La malédiction de La Kasbah: Le nouveau livre de Taïeb Youssefi
Les détails inédits du dernier jour de Ben Ali à Tunis, en ce 14 janvier 2011. Son AVC juste après son arrivée à Djeddah, la condamnation à mort lancée à la télévision contre Mohamed Ghannouchi, les conseils des ministres ouverts aux quatre vents sous Hamadi Jebali, les salafistes au pouvoir sous Ali Laarayedh, la forte pression exercée sur Habib Essid pour rendre le tablier, La Kasbah des copains au temps de Youssef Chahed, celle des «conseillers» sous Hichem Mechichi… Et bien d’autres «histoires», lors d’une décennie de toutes les farces et surprises, qui a durement éprouvé la Tunisie et les Tunisiens. La sanction a été immédiate. Une colère divine se serait-elle abattue sur les gouvernants qui ont failli à leur mission ?
Les neuf Premiers ministres et chefs de gouvernement qui se sont succédé à la Kasbah de 2011 à 2021 ont-ils en effet succombé au malheur ? De Mohamed Ghannouchi à Hichem Mechichi, était-ce l’ire du ciel ? C’est ce qu’entreprend d’analyser Taïeb Youssefi dans un essai remarquable publié sous le titre de La malédiction de La Kasbah, aux éditions Leaders. Dans la continuité de son ouvrage «Un Etat pris comme un butin-De la chute de Ben Ali au dilemme de la transition démocratique» (Leaders, 2023), l’auteur révèle davantage les coulisses du pouvoir. Une galerie de portraits surprenante, et une lecture critique, les deux augmentées de propositions pour «des lendemains meilleurs.»Longtemps directeur de cabinet des Premiers ministres Mohamed Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi, puis du chef du gouvernement Habib Essid, Youssefi a été aux premières loges, en observateur avisé et en témoin direct et précieux. Docteur en sciences politiques, il y applique des grilles d’analyses pertinentes.Chacun en a eu pour son grade
D’emblée, Taïeb Youssefi affirme sa double conviction : les locataires de La Kasbah n’ont pu échapper, chacun à son niveau, à un sort maléfique qui les a frappés à un moment ou un autre, mettant fin immédiatement à leurs fonctions, ou les affectant un peu plus tard. Cette malédiction, ajoute-t-il, s’est étendue à l’Etat pour le fragiliser, déconstruire les structures des valeurs, rabaisser la vie politique et propager la malversation, en plus de la descente du pays aux enfers avec une pauvreté croissante, un chômage accru et une forte précarité.Pour étayer ses thèses, Taïeb Youssefi opte d’abord pour le portrait qu’il dresse de chacun des neuf chefs de La Kasbah. Rien ne lui échappe : les circonstances de la nomination, le caractère, le style de commandement, les fragilités, des scènes cocasses, des moments forts, et la chute finale.Les titres sont bien choisis : «Mohamed Ghannouchi dans l’œil du cyclone» ; «Caïd Essebsi : de la traversée du désert au sommet du pouvoir» ; «Hamadi Jebali : de la prison en isolement au bureau de Bourguiba», «Ali Laarayedh : de l’appareil partisan idéologique au cœur du pouvoir» ; «Mehdi Jomaa : l’oiseau rare» ; «Habib Essid : le parti de l’administration»; «Youssef Chahed : de la jebba de Béji à l’abaya du Cheikh» ; «Elyès Fakhfakh: le coup fatal dans le talon d’Achille»; «Hichem Mechichi: le politicien par hasard ou l’homme qui a perdu son ombre».Les deux autres parties du livre sont analytiques. Elles passent en revue les dégâts subis par l’Etat, ses institutions et ses modes de fonctionnement. Et mettent en garde contre les risques encourus si des garde-fous ne sont pas mis en place. Un plaidoyer bien argumenté pour un «plus jamais ça».
De l’inédit
Les révélations sont nombreuses. Le récit du dernier jour de Ben Ali en Tunisie et le basculement du régime sont édifiants. C’est ainsi qu’on apprend que Mohamed Ghannouchi a été invité par Sami Sik Salem (officier de la Garde présidentielle), le vendredi 14 janvier à 17h15, à se rendre au palais de Carthage, alors que Ben Ali était encore à l’aéroport militaire d’El Aouina. L’appareil présidentiel ne décollera qu’à 17h45. Que se serait-il passé si Ben Ali s’était ravisé et avait regagné le palais de Carthage ? On apprend aussi que dès le départ et contrairement à tout ce qui est rapporté, la véritable destination du vol était Djeddah et non un autre pays. L’auteur révèle également que quelques semaines seulement après son arrivée en Arabie saoudite, Ben Ali avait subi le 17 février 2011 un accident cardiovasculaire, puis a été admis d’urgence à l’hôpital militaire de Djeddah.Le fonctionnement de La Kasbah sous Hamadi Jebali prend des formes anecdotiques. Le Conseil des ministres devient quasiment une foire aux larrons, sans respecter l’ordre du jour, s’éternisant dans les débats parfois enfoirés, entrecoupé d’irruption d’intrus, ouvert à diverses personnes autres que les ministres et les secrétaires d’Etat. Avec Ali Laareyedh, ce sont les salafistes qui s’emparent du pouvoir. Sous Youssef Chahed, les proches sont hissés aux commandes. Quant à Elyès Fakhfakh, il se retrouve rapidement sur un siège éjectable, alors que Hichem Mechichi se perd dans la tourmente.
Difficile à croire
Taïeb Youssefi pousse l’investigation documentée pour rapporter diverses scènes significatives des coulisses de La Kasbah et des agissements de ses locataires. S’il ne privilégie pas le sensationnel croustillant, il ne se prive pas d’inscrire dans son récit des anecdotes quasi-impossibles de croire, alors qu’elles sont pourtant vraies. En cette période de plein relâchement, d’ambitions personnelles et de conquête du pouvoir suprême, deux figures tranchent : celle de Mohamed Ghannouchi, publiquement menacé de condamnation à la peine capitale, et celle de Habib Essid, directement sommé de renoncer à ses fonctions sous peine d’être traîné dans la boue.La galerie de portraits est saisissante. L’auteur a su peindre plus que des personnages, des caractères. L’amer bilan qu’il tire de cette décennie 2011-2021 nous interpelle tous : comment a-t-il pu se produire sous nos yeux et échapper à notre vigilance. Les enseignements tirés méritent réflexion. L’appel à la consolidation du front intérieur, à la révision du système éducatif et à la refonte du modèle de développement, avec une proactivité par rapport aux mutations internationales, gagnerait à s’instaurer en un large débat.«La malédiction de La Kasbah» nous rappelle tant d’impairs commis, tant d’opportunités ratées, tant de fausses pistes empruntées, tant de temps perdu. Il nous révèle surtout la fragilité d’un système politique facilement usurpé parfois par des imposteurs. Il explique clairement comment le tournant décisif du 25 juillet était devenu aussi nécessaire que salvateur. Un livre pluriel, savoureux, instructif.
La malédiction de la Kasbah
de Taïeb Youssefi
Editions Leaders, janvier 2024, 246 pages, 35 DT
Disponible en librairie et sur www.leadersbooks.com.tn
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