Céréales: une stratégie pour sauver notre blé (Album photos)
Par Ridha Bergaoui - La récolte des céréales a démarré dans de nombreuses régions. Avec le réchauffement climatique et la sécheresse qui dure depuis quatre années consécutives, la récolte sera certainement très médiocre. Les dernières pluies du mois de juin, quoique bénéfiques pour la recharge du sol, des nappes et des barrages, étaient trop tardives pour les céréales déjà enfin de cycle.
Les responsables de l’Utap estiment que la récolte ne dépassera pas les 2,5 millions de quintaux avec au plus 1,1 Mq collecté. La récolte sera à peine suffisante comme semence pour démarrer la prochaine saison. Il faudra importer toute notre consommation de céréales, soit près de 30 Mq entre blé dur, blé tendre et orge. Cette baisse de la production des céréales a également une incidence sur l’élevage. En effet, les céréales produisent des grains mais également de la paille nécessaire pour l’alimentation et comme litière pour le bétail. Une baisse de la production des grains s’accompagne d’une réduction de la production de fourrage et une augmentation du prix sur le marché.
Il faut signaler que sans parler ni de la guerre Russie-Ukraine - les deux géants de l’exportation du blé tendre - ni de la crise économique nationale, l’importation de céréales devient de plus en plus difficile sachant que la sécheresse touche de nombreux pays méditerranéens qui sont amenés également à importer le blé pour les besoins de leurs populations. La pression sur les marchés des céréales est généralement assez forte et les cours instables, souvent à la hausse compte tenu de l’inflation mondiale et de l’augmentation des prix de l’énergie et des intrants.
Le blé agite les médias et les réseaux sociaux
La pénurie de certains produits alimentaires (comme la farine et la semoule) et la difficulté du consommateur de s’en procurer ou de ne pas trouver du pain chez le boulanger, font du blé un problème qui préoccupe l’opinion publique et que les médias n’hésitent pas à aborder.
Les discussions sur les céréales, le déficit en blé, les solutions possibles et le potentiel de nos anciennes semences sont des thèmes souvent abordés dans les médias et les réseaux sociaux. Des personnalités de tout bord sont invitées pour en parler. Chacun a sa solution qui, d’après ses dires, pourra permettre de révolutionner le secteur, atteindre notre autosuffisance, et même d’exporter l’excédent. Tous ne cessent de rappeler que la Tunisie était jadis le grenier de Rome «مطمورة روما» et que notre potentiel est énorme.
Parmi les propositions, on trouve de tout:
• Cultiver le blé dans le Sahara et irriguer avec les eaux souterraines comme nos voisins (Libye et Algérie)
• Possibilité de faire deux cultures de blé par an dans le Sud
• Cultiver le blé partout et abandonner pastèque, tomate, agrumes… et même la culture et l’exportation des dattes trop gourmandes en eau
• Revenir à l’agriculture familiale, traditionnelle, sur les terrasses des maisons
• Produire son blé soi-même, revenir à la «oula» et se passer de l’achat des pâtes, du couscous et du pain du commerce
• Dessaler l’eau de mer pour l’irrigation du blé en s’appuyant sur l’énergie solaire
• Importer des semences étrangères hautement productives
• Retour à nos anciennes variétés locales plus productives, plus résistantes aux maladies et plus adaptées à la sécheresse que les variétés actuelles et dont le blé est de meilleure qualité, plus sain, presque du bio.
La plupart de ces discours sont souvent accompagnés de nombreuses fausses informations, de mensonges et de tromperies. Répéter, sans cesse et sans aucune preuve, qu’on n’a pas de variétés tunisiennes, que les variétés cultivées des céréales sont hybrides. Que la Tunisie est à la merci des multinationales semencières étrangères et doit importer chaque année ses semences. Que ces variétés sont peu productives, trop exigeantes et nécessitent beaucoup de produits chimiques (engrais, désherbants et pesticides) importés également et trop chers. Qu’elles rendent le sol stérile. Que le blé issus de ces variétés est mauvais et nuit à la santé du consommateur, etc.
