Mohamed-El Aziz Ben Achour: Deux hommes d’honneur, Ilan Pappé et Norman Finkelstein
A la fin des années 1980, des chercheurs israéliens, connus sous le nom de «Nouveaux historiens» tels Benny Morris, Simha Flapan, Avi Shlaïm et Ilan Pappé, se consacrèrent à une relecture de l’histoire de la naissance de l’Etat hébreu et du sort tragique de la population palestinienne. Cette relecture, rendue possible à la suite de l’ouverture des archives israéliennes et britanniques relatives aux événements de l’année 1948, n’allait guère tarder à battre en brèche le récit dominant d’un Israël, Etat victime. A ce propos, il convient, avant d’aborder notre sujet, de saluer, d’un mot, la haute figure de l’éminent savant américain Noam Chomsky (né en 1928) qui fut et demeure un des précurseurs d’une approche critique de l’histoire et de la politique de l’Etat hébreu.
Dans le contexte actuel marqué par le martyre de Gaza et les dangers que la politique conduite par Benyamin Netanyahou fait courir non seulement aux civils palestiniens et libanais mais à l’ensemble de la région, deux éminents intellectuels, un Israélien et un Américain, ont retenu notre attention par l’anticonformisme de leurs analyses.
Né à Haïfa en 1954, fils de juifs allemands ayant quitté leur pays au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir, Ilan Pappé est un historien israélien diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem et d’Oxford. Professeur à l’université de Haïfa de 1984 à 2007 et membre du groupe des «Nouveaux historiens», il se distingue par une relecture des circonstances qui ont vu l’établissement de l’Etat d’Israël. Au cours des années 2000, ses recherches l’amenèrent à la conclusion que l’expulsion des Palestiniens de leur terre fut le résultat d’une politique dûment planifiée des organisations militaires et paramilitaires sionistes. Par cette nouvelle approche, il ne tarda pas à entrer en conflit avec certains de ses collègues qui affirmaient que l’exode de 700 000 à 750 000 Palestiniens avait été provoqué principalement à la suite de consignes données par des dirigeants arabes des pays voisins. Ses analyses et prises de position l’éloignèrent même de certains Nouveaux historiens, notamment Benny Morris. Jusqu’à son départ d’Israël, Ilan Pappé fut un universitaire anticonformiste et un militant communiste antisioniste. Condamné par la Knesset, ayant reçu des menaces de mort (un journal alla même jusqu’à le représenter en première page au cœur d’une cible), il s’exila en Grande-Bretagne en 2007 et enseigne aujourd’hui à Exeter où il dirige le Centre universitaire européen d’études sur la Palestine et contribue également au mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions).Ilan Pappé consacra de vastes études à l’expulsion des Palestiniens. En 2006, parut son célèbre ouvrage The Ethnic Cleansing of Palestine, paru à Londres en 2006, chez Oneworld Publications, traduit la même année en français chez Fayard, puis, en mai 2024, chez l’éditeur La Fabrique sous le titre Le Nettoyage ethnique de La Palestine. On y apprend, entre autres, qu’entre 1947 et 1949, plus de 400 villages ont été délibérément détruits, des civils massacrés et près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants chassés de chez eux sous la menace des armes.
Outre cet ouvrage fondamental, citons sa thèse, soutenue en 1984, qui porte sur la politique étrangère britannique au Moyen-Orient de 1948 à 1951 et en sous-titre: L’Angleterre et le conflit arabo-israélien ; A History of Modern Palestine : One Land, Two Peoples (2003) ; Ten Myths About Israel (New York, Verso Book, 2017). Au sujet des Territoires occupés, il est l’auteur d’un ouvrage au titre évocateur : The Biggest Prison on Earth : A History of Occupied Territories, paru en 2017 chez Oneworld Publications. Il est également coauteur avec Noam Chomsky de On Palestine, Chicago, Haymarket Books, 2015 ; et en 2010, Gaza in Crisis : Reflections on Israel’s War Against the Palestinians (un ensemble d’essais et d’interviews de ces deux intellectuels relatifs à l’Opération Cast Lead menée contre le Hamas en décembre 2008 qui entraîna la mort de près de 1 400 Gazaouis, 5000 blessés, la destruction de 46 000 maisons privant d’un toit 100 000 hommes, femmes et enfants).Nombre de ces études, souvent remarquables, mériteraient qu’on s’y attarde ici. Cependant, compte tenu des événements tragiques qui, depuis le 7 octobre 2023, secouent la région, il nous paraît utile de mettre l’accent sur un article d’Ilan Pappé intitulé «Palestine’s Blood Never Dried» («Le Sang de Palestine ne séchera jamais»), paru le 2 août 2024 dans le magazine britannique Tribune. Cette analyse nous rappelle d’abord que, historiquement parlant, la colonisation de peuplement est, selon la formule du spécialiste Patrick Wolfe, «une logique d’élimination des autochtones». En Palestine, comme naguère en Amérique ou en Australie, le peuplement de type colonial est le résultat d’un nettoyage ethnique de la population locale. «La caractéristique principale de ce type de projet, c’est-à-dire l’impulsion éliminatoire (eliminatory impulse), souligne-t-il, est profondément enracinée dans la pensée sioniste dès les origines. La logique qui la sous-tend est que l’édification d’un Etat juif européen en Palestine dépend de la capacité du mouvement colonial (settler movement) juif d’occuper «le plus de territoire possible avec le moins de Palestiniens possible». En outre, l’élite sioniste travaille sans cesse à expurger l’histoire du pays de son élément humain local, en même temps qu’elle s’approprie la culture et le folklore comme s’ils étaient les siens; de sorte que les coutumes, les habits et la cuisine palestiniens sont «israélisés» (israelised).
