La Tunisie doit définir son taux d’actualisation des investissements publics
Par Dr. Nihed Fezai, Universitaire au Canada, Université du Québec - Les déficits budgétaires et la crise économique qui secouent la Tunisie polarisent l’attention des élites sur la hausse des taux d’intérêt bancaires et leurs méfaits pervers sur l’investissement privé (et la croissance du PIB). Ce faisant, médias et économistes occultent le taux d’actualisation, un autre taux qui altère dramatiquement les choix des investissements, publics dans ce cas.
L’État tunisien doit divulguer son taux d’actualisation pour optimiser les investissements publics et mettre fin aux préférences privilégiant les investissements de court terme, au détriment des investissements de long terme (éducation, R-D, santé, infrastructures, etc.).
Le taux d’actualisation constitue une clémacro-économique majeure pour le choix des investissements publics. De par le monde démocratique, les Banques centrales fixent les taux d’intérêt directeurs. En face, les États fixent le taux d’actualisation des investissements publics, pour éclairer ses choix et décisions. Soixante ans après son indépendance et 12 ans après sa transition démocratique, la Tunisie n’a pas officiellement un taux d’actualisation à adopter pour les investissements publics.
Certes, les enjeux économétriques sont complexes et techniquement nébuleux pour beaucoup d’observateurs non avertis. Les débats médiatiques et publics à ce sujet sont tronqués, voire inexistants.
Pour comprendre de quoi il s’agit, revenons aux fondamentaux micro-économiques pour commencer.
1- La préférence pour le présent
«Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras», dit l’adage populaire. En économique, on préfère toujours le présent immédiat au futur lointain. Dis simplement, l’economicus caché en chacun d’entre nous, tente d’examiner les décisions présentes ou à prendre immédiatement en comparant leurs coûts totaux aux rendements qu’ils procurent dans le temps, présent et à venir.
Et pour ce faire, on actualise les flux futurs, en les dépréciant plus au moins, selon le contexte et les incertitudes liées. On décide toujours au regard de la meilleure valeur actualisée nette (VAN) des investissements publics et choix alternatifs.
Pour illustrer et simplement : je vous propose deux dinars dans un an et vous préférez avoir un dinar maintenant plutôt que ces 2 dinars à venir. Votre décision dévoile une préférence intertemporelle qui déprécie le futur au profit du présent ici et maintenant, avec un taux d’actualisation de 100%. C’est dire le niveau d’impatience qu’on peut manifester face au temps. Et ce type de calcul se généralise pour de plus importantes sommes et des horizons temporels divers. Comme c’est le cas des investissements publics.
2- Le «temps c’est de l’argent»!
Le principe de l’actualisation (social discount rate) s’applique aux investissements publics que l’État ou les communautés engagent pour utiliser efficacement leurs ressources rares et optimiser le rendement lié.
Le temps compte! Le temps joue contre les investissements qui requièrent des cycles productifs longs, au profit de cycles courts. La valeur présente prime sur la valeur future, et pour diverses considérations (inflation, incertitude, dépréciation des taux de change, etc.).
Dans un contexte de ressources budgétaires très limitées et à la marge, on préfère cultiver des céréales (cultures annuelles) que que les oliviers qui ne produisent rien avant 10 à 12 ans. Le temps change la donne et les décisions.
Le taux d'actualisation est un outil essentiel pour escompter le futur et calculer la valeur présente des choses, flux de trésorerie futurs pour mieux décider et mieux sélectionner les projets à privilégier au détriment de ceux à sacrifier.
L’efficience des investissements publics est évaluée en utilisant l'analyse coûts-bénéfices (cost-benefit analysis). Cette analyse est basée sur des paramètres économétriques spécifiques pour ramener au présent la différence entre flux des bénéfices futurs et flux des coûts futurs associés.
Ces paramètres doivent être utilisés pour convertir les dépenses et les bénéfices futurs en leurs valeurs correspondantes, comme si elles étaient réalisées aujourd'hui en prenant en compte, évidemment, le facteur temps et le risque associé.
L’actualisation est donc considérée comme une démarche permettant d’actualiser et de comparer des coûts et des avantages qui s’échelonnent dans le temps. Les taux d'actualisation varient en fonction de différents facteurs économiques tels que l'inflation, les taux d'intérêt, la politique monétaire, la stabilité économique, etc.
3- Compter avec le risque
Le taux d’actualisation intègre de façon automatique une prime du risque. Les agents rationnels craignent le risque et l’intègrent dans leur calcul économique, financier et monétaire. On l’intègre sous forme de probabilité estimée par l’observation du passé (sècheresse, inflation, tension sociale, etc.).
En économique et face aux fluctuations futures, la certitude est très rare, voire impossible. Il va sans dire que les investisseurs privés sont plus risquophobes que les investisseurs publics. Et cela est tributaire des fragilités advenant une faillite ou une calamité qui ruinent l’entreprise.
C’est l’économiste britannique Frank Ramsey qui a en 1928(1), formulé en équation les paramètres à intégrer dans le calcul du taux d’actualisation. Un texte de 3 pages, cité des millions de fois depuis.
La formule mathématique est compliquée pour être explicitée dans cette chronique de vulgarisation grand public.
Disons simplement que la formule intègre des paramètres et des variables rendant compte de l’état de santé (ou de précarité) de l’économie de son ensemble.