La plupart de ces personnalités, qui passent pour des experts, parfois des scientifiques et des chercheurs mais autodidactes sans diplômes, expliquent que c’est leur patriotisme qui les pousse à se sacrifier et à s’investir dans un secteur vital délaissé par l’Etat et que leur seul objectif est d’aider le petit agriculteur qui peine à survivre. Des centaines de milliers de fans suivent certaines de ces pages des réseaux sociaux. On peut se demander comment ces pages sont financées et comment leurs propriétaires, qui disposent parfois de plusieurs pages, arrivent à payer du personnel pour produire du contenu et le mettre en ligne. Ces gens connaissent également beaucoup de succès auprès des radios privées et publiques, ce qui augmente leur notoriété et leur influence. On a vu même certains passer à la télé nationale au journal de 20h, à forte audience.
Le plus étonnant et le plus grave, c’est le silence du ministère de l’Agriculture, des Ressources hydriques et de la Pêche (Marhp) et des organismes officiels de recherche et de développement qui sont muets face à ce délire et ces mensonges. Cette agitation débordante s’explique en partie par le fait que le ministère tâtonne et n’a ni vision ni stratégie pour le développement du secteur céréalier.
La stratégie du «wait and see»
A l’image de tout le pays et de tous les secteurs, cela fait des années que la filière des céréales est en crise et que nos décideurs naviguent à vue sans aucune stratégie. Leur devise est «wait and see», la politique du jour au jour, celle du pompier qui essaye d’éteindre les flammes après l’incendie.
L’année dernière, comme stratégie, l’ancien ministre de l’Agriculture, en ignorant complètement le réchauffement climatique et la sécheresse, avait lancé une campagne soi-disant pour atteindre, dès cette année, notre autosuffisance en blé dur. Il prévoyait d’atteindre une récolte de 12 millions de quintaux de blé dur correspondant à 6 Mq collectés. Malheureusement, nous sommes très loin de ces prévisions optimistes.
Cette année, le Marhp avait publié un communiqué en date du 8 juin où il présente sa stratégie afin, d’une part, d’aider les agriculteurs à faire face à la sécheresse et, d’autre part, de préparer la saison prochaine des grandes cultures. Les mesures consistent en une augmentation exceptionnelle de 10 D/q pour les céréales livrées aux centres de collecte et l’indemnisation des agriculteurs affiliés au Fonds d’indemnisation des dommages agricoles liés aux calamités naturelles. Pour la saison prochaine, le Marhp s’engage, d’une part, à garantir l’approvisionnement des agriculteurs en semences et, d’autre part, à publier, avant la fin du mois de juin, l’arrêté détaillé relatif aux prix des céréales pour la prochaine récolte.
Avec l’augmentation signalée plus haut, les nouveaux prix d’achat des céréales locales par les centres de collecte officiels seront 140, 110 et 80 D/q respectivement pour le blé dur, le blé tendre, l’orge et le triticale. Ces prix sont considérés par les agriculteurs insuffisants et peu attractifs, surtout après une saison difficile, des intrants onéreux et une maigre récolte. Ils encouragent les circuits parallèles et la contrebande où les prix sont beaucoup plus rémunérateurs. La quantité de céréales qui sera collectée cette année par les centres officiels de collecte sera ainsi probablement en deçà de 1 million de quintaux prévu.
Confronté aux difficultés de trouver à temps et suffisamment de semences certifiées, d’engrais et de produits sanitaires ainsi que leurs prix qui ne cessent de grimper en même temps que celui de l’énergie, l’agriculteur subit de plus en plus la contrainte du réchauffement climatique et du manque d’eau. Laissé seul, il n’a aucune chance de s’en sortir. Il finira par baisser les bras et abandonner la culture du blé pour s’adonner à autre chose pour survivre.
