Nihed Fezai: Le dilemme du financement bancaire de l’innovation en Tunisie
Par Dr Nihed Fezai, Universitaire au Canada, Université du Québec - Décidément, rien ne va plus au sein du couple innovation et financement bancaire. On se tourne le dos alors que la tension est à son comble. Les banques déplorent la rareté de projets innovants et bancables, les entreprises se plaignent du manque de financement des risques encourus par les projets innovants. Cela n’augure rien de bon pour la productivité, la croissance et la création d’emplois en Tunisie. Décryptage…
Les crises économiques successives, depuis 2008, la transition démocratique depuis 2011 et l’avènement de la pandémie du Covid-19 ont fragilisé énormément l’accès des entreprises au capital et liquidités requises pour innover, exporter et être compétitives.
L’innovation, un propulseur de la croissance
Depuis Schumpeter, on sait que l’innovation est le principal moteur micro-économique de la croissance. Par un jeu de destruction-création, l’innovation propulse la productivité, renforce la compétitivité (réduction des coûts) et favorise les exportations.
En Tunisie et pour la dernière décennie, l’innovation s’est rétractée fortement. Les banquiers se plaignent de la rareté des projets bancables et porteurs en termes d’innovation (de produit et de procédés) et les entreprises, à leur se plaignent de la raréfaction du capital et liquidités requises. L’innovation est forcément risquée et incertaine. Et sans financement dédiée, les entreprises accusent le coup et l’économie ne peut plus créer des produits à haute valeur ajoutée.
Un sondage réalisé en 2021, par le groupe de la Banque mondiale et Entreprise Survey, auprès d’un échantillon représentatif constitué de 615 entreprises tunisiennes (marge d’erreur de 3%), révèle qu’au cours des 3 dernières années:
• Seulement 4% des entreprises (toutes tailles confondues) ont innové en se dotant de nouvelles technologies et de nouvelles façons de faire plus économes et plus créatives de richesses.
• Seulement 11% ont innové dans les produits (biens et services).
• Et 2,5% ont innové dans les deux, soit en produits et en procédés.
C’est une performance inquiétante, si on se comparait à ces pays comparables (Maroc, Jordanie, Sénégal, Vietnam, etc.).
Un sous financement endémique
D’un autre côté, le même sondage révèle que 47% des entreprises n’ont pas pu recourir aux banques pour se financer, contre 43% ayant eu des financements bancaires (10% ne répondent pas).Ces données sont plutôt inquiétantes pour l’investissement de manière générale et pour les entreprises en particulier. Surtout quand on sait l’importance stratégique du financement bancaire et son rôle catalyseur de l’innovation et la conquête des marchés.
Sans innovation, la survie des entreprises classiques ou se limitant à l’imitation (des produits et procédés) est compromise. Et pour deux raisons:
Un, l’ouverture des frontières et la globalisation feront rentrer de meilleurs produits et plus modernes pour conquérir les marchés locaux et séduire la demande dans son ensemble.
Deux, les avantages comparatifs traditionnels (proximité, rente, main-d’œuvre pas cher, taux de change, etc.) sont éclaboussés par les innovations et les découvertes issues de la recherche-développement.
Certes, l’innovation n’est pas une mince affaire, il faut investir dans la R-D, dans le partage des risques et dans l’accompagnement par les politiques des entreprises fondées sur le savoir et sur l’innovation.
Dans le lot des 266 entreprises ayant eu accès aux financements bancaires, 113 (42%) ont déclaré que l’accès aux financements bancaires a permis de couvrir des proportions inférieures ou égales à 25% de leur capital productif (working capital). Alors que les financements dépassant les 75 % du capital productif bénéficie à seulement 6% des entreprises sondées.
Un constat qui en dit long sur la forte concentration des financements bancaires, quand ils sont disponibles.
Un autre type de financement est révélé par l’enquête et qui s’avère également important. En termes d’actifs non courant, 6 entreprises sur 34 ont bénéficié d’un financement par les banques allant jusqu’à 8 milliards de DT.
Comme le montre la figure 2, plusieurs obstacles menaçant le développement et l’innovation des entreprises tunisiennes dont l’accès aux financements bancaires est l’obstacle majeure. On constate que 40% des entreprises souffrent d’un manque d’accès aux financements bancaires afin de répondre à leurs exigences. De plus, 19% des entreprises révèlent que la corruption a aggravé leur fonctionnement alors que presque 11% des entreprises suggèrent que l’instabilité politique freine leur croissance. Face à ces multiples défis qui entravent la croissance des entreprises tunisiennes, il est crucial d’instaurer de nouvelles réformes et réglementations permettant de créer un environnement stabilisateur afin d’assurer la survie des entreprises tunisiennes.
Comment s’en sortir?
Le financement bancaire joue un rôle prépondérant dans la stimulation de l'innovation. Cependant, une relation bidirectionnelle existe entre ces deux activités. D’une part, les entreprises ont souvent besoin de financement pour innover et développer des produits ou services novateurs. D’autre part, les établissements bancaires ne peuvent accorder des prêts et des crédits aux entreprises qu’en disposant des motifs qui légitiment cette demande de prêts.
Le financement bancaire est désormais crucial pour la promotion de l'innovation. Celle-ci est à son tour essentielle pour la croissance du secteur financier. En offrant des crédits, les banques aident grandement les entreprises à innover et à concurrencer le marché. L’une des idées de l’innovation est de remédier au ralentissement de l'activité économique. Il n’est plus aujourd’hui possible de nier les conséquences néfastes de la pandémie sur l’économie Tunisienne. Toutefois, la politique d’innovation en Tunisie a tracé des objectifs et des orientations visant à encourager les entreprises à intégrer l'innovation, le transfert de technologie et l’investissement dans la R&D, plus d’investissement dans le capital de risque dans leurs stratégies. Investir dans l’innovation aura des retombées tant au niveau microéconomique en améliorant la performance des entreprises et en assurant leur survie qu'au niveau macroéconomique en stimulant la croissance économique et, par conséquent, la création de l'emploi. L'innovation est généralement considérée comme un processus d'apprentissage et d'adoption de nouvelles technologies (produites intramuros ou extramuros).
Les entreprises investissent dans l'acquisition de nouvelles machines et de nouveaux équipements, dans l'octroi de licences, la création de nouveaux produits et services. Par ailleurs, plusieurs facteurs contraignant la capacité des entreprises tunisiennes à innover tels que l’investissement insuffisant dans la recherche et développement, l’absence de politique d’innovation dédiée pour encadrer et fouetter les initiatives innovantes dans les produits et procédés.
Sans une politique d’innovation dédiée aux entreprises et à tous les secteurs productifs, les espoirs de conquête de marchés ou encore de création de l’emploi resterait des vœux pieux.
Et pour se doter d’une politique d’innovation efficace, la Tunisie doit agir sur deux leviers:
Le premier levier porte sur le financement, direct ou indirect, public ou privé, national ou international, doit être renforcé. En plus des prêts bancaires, des financements du marché (actionnaires), la Tunisie devrait concevoir des instruments fiscaux : crédits d’impôt (remboursables ou non), subventions, incitatifs légaux, etc.
Le deuxième levier porte sur la R-D et le renforcement des liens entreprises-banques-universités, dans le cadre de programme d’encadrement axé sur les résultats, la confiance et l’évaluation objectives de ce qui fonctionnera de manière durable versus ce qui ne fonctionnera pas et se limitera à saupoudrer, sans succès l’innovation. Le partage des risques est une clef de succès incontournables.
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