4- Un taux multidimensionnel
Pour l’État et la collectivité, le taux d’actualisation n’est pas un taux d’intérêt, encore moins un taux d’inflation, c’est un taux qui condense les préférences intertemporelles et le coût d’opportunité du capital dans un contexte donné. Il peut être exprimé en valeur réelle ou en valeur nominale, selon les taux d’inflation.
C’est cette pluralité d’enjeux macroéconomiques qui fait la beauté de ce concept.
Pour les pays européens, le taux d’actualisation des investissements publics oscille entre 3 et 5%. Et quasiment tous les pays démocratiques précisent officiellement leur taux d’actualisation retenus pour les investissements publics. C’est une façon de préciser les règles du jeu des choix publics. Et ne rien laisser au hasard ou à l’incertain.
Le choix d’un taux d’actualisation unique pour les investissements publics d’un pays donné a deux mérites:
i) Il permet de comparer les rendements d’une unité monétaire additionnelle (prise à même les impôts des contribuables) selon les divers placements possibles (éducation versus santé, ou en R-D vers infrastructure, etc.).
ii) Il permet de mesurer l’engagement de l’État envers les investissements d’intérêt public. Un État généreux et patient utilise un taux d’actualisation faible, et un État avare, incompétent et axé sur le court terme utilise des taux d’actualisation élevés, pour déprécier le futur et gérer le présent sans vision de long terme.
Un taux d’actualisation élevé montre une plus grande préférence pour les investissements à rendement immédiat (formation d’aide-soignant de 4 mois), plutôt que des formations de médecins et de chercheurs en pharmacie (plusieurs décennies de formation). Et c’est cela une des problématiques du sous-développement. Le court terme prend le dessus sur le long terme.
Les pays économiquement en crise, très endettés comme la Tunisie, n’ont plus les moyens d’investir dans les projets à fort rendement de long terme, et ils ne font que parer au plus pressant, selon les indications des bailleurs de fonds étrangers, sans réelle évaluation économique endogène. Les élites politiques focalisées sur l’échéancier électoral ne supportent pas les projets à rendement différé dans le moyen et long terme. On préfère les petits projets et le court terme; le discours populiste et électoraliste fera le reste.
Le FMI et la Banque mondiale suggèrent pour des pays endettés et pauvres des taux d’actualisation élevés, allant jusqu’à 15% pour des pays comme les Philippines, le Pakistan ou le Mali. Pour la Tunisie, les organisations internationales utilisent des taux d’actualisation variant de 10 à 12%. Alors que ces pays pauvres ont plus besoin des taux d’actualisation faibles pour justifier des prêts de longs termes et investissements publics de durables pour des secteurs comme l’éducation, la santé, les infrastructures, etc.
5- La Tunisie doit officialiser son taux d’actualisation
La Tunisie d’aujourd’hui alloue ses investissements publics sans réelle évaluation économique rigoureuse, utilisant entre autres les grilles requises et les taux d’actualisation appropriés. Mais, les spécialistes savent que les taux d’actualisation utilisés par le gouvernement des dernières années sont approximativement situés entre 10 et 14%. Contre un taux de 3% en France, 3,3% en Allemagne, ou 3,5% aux États-Unis.
Dans les pays démocratiques et économiquement avancés, la définition des taux d’actualisation des investissements publics est un enjeu sérieux. Des Comités d’experts et économistes sont constitués pour définir les taux d’actualisation et les ajuster dans le temps et selon les secteurs. Des économistes reconnus par leurs intégrité et expertise planchent sur ces enjeux, étant mandatés par les gouvernements et les institutions parlementaires liés. Cela procure de la crédibilité, de la transparence et de la discipline budgétaire dans la gestion des budgets et l’optimisation des retombées de l’action collective.
Le secteur privé n’utilise pas le même taux d’actualisation que celui utilisé dans le secteur public. Le secteur privé utilise une plus importante prime de risque que le secteur public. L’État étant théoriquement plus fort et plus robuste que les entreprises privées du pays. L’écart entre les deux taux d’actualisation, privé versus public peut atteindre les 6 points de pourcentage. Mais, les deux taux jouent en tandem et ne sont pas totalement dissociés.
Et cette divergence dans les taux d’actualisation (entre secteur privé et secteur public) pose problème quand les pays qui veulent privatiser des Sociétés d’État ou des infrastructures publiques. Les soumissionnaires vont toujours niveler par le bas leur soumission pour acquérir les sociétés publiques, et ce notamment en raison des différences dans le taux d’actualisation. L’histoire illustre cela : les Français ont découvert que leurs autoroutes de France ont été cédées au secteur privé (pour gestion de longue durée) en dessous de la valeur actuarielle estimée par l’État. L’opinion publique à l’époque s’était offusquée avant de comprendre les dessous et l’importance d’une compréhension collective du taux d’actualisation des investissements publics.
Les projets de partenariat public-privé rencontrent cette difficulté notoire et c’est ce qui explique en grande partie le retard de la Tunisie en matière de PPP, malgré les législations et les discours véhiculés par les ministres et les gouvernements post-2011.
Dr. Nihed Fezai
Universitaire au Canada, Université du Québec
1) Le taux d’actualisation, basé sur la règle de Ramsey, se présente explicitement comme suit : r =
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