News - 07.11.2024

Driss Guiga: Il faut demander au peuple comment il compte s’en sortir

Driss Guiga: Il faut demander au peuple comment il compte s’en sortir

Vous avez longuement pratiqué Bourguiba?

Bourguiba, c’était d’abord une culture. Une vaste culture. Il voulait non pas changer la société, mais changer l’homme tunisien. C’était son ambition, peut-être démesurée en si peu de temps, mais il s’y employait avec ténacité. Il s’attachait plus à la recherche du bien-être des gens qu’à la prospérité. Si l’individu voit ses conditions s’améliorer et s’il s’améliore lui-même, c’est tout un changement du destin qui s’opère.

N’était-il pas mégalomane?

Il devait l’être. C’est sa signature. Il faisait sécher nombre de ses éminents visiteurs par sa culture très riche dans les deux langues, et divers domaines, littéraire, historique, et sa connaissance de l’Islam.

L’espoir de la Tunisie aujourd’hui est de pouvoir changer de destinée. Sortir de l’emprisonnement de la culture arabo-musulmane conservatrice où tout se mélange, retardant la modernité et la transformation des mentalités, pour participer au pouvoir qu’exercent les grands, par la science et la technologie. L’action de la société ne saura rien tirer de racines asséchées. Elle doit s’adosser à la recherche et à l’innovation.Bourguiba n’aimait pas beaucoup la philosophie. Quand, en séjour de soins et de rétablissement en Allemagne fédérale où j’étais ambassadeur, il me demandait de lui lire des livres, j’emmenais avec moi des livres de Bergson que j’aimais beaucoup. Il préférait des livres d’histoire, racontant de grandes fresques, présentant d’illustres figures, comme Tamerlan ou Churchill et autres. Pour lui, la philosophie est statique, alors que l’histoire est dynamique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il avait choisi pour titre du journal qu’il avait fondé en 1932: L’Action, et celui en arabe: العمل

Pourquoi avez-vous, dès le début, choisi Bourguiba?

Ce n’était pas un choix, c’était plutôt une conviction. Je n’ai pas trouvé meilleur que lui dans l’esprit, la méthode, la manière de faire. J’appréciais le Dr Sadok Mokaddem qui a été mon parrain et d’autres compagnons de Bourguiba et je me suis tenu toujours à l’écart de tout «clan».

Discuter avec Bourguiba était d’un autre standing. Même dans ses défauts qui indiquent des qualités, j’aimais sa compagnie.

Quelles sont les grandes figures tunisiennes qui vous ont laissé un grand souvenir?

Incontestablement Taieb Mhiri et Ahmed Tlili. Taieb Mhiri était déjà la grande vedette de notre jeunesse, en tant qu’ailier droit de l’Espérance sportive de Tunis et grand buteur. Puis, je le retrouvais engagé dans l’action politique. J’ai été à ses côtés pendant 6 ans en tant que directeur de la Sûreté nationale, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Un grand homme. Quant à Ahmed Tlili, c’était un militant très actif au sein du mouvement national, à Gafsa et la région minière, doublé d’un syndicaliste très engagé, qui sera hissé dans la direction de l’Ugtt.

Au quotidien, Taieb Mhiri et Ahmed Tlili travaillaient ensemble dans l’entente et la complémentarité. Toutes les grandes questions étaient entre leurs mains.

Quels sont les moments les plus marquants que vous avez vécus? Faire descendre de son trône le dernier husseinite, Mohamed Lamine Pacha Bey, le 25 juillet 1957?

Le moment était certes solennel. Mais, il était tellement inscrit dans la démarche de Bourguiba d’instaurer la République que je m’y étais déjà préparé.

Ce que je ressentais le plus ce jour-là, c’était le poids de l’histoire. Sans en être impressionné.

Le tracé des frontières avec l’Algérie?

La première chose que j’avais faite en prenant mes fonctions de ministre de l’Intérieur le 1er mars 1980, après l’attaque de Gafsa par des éléments formés en Libye et infiltrés à partir de l’Algérie, c’était de me rendre à tous les postes frontaliers. J’avais perçu un danger permanent sur les frontières avec des passoires créant des incidents et pouvant représenter un danger, d’une manière ou d’une autre. Avec cette incertitude de détection et de prévention, il fallait rompre cet enchaînement périlleux. Je me suis rendu à Alger pour rencontrer le président Ben Jedid, qui avait succédé à Boumediene, pour lui proposer de revoir ensemble le tracé des frontières. Il a accepté et nous nous y sommes mis des deux côtés et en commun. Ce n’était pourtant pas très difficile à résoudre: l’endroit le plus contesté ne couvrait même pas 200 m2, plein de crevasses et de pierres, ne recelant aucune richesse ou mine. Au bout de deux ans, c’était bouclé.Et le complot de 1962?

C’était un complot fomenté essentiellement par de jeunes officiers édifiés par d’autres de leurs semblables dans des pays arabes, et ralliant des destouriens, dont de grands résistants.

Ce fut surtout un changement significatif: Bourguiba a perdu ce jour-là la confiance dans le peuple. C’était un tournant vers le durcissement de la vie politique.

Faut-il faire confiance au peuple aujourd’hui?

Oui. A condition que le pouvoir constitue un front national auquel il pourra s’adosser. Je suis contre le pluralisme. Il a abouti à la formation de factions. Voir, au lendemain du 14 janvier 2011, plus de 200 partis se constituer, c’est-à-dire plus de 200 leaders qui se proclament, c’est un signe négatif de l’immaturité de nos peuples qui n’arrivent pas à se remettre en question et à aller à l’unisson vers l’essentiel.

Bourguiba l’avait compris, en appelant à former un large front national, composé d’organisations nationales : l’Utica, l’Ugtt, l’Ugat, l’Unft, l’Uget, etc. Il les a renforcées en respectant leur indépendance dans leurs missions spécifiques, et les a ralliées autour d’un projet commun pour le pays, quitte à le faire évoluer.

Et les évènements du 26 janvier 1978?

C’était une erreur tactique de Habib Achour et aussi celle d’un grand syndicaliste, Abdallah Farhat, hissé depuis l’indépendance au sein du gouvernement. On aurait pu l’éviter.

Comment instaurer la démocratie en Tunisie?

Ce n’est pas un objet qu’on peut acheter dans un supermarché en choisissant le modèle, la taille, la couleur, et autres. C’est une construction qui commence à la base de la société, pierre par pierre, avec des valeurs, des convictions et des pratiques.

Elle peut se reconnaître à travers deux éléments fondamentaux: le pluralisme des opinions et le principe de l’élection à instaurer à tous les niveaux et dans toutes les institutions. Personne ne saurait exercer une fonction locale, régionale ou nationale, mais aussi dans la plupart des institutions, sans y avoir été élu. Il y va des maires, délégués, gouverneurs, députés, ministres, hauts magistrats et autres.

Quel avenir se dessine-t-il pour la Tunisie?

Il faut demander au peuple comment il compte s’en sortir. Ce sont les hommes et les femmes qui feront l’avenir de la Tunisie. Ce n’est pas un régime démocratique qui fera des démocrates, mais des démocrates qui édifieront une démocratie.

Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Depuis Carthage, il y a toujours eu un peuple qui a su gérer les étapes successives : celles gaies, celles moroses et celles flamboyantes.

J’espère aller vers une phase flamboyante.

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