour initier sexuellement les jeunes hommes dans des temples. Les milieux islamistes s’indignent et un avocat de leur bord porte plainte contre elle, l’accusant d’insulte et d’incitation à la haine raciale. «Je suis une femme de science, je n’ai insulté personne, déclare-t-elle devant une cour d’Istanbul, le 1er novembre 2006. Le fait, ajoute-t-elle, de se couvrir la tête est apparu bien avant l’ère chrétienne, mais pas pour des motifs religieux. Il servait à indiquer le rang social d’une femme. C’est juste un fait historique.» Elle est acquittée.
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Quand une voilée refuse de me serrer la main, je compatis à son sort et considère qu’elle est menottée. Les intégristes commencent par vider les têtes qu’ils veulent enserrer. Quand, demain, les voilées seront «acquittées», à leur tour, commencera la vraie révolution.
«Je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme».
Abdelaziz Kacem
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Merci monsieur pour ce beau texte