Une stratégie nationale salvatrice
En Tunisie, le blé est synonyme de vie, une bénédiction de Dieu «نعمة ربي». C’est notre nourriture quotidienne et c’est plus qu’important. Ne dit-on pas «اللعب بعشانا؟هو» pour signifier qu’on ne badine pas avec les choses sérieuses. La question du devenir de la céréaliculture est capitale et il convient de lui accorder le maximum d’attention. Il est désormais vital d’avoir une vision claire, un plan précis, une feuille de route avec des objectifs, un timing et des moyens afin de sortir le secteur des ténèbres du tunnel dans lequel elle se débat.
Le Marhp doit avoir une stratégie réaliste, qui tienne compte des différentes contraintes auxquelles la céréaliculture est confrontée. Cette stratégie est indispensable pour promouvoir la production, réduire notre dépendance, renforcer notre sécurité alimentaire et promouvoir la durabilité de nos systèmes de production. Le diagnostic du secteur céréalier a été fait depuis longtemps. Les problèmes (aussi bien au niveau de la production qu’au niveau de toute la chaîne de valeur post- récolte et de la commercialisation) sont connus et les solutions existent. Ce qui manque jusqu’ici, c’est d’arrêter une stratégie claire, des objectifs précis et de la volonté politique pour remettre en marche la machine actuellement grippée.
Cette stratégie doit permettre de lutter contre les pertes et le gaspillage à tous les niveaux afin de préserver les récoltes en rappelant que chaque grain épargné est un grain qui ne sera pas importé. Le consommateur est appelé également à changer ses habitudes alimentaires. Le Tunisien achète trop de pain et de pâtes, soit environ 140 kg de blé dur et 107 kg de blé tendre/an. Ces achats déséquilibrés conduisent non seulement au gaspillage mais ont également un impact négatif sur son état de santé (surpoids, obésité et risque de diabète et maladies cardiovasculaires). Le système de subvention en place est la cause principale de ce comportement aberrant auquel il faut trouver les solutions adéquates. Une stratégie nécessite des moyens, elle coûtera certainement cher, elle est toutefois indispensable pour notre sécurité alimentaire qui n’a pas de prix.
Après plus de 10 ans d’instabilité, de mauvaise gestion des deniers publics, de corruption, de chaos et de laxisme, la Tunisie semble, de nos jours, malgré la crise économique aiguë, plus sereine. La contestation semble, en dépit de certains dérapages et excès, se tasser. L’ordre et l’autorité de l’Etat presque rétablis. Il devient possible de rêver, de faire des projets et de planifier. Pour concrétiser, il suffit de croire en nous et nos rêves et de nous remettre au travail. Il est également indispensable de motiver les gens et de libérer l’initiative personnelle du carcan des contraintes administratives, des habitudes et de la bureaucratie.
Ridha Bergaoui
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Merci Si Ridha pour cette excellente contribution bien pensée. Je retiens deux points importants dans votre texte: 1) « le ministère tâtonne et n’a ni vision ni stratégie pour le développement du secteur céréalier ». C’est en effet le problème de la politique actuelle qui en manquant de vision, on parle pompeusement mais sans solution, comme tous les populistes du présent. 1) Le tunisien mange et gaspille trop de pain, en affectant sa santé avec l’obésité qui engendre maladies du diabète et cardiovasculaires; qui coûtent chères pour le domaine de santé. Tout ceci est causé par le mauvais système politique de subvention.
Je me permets d’ajouter, si Abdellaziz, que la céréaliculture n’est plus suffisamment motivante pour les agriculteurs et les superficies ne cessent de diminuer, le réchauffement climatique et la sécheresse représentent une menace grave pour l’agriculture et l’eau potable et enfin que l’importation est de plus en plus difficile compte tenu du contexte national et mondial délicat.