Habib Touhami: L’armée des déconsidérés
En Tunisie, aucune agglomération, institution ou cité d’importance ne porte le nom de Sassi Lassouad, Tahar Lassouad, Amara Slougha, Belgacem Bazmi ou même de Hassen Ben Abdelaziz et Mahjoub Ben Ali, pourtant tous deux proches de Bourguiba. Aucun «fallagh» n’a eu l’honneur de voir son nom inscrit sur quelque monument symbolique que ce soit. Il est évidemment heureux que les noms de Hédi Chaker, Ahmed Tlili, Farhat Hached, Mongi Slim, Taieb M’Hiri et de quelques autres dirigeants néo-destouriens aient été donnés à des rues, des hôpitaux, des écoles, etc. La Nation reconnaissante ne pouvait pas faire moins. Mais les combattants armés de la cause nationale furent sciemment oubliés. Le particularisme du mouvement national tunisien pour l’indépendance par rapport à l’algérien (primauté du politique sur l’action armée jugée auxiliaire sans plus) se résume en cette différence de traitement. Les « fellaghas» tunisiens sont les oubliés des hommages nationaux.
L’ironie de l’histoire veut que le terme de «fellagh» soit une création tunisienne, relativement récente, puisque l’on n’en trouve pas trace notable dans l’œuvre d’Ibn Abi Dhiaf Ithaf Ahl al-zaman bi Akhbar muluk Tounes wa Ahd el-Aman (إتحاف أهل الزمان بأخبار ملوك تونس وعهد الأمان). Il signifie littéralement «bandit de grand chemin», hors-la-loi, ou «casseur de tête» et sera repris plus tard par les autorités françaises en Tunisie, en Algérie et au Maroc pour désigner les combattants armés contre le colonialisme français. Bourguiba n’a pas hésité à l’utiliser, avec une certaine condescendance il est vrai, dans ses conférences données à l’Université de Tunis en 1973 en évoquant le recrutement sous sa seule autorité de «bandits» courageux (sans plus) habitués à l’usage des armes. Il en profita pour stigmatiser la «frilosité» de ses compagnons «petits bourgeois», peu enclins à recourir à la «violence révolutionnaire».
Les hasards de la vie m’ont fait connaître deux chefs illustres de ces «fellaghas» que l’on ne doit plus désigner comme tels, le terme «moujahidine» étant plus digne. Il s’agit de Si Sassi Lassouad d’El Hamma et de Si Amara Slougha de Sidi Bouzid. L’un était disert et volubile, l’autre silencieux et secret. Tous deux m’ont raconté leur parcours personnel, leur combat et leurs déboires avec certains dirigeants néo-destouriens, citadins et instruits, à l’exception d’Ahmed Tlili et de Taieb M’Hiri. C’est ce tandem qui a géré par la suite les relations complexes et tumultueuses de la Tunisie avec le FLN durant la guerre d’Algérie. Le Colonel Ben Aouda de l’ALN en a beaucoup parlé dans ses interviews en leur rendant un vibrant hommage ainsi qu’au gouverneur de Médenine de l’époque, Si Mohamed Ben Lamine.
La mort prématurée d’Ahmed Tlili et de Taieb M’Hiri a incontestablement précipité la déconsidération personnelle et politique des «fellaghas» tunisiens. Mais ce ne fut pas la seule raison. Un historien tunisien a soutenu avec justesse que selon une logique immuable, le poids de la lutte nationale pour l’indépendance en Tunisie a été supporté par les campagnards et les plus humbles mais que les fruits de l’indépendance ont bénéficié d’abord aux citadins et aux «négociants». Cette injustice doit être réparée sinon elle continuera à alimenter des rancœurs dont on ressent encore les effets soixante-dix ans après l’indépendance du pays.
Habib Touhami
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