Revenant au nettoyage ethnique, Ilan Pappé explique comment une expulsion pure et simple des Palestiniens étant, pour diverses raisons, devenue aujourd’hui impossible, la solution fut d’enclaver les populations en Cisjordanie (West Bank) et dans la Bande de Gaza et d’en faire deux immenses prisons («two mega prisons»). Néanmoins, le gouvernement israélien ne cessa, en même temps, de procéder à des expulsions massives de Palestiniens de la rive occidentale du Jourdain et de Jérusalem. Il semble que dans les prochaines années, l’Etat juif pourrait en expulser, par divers moyens, plus d’un demi-million. Evoquant ensuite la fréquence et l’intensité croissante des frappes que Tsahal lança sur Gaza entre 2007 et 2023, entraînant la mort de milliers de personnes, il souligne que «cette politique atteignit un niveau supérieur de brutalité depuis l’élection, en 2022, de Benyamin Netanyahou et l’incorporation à son gouvernement d’extrême droite de partis messianiques et fanatiques dont les membres, issus des colonies de peuplement, n’aspirent qu’à l’annexion de Gaza et de la Cisjordanie par le biais de la colonisation et du nettoyage ethnique.» Le narratif des médias occidentaux qui présente l’attaque entreprise par le Hamas le 7 octobre 2023 comme sortie du néant («came out of the blue», dit Pappé) et orchestrée par l’Iran, «feint d’ignorer l’intensification des politiques israéliennes d’oppression menées par l’idéologie du nouveau gouvernement, incluant des arrestations massives sans procès, des tirs mortels visant principalement des adolescents, voire par l’encouragement des colons et de la police à envahir l’esplanade des mosquées d’Al Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, avec pour objectif de construire un temple juif.».La riposte israélienne à l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre 2023, qui fit 1 200 morts et 240 otages, fut particulièrement vengeresse. «Mais cette opération, souligne l’auteur, fut rapidement usurpée par le gouvernement d’extrême droite pour servir de prétexte à la mise en œuvre de sa vision d’un Grand Israël s’étendant du Jourdain à la Méditerranée avec le moins de Palestiniens possible en son sein, et avec le secret espoir que l’Egypte et d’autres pays finiront par accueillir les réfugiés de Gaza tandis que la Jordanie absorberait ceux de la rive ouest.». Achevant son analyse par un développement sur ce qu’il appelle «la Seule option», Ilan Pappé conclut: «La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont une implication particulière dans la cartographie du désastre qui, depuis l’arrivée du mouvement sioniste cerne la Palestine. Aussi ont-ils la responsabilité historique d’arrêter le génocide à Gaza et la destruction de la Cisjordanie ; et, dans la foulée, rendre le Mouvement palestinien de libération capable de construire une nouvelle Palestine «semblable à celle de jadis où musulmans, chrétiens et juifs coexisteraient dans une seule nation». Si cette option (qui, personnellement, nous paraît chimérique) venait à échouer, Israël, affirme-t-il, ne survivrait pas longtemps. Les juifs israéliens, comme les Croisés, bien avant eux, se rendraient alors compte de l’impossibilité d’imposer aux Arabes palestiniens, contre leur volonté, un Etat européen.
