Hassouna Mosbahi: Les poètes (*)
Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri - Il était clair dès le début qu’il s’agissait d’un important festival de poésie, auquel étaient conviés des poètes de différents pays arabes. Des Mauritaniens à la vue faible, aux corps mous et chétifs, aux visages de cuivre, pâles, déformés par les fatigues du long voyage. Des Egyptiens qui hurlent et crient comme s’ils étaient dans les souks du vieux Caire où se vendent les marchandises à bas prix. Des Syriens aux têtes plates et aux regards troubles. Des Libanais élégants et accueillants. Des Palestiniens fiers d’eux-mêmes et de leur cause qu’ils veulent «Cause de tous les Arabes». Des Tunisiens anxieux et nerveux. Des Marocains calmes et tranquilles: «D’accord ! D’accord!». Des Algériens, prêts à bondir, comme s’ils allaient entrer dans une nouvelle guerre dans les Aurès. Des Libyens aux traits tirés comme s’ils sortaient tout droit d’une réunion houleuse des Comités révolutionnaires. Des Irakiens aux moustaches épaisses, crispés et soupçonneux. Des Yéménites aux regards évanescents, comme s’ils étaient drogués. Des poètes du Golfe, courtois, avec des gestes nonchalants, indifférents au mouvement rapide de l’époque. Il y avait aussi ceux qui n’étaient ni de ceux-ci ni de ceux-là. Parsemés à travers une longue queue dans le hall poussiéreux de l’aéroport misérable.
Une chaleur étouffante, des bruits de mouches insistantes. Dans l’air, une mauvaise odeur qui ressemble à celle de pneus brûlés. Des policiers dans leur tenue grise fixant les visages, leur main sur leur arme. Il y a ce qui laisse entendre qu’une catastrophe a eu lieu ou sur le point de se produire. Je suis devenu triste car je n’ai jamais imaginé qu’une invitation à un festival aussi imposant était si effrayante et laide. J’ai fort regretté car je voulais tellement assister au festival, renonçant à accompagner la belle Ursula pour un petit voyage à Prague. Ah ! Prague en avril ! Ai-je murmuré à moi-même, tout en regret, puis j’ai soupiré. A ce moment-là, le vieux qui était devant moi, tourna la tête et me lança un regard dont j’ai saisi tout de suite qu’il ne supportait pas ma présence. J’ai pensé qu’il s’agissait du critique Abderrahim Al-Ghandoussi qui a appelé un jour à traduire en justice les poètes, auteurs de poèmes en prose, pour que les affaires du monde d’ici-bas et de l’au-delà, se réajustent.
- Etes-vous son excellence le Cheikh Al Ghandoussi? ai-je demandé.
Il me lança de nouveau, un regard dur, sans prononcer un mot.
J’ai osé une nouvelle fois lui demander:
- D’où êtes-vous, votre excellence, si vous permettez?
- De Tizi Ouezzou, répondit-il, d’un ton fâché.
- Mais Tizzi Ouezzou est en Algérie, alors que vos vêtements laissent penser que vous êtes du Gol…
Il m’interrompit brutalement:
- Ceci ne vous regarde pas, j’espère que vous allez cesser de m’importuner par vos questions qui prouvent une curiosité haineuse.
- Excusez-moi, dis-je, puis je me suis tu.
L’attente dans le rang devint longue et mes pieds commencèrent à avoir des fourmis.
