Azza Filali - Théâtre : entre Gibran Khalil Gibran et Taoufik Jebali
Par Azza Filali - Le « fou », dernière création de Taoufik Jebali, est un spectacle fort, attachant, parfois déconcertant, mais qui mérite qu’on s’y attarde.
Entre les voix off, la mise en scène et les acteurs qui occupent la scène, la pièce est pareille à un instrument à plusieurs cordes. Un nuancier enchevêtré. La dimension la plus prenante est incontestablement une mise en scène, réalisée de main de maître, galerie d’images aussi signifiantes et attractives les unes que les autres. A elle seule, cette mise en scène crée une atmosphère surréaliste, mêlant spiritualité, mysticisme et mystère. Nous sommes ainsi livrés à une succession de tableaux prenants, surprenants, parfois détonants. Devant nos yeux défilent des scènes mouvantes, noyées d’ombre, tantôt trouées de lumières fugaces, tantôt baignées par un épais brouillard. Dans cette « non-visibilité » errent des silhouettes indistinctes. Tout cela est à lui seul un discours qui précède et parfois conforte les propos inscrits tout en haut sur un écran qui surplombe la scène. Discours qui crie en silence la solitude d’êtres qui se côtoient sans se rejoindre, essaient de grimper vers le ciel sur une échelle de fumée, ou se font avaler par le brouillard. Un tel brouillard représente-t-il la véritable distance entre les individus, eux qui s’imaginent être proches, si proches et sont en fait atomisés par un épais rempart de fumée où chacun se retrouve seul ? Parfois, les acteurs se tiennent debout, derrière des panneaux translucides, fragiles remparts qui effacent les traits ne gardant que des silhouettes aux contours imprécis qui bougent avec les panneaux. Tout semble fait pour effacer les êtres, les rendre à leur dimension originelle d’ombres qui passent.Et puis, il y a le texte, émanant certainement de Gibran. Il y’est question d’un individu qui ayant perdu tous les masques qui le font vivre en perpétuelle représentation, bascule dans la déraison. Eloge ou parodie de la folie où l’être, défait de tout simulacre, se retrouve nu et seul. Sur son chemin, chagrin et joie l’accompagnent : le premier apprécié, la seconde décriée, par un entourage qui « lui veut du bien ». Mais, ces émotions s’estompent l’une après l’autre, et les mains de notre homme, pleines de fumée, ne parviennent à retenir ni l’oiseau, ni l’être qui s’y logent pour un instant, toujours trop court. Ensuite, la fumée épaisse, inconsistante reprend ses droits et l’être est rendu à son vide originel. Parfois, des voix surimposées, quasi-incompréhensibles, expriment la multitude de personnes qui habitent le personnage et parlent, mêlées, éteignant sa propre voix intérieure. Mais, il arrive aussi que le texte fasse doublon : Il souligne les images, les accentue, et ce faisant distrait l’attention du spectateur, brisant l’émoi qui le saisit devant des images qui se passent de commentaires. C’est que les mots sont réducteurs, ils ont la fâcheuse manie d’assigner à signification des images qui, telle la fumée qui danse, se situent au-delà des explications. Ces mots rognent le mystère des images et le mystère en sort assagi, socialisé, presque convenable...
Entre texte et images, il y a des corps qui dansent. Dansent-ils ou se livrent-ils à de folles convulsions, saccadées et incohérentes ? Les mouvements de ces corps expriment-ils la transe qui habite ceux que la raison déserte ? Parfois, ces mouvements font tache dans un paysage censé figurer l’intériorité des êtres, toute baignée de désarroi et d’errance. Une errance qui n’est pas le propre du fou, mais nous habite tous, faisant de notre paysage mental un incessant kaléidoscope où la mouvance est de règle.
En dépit de certains décalages entre images, texte et interprétation d’acteurs, la prestation offerte par Taoufik Jebali, se hisse à une qualité de spiritualité et de beauté tout à fait admirable, et devenue rare sur nos scènes de théâtre aujourd’hui. Un tel niveau, digne d’éloges, méritait d’être signalé et encensé.
Azza Filali
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