L’autre éminente figure intellectuelle et politique que nous souhaitons évoquer à présent est celle du politologue américain Norman Finkelstein. Né en 1953 à New York de parents juifs polonais rescapés du génocide perpétré par les nazis, Norman Gary Finkelstein, diplômé de Binghamton, de l’Ecole pratique des hautes études (Paris) et de Princeton, est un universitaire et un intellectuel de gauche tôt engagé. Dès ses études doctorales, il se distingue par son souci de démystifier «les arguments pseudo-académiques» (selon la formule d’Adam Shatz) destinés à défendre la politique israélienne et ses pratiques». Son engagement au sujet du conflit israélo-palestinien date de 1982, lorsqu’il protesta, avec une poignée de juifs new-yorkais, contre l’invasion du Liban. Sur sa pancarte de manifestant, il avait écrit «Fils de survivants du ghetto de Varsovie et d’Auschwitz, je ne me tairai pas : Arrêtez l’Holocauste au Liban !».Son engagement se refléta très tôt dans ses écrits. Sa thèse de doctorat soutenue à Princeton mit en pièces un ouvrage à succès (From Time Immemorial) paru en 1984 qui reprenait le mensonge selon lequel la Palestine était «une terre sans peuple pour un peuple sans terre». En 2000, parut aux éditions Verso Books à New York son fameux essai intitulé The Holocaust Industry. Reflections on the Exploitation of Jewish Suffering. (traduit en français et publié aux éditions La Fabrique, Paris, 2001 sous le titre : L’Industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des juifs. Préface de Rony Brauman). Il y accuse des personnalités comme Elie Wiesel (1928-2016) d’utiliser la mémoire du génocide comme une arme idéologique (ideological weapon). Leur objectif, affirme-t-il étant de permettre à Israël, puissance militaire redoutable et auteur d’horribles (horrendous) atteintes aux droits humains, de jouer le rôle d’un Etat victime ; ce qui le met à l’abri de toute critique (immunity to criticism).
Ses prises de position particulièrement critiques sur l’idéologie sioniste et la politique israélienne valurent à Norman Finkelstein l’hostilité de milieux intellectuels, universitaires et politiques. En 2003, sa critique acerbe du livre apologétique The Case for Israel («Le Cas d’Israël») d’un célèbre universitaire et avocat Alan Dershowitz, qu’il accusa de fraude, de falsification, de plagiat et de non-sens, et la longue querelle qui les opposa entravèrent sa carrière universitaire. Concernant le conflit israélo-palestinien, il affirmait, en janvier 2021 dans la revue Mondoweiss, qu’Israël «est un Etat juif suprémaciste commettant le crime d’apartheid contre les Palestiniens». D’une manière plus générale, il estime que la solution des deux Etats est injuste parce qu’elle confirme l’usurpation sioniste de la terre de Palestine et, par-dessus tout, perpétue un Etat fondé sur une suprématie raciale. Pour Finkelstein, la solution réside dans la constitution d’un seul Etat avec le droit au retour des réfugiés palestiniens. Il se distingue en cela de Benny Morris selon lequel il n’y a pas de solution de deux Etats ni non plus de solution sous la forme d’un seul Etat «parce que les Arabes ne veulent pas - selon Morris - d’une présence nationale juive au Moyen-Orient et que les différences culturelles incluent le fait qu’ils ont moins de respect pour la vie humaine et le règne de la loi» (in Jeffrey Goldberg, Book Review, 20 mai 2009).Dans le cadre de ses engagements politiques, Norman Finkelstein est, comme Ilan Pappé, membre du comité de parrainage du tribunal Russell sur la Palestine. Ce tribunal d’opinion pro-palestinien - ses promoteurs sont Ken Coates, président de la Fondation Bertrand Russell, Nurit Peled, une Israélienne professeur à l’université hébraïque de Jérusalem et Leïla Shahid, représentante de la Palestine auprès de l’Union européenne - fondé en mars 2009 dans le but de «mobiliser les opinions publiques pour que l’ONU et les Etats membres prennent les mesures indispensables pour mettre fin à l’impunité de l’Etat d’Israël et pour aboutir à un règlement juste et durable de ce conflit».
Au terme de cette présentation, il convient de saluer l’engagement de ces deux brillantes personnalités. Leur approche critique de l’histoire de l’Etat d’Israël, de son évolution et de ses politiques à l’égard des Palestiniens, ainsi que leur dénonciation de la propagande sioniste, contribuent efficacement— ainsi que d'autres intellectuels et hommes de religion d'Amérique, d'Europe et d'Israël— à la prise de conscience des opinions occidentales et à leur mobilisation actuelle en solidarité avec les victimes de Gaza et du Liban. Ilan Pappé l’Israélien et Norman G. Finkelstein l’Américain incarnent ce qu’il y a d’admirable dans tout engagement fondé sur la recherche scientifique, l’honnêteté intellectuelle et le courage.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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