Je me suis mis à me faire des reproches car je me suis empressé d’accepter l’invitation bien que je ne sois pas poète au vrai sens du terme. Il est vrai que j’ai écrit presque cinquante poèmes dont j’ai publié quelques uns dans les journaux et les revues. Sauf que je ne suis pas convaincu que ce que j’ai écrit jusqu’à présent, corresponde aux caractéristiques du poète que j’ambitionne être parfois. Je relis ce que j’ai écrit il y a quelques semaines ou des mois, j’ai honte de moi et de mon talent qui est en dessous du niveau que j’espère avoir. Ma honte redouble quand je lis des poètes que j’aime, qu’ils soient étrangers ou arabes. Je me trouve «petit» et «mince» quand je me compare à eux, plutôt, même, j’ai pitié de moi-même quand je lis leurs magnifiques poèmes…Mais en regardant bien les poètes, je sentais qu’ils n’étaient pas très différents de moi, peut-être même, en dessous de mon niveau. Certains m’ont paru comme des mendiants qui attendaient l’aumône. D’autres, paraissaient comme des prisonniers qu’on emmène à leur cellule. Je me suis dit que le pays des Arabes est devenu désert de poètes et qu’il n’y existe plus ce qui provoque le talent de la poésie. Mais pourquoi avais-je accepté l’invitation? Est-ce poussé par la forte nostalgie de l’Orient et de son soleil brûlant dont j’ai été privé dans mon exil où l’hiver est long, où le soleil s’absente de longues journées. Et quand il réapparaît, il est comme un disque métallique pâle qui se cache rapidement derrière les collines grises.
A cet instant-là, un policier s’est approché de moi et m’a demandé de le suivre. Je l’ai suivi à travers de longs couloirs, à l’odeur de caoutchouc brûlé, puis nous sommes entrés dans une pièce étroite et sombre. Il se retourna et cria: «Lève tes bras!». Après avoir fouillé mes poches très minutieusement et palpé quelques endroits précis de mon corps, il hurla dans mon visage: «Attends!». Il s’absenta quelques minutes, puis revint pour m’ordonner de le suivre de nouveau. Enfin, au bout, il me fit entrer dans un bureau élégant. Derrière la table, s’asseyait un officier corpulent, bardé d’étoiles, il fumait et prenait un café, derrière lui, le portrait du gouverneur du pays, me semblait-il, il portait l’uniforme militaire, lui aussi. L’officier, au visage abîmé, vérifia longuement un dossier puis me dit d’une voix rauque, sans me regarder: «- Ecoute, tu es notre invité et nous ne te ferons pas de mal, mais nous devons t’informer que nous savons pertinemment ce qui traverse ton esprit. »
J’ai voulu dire quelque chose, il me coupa fermement:
«- Ecoute, je t’ai dit que nous savons pertinemment ce qui traverse ton esprit, est-ce que tu as saisi mes propos ? Tu dois donc faire attention, afin de ne pas nous obliger à faillir aux règles de l’hospitalité.»
Un soldat me ramena au hall de l’aéroport,
J’ai retrouvé les poètes qui se bousculaient vers la porte de sortie. A travers le mégaphone, des ordres demandaient que l’on monte sur le champ dans des véhicules.
Nous nous entassâmes dans des véhicules militaires qui démarrèrent dans un désert lugubre et vide. Tout le long de la distance que nous avons parcourue, nous étions sous un soleil brûlant. Nous ne vîmes que le portrait du gouverneur du pays dans sa tenue militaire, en train de plaisanter avec des enfants ou lire la Fatiha en souvenir des martyrs, ou faire la prière de vendredi ou boire un thé avec les paysans dans leurs habits traditionnels. Sur sa droite et sa gauche, ses gardes, armés jusqu’aux dents. Tout le long de ce voyage épuisant, la soif et la faim ont eu raison de moi, au point de m’évanouir, plus d’une fois. Quant à celui que j’ai pris pour le critique Al-Ghandoussi, il s’est mis à vomir et murmurer des invocations et des prières. A côté de moi, s’asseyait un jeune Mauritanien au visage glabre, soudain, il lança sa voix et s’est mis à chanter une chanson saharienne triste, dans le dialecte de sa tribu. Après m’avoir longuement dévisagé, quelqu’un, qui avait les dents atteintes de caries et un nez crochu, me dit, il nous faut être très prudents car il y a des espions juifs parmi nous.
Nous arrivâmes à une caserne élevée sur une colline nue, aux rochers virant au noir. Nous restâmes debout dans une cour poussiéreuse comme des soldats qui saluent le drapeau. A la tribune, était debout le même officier qui m’a averti de ne pas faillir aux règles de l’hospitalité, il nous a souhaité la bienvenue et nous a transmis les salutations du Leader de la nation, puis il indiqua qu’il nous faut porter l’uniforme militaire pour être à l’abri des dangers et des soupçons. Après cela, nous nous mîmes debout dans de longs rangs et parallèles, pendant qu’une troupe jouait de la musique militaire. J’ai failli éclater de rire car le critique Abderrahim Al-Ghandoussi paraissait dans son uniforme militaire comme la star de la comédie égyptienne, Ismaïl Yassine, mais quand je me suis rappelé les ordres fermes de l’officier, je me suis retenu et suis resté droit.
Puis monta à la tribune, un adulte, crétin. J’ai su par la suite qu’il était le ministre de la culture, pour nous gratifier d’un long discours où il insistait sur le «jihad», «devoir pour tous et surtout pour les poètes, car il faut que leur poésie reflète les préoccupations de la nation, ses soucis et ses préoccupations, préservant son honneur et ses fondements», puis il ajouta « la guerre sera féroce, douloureuse et longue, c’est pourquoi les poètes doivent être au premier rang. » Le crétin vanta l’héroïsme du leader de la nation, sa patience, sa sagesse et son courage, face aux épreuves et aux malheurs. A la fin de discours, les soldats et les poètes, tout euphoriques, se mirent à applaudir et saluer fort la vie du leader de la nation. Soudain, le Cheikh al-Ghandoussi tomba évanoui, on l’emmena vers une direction inconnue.
Nous montâmes une nouvelle fois dans les véhicules, nous parcourûmes une longue distance dans le désert. Quand nous descendîmes, nous nous trouvâmes avec nos uniformes militaires devant une montagne nue. Nous sommes restés debout dans des rangs parallèles, l’officier corpulent monta à la tribune et déclara le commencement effectif du festival de poésie, nous demandant de monter à la cime de la montagne pour lire nos fameuses poésies afin qu’elles soient entendues par tous et par l’ennemi de la nation aussi.
Les poètes se mirent à escalader la montagne dans une pagaille monstrueuse, quant à moi et cinq autres, de nationalités différentes, nous ne parvînmes à escalader dix mètres, à cause de la faim, la soif et la fatigue. A la fin, nous tombâmes par terre, nos pieds tuméfiés, notre souffle coupé. Tout de suite, des soldats se dépêchèrent vers nous et se mirent à crier fort, nous demandant de rejoindre les autres poètes qui sont arrivés à la cime de la montagne. Quand ils désespérèrent de notre cas, ils firent appel à l’officier corpulent qui accourut vers nous en colère pour nous traiter de lâches, de défaitistes et de traîtres, puis il nous menaça d’une punition lourde si nous n’obéissons pas aux ordres.
Nous fîmes d’autres tentatives pour escalader la montagne mais toutes aboutirent à l’échec cuisant. A la tombée de la nuit, les soldats nous enlevèrent nos uniformes militaires et nous habillèrent avec des tenues grises de prisonniers. Puis ils nous trainèrent vers les véhicules comme des sacs poubelles, tout le long de la distance parcourue, nous ne cessâmes de gémir et d’avoir mal. Quant aux soldats, ils nous crachaient dessus et nous frappaient avec les crosses de leurs fusils. Quand nous arrivâmes à la caserne, ils nous jetèrent à l’intérieur d’une cellule crasseuse, entachée de sang, puis s’en allèrent.
Nous nous mîmes à nous raconter les histoires de notre vie passée, comme se racontent les légendes…
* Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri
Né en 1950 à Dhibet-Kairouan, Hassouna Mosbahi est romancier, nouvelliste, journaliste. Auteur d’une douzaine de romans. Son écriture se veut installée dans la modernité internationale, ne manque pas de ton provocateur et moqueur. Remuante et critique, elle cherche à quitter les sentiers battus.
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