News - 05.02.2025

Slimane Ben Miled - Comprendre et anticiper les épidémies : vers une approche globale et intégrée

Slimane Ben Miled - Comprendre et anticiper les épidémies: vers une approche globale et intégrée

Par Pr. Slimane Ben Miled - Face aux crises sanitaires récurrentes, telles que la pandémie de Covid-19, l’épidémie de rage en Tunisie et l’émergence potentielle du monkeypox, il est devenu impératif d’adopter une approche globale et intégrée pour mieux comprendre et gérer ces menaces. Ces maladies, bien que différentes dans leur nature et leur mode de transmission, partagent des dynamiques épidémiologiques complexes, nécessitant une réponse articulée entre une vision mondiale et une action locale.

En effet, la circulation des pathogènes à l’échelle internationale impose une vigilance accrue sur les déplacements de populations, tandis qu’au niveau local, la transmission communautaire reste un facteur clé de propagation. Par exemple, la rage représente un défi particulier, car les cas humains ne sont que la partie visible d’un problème plus vaste, affectant principalement les chiens, les chats et d'autres mammifères domestiques. Le manque de données précises sur ces populations animales complique la mise en place de stratégies de contrôle efficaces, soulignant ainsi la nécessité d’une surveillance renforcée et coordonnée.

Cependant, la complexité de ces crises ne peut être abordée de manière fragmentée. Une gestion efficace repose sur une vision systémique et interconnectée des différentes composantes d’une épidémie. C’est là qu’intervient la modélisation épidémiologique, un outil stratégique permettant de transformer des données brutes en scénarios d’intervention éclairés, facilitant ainsi la prise de décision en temps de crise.

La modélisation épidémiologique: un outil clé pour des décisions éclairées

Les enseignements tirés de la pandémie de Covid-19 ont démontré le rôle central de la modélisation dans la gestion des crises sanitaires. Ces outils analytiques ont permis d'anticiper la propagation du virus, d’évaluer l’efficacité des mesures telles que la distanciation sociale et les confinements, et d’optimiser la répartition des ressources, notamment en identifiant les populations prioritaires pour la vaccination.

Reconnaissant l'importance de la modélisation, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) l'a intégrée dans plusieurs initiatives de santé publique. Par exemple, dans le cadre de la lutte contre le cancer du col de l’utérus, la modélisation mathématique a permis de démontrer les bénéfices des objectifs 90-70-90 (90% d’une classe d’âge vaccinée-70 % des femme dépistés -90 % des cancer du col de l’utérus traités) d’ici 2030, en mettant en évidence les réductions potentielles de l’incidence et de la mortalité.

Toutefois, la modélisation ne se limite pas à un exercice technique; elle doit être intégrée dans une approche plus large de gouvernance sanitaire. L'OMS encourage les États membres à renforcer leurs capacités en matière de modélisation, en les inscrivant dans une stratégie plus large de planification sanitaire et de gestion des ressources. Une telle approche permet d’évaluer l’impact des interventions, d’optimiser l’allocation des ressources et de fournir des preuves quantitatives aux décideurs politiques.

Mais comment garantir que ces outils sont efficacement utilisés et traduits en actions concrètes sur le terrain ? La réponse réside dans une collaboration étroite entre scientifiques et décideurs politiques, en veillant à établir des passerelles solides entre la recherche et l'action.

Collaboration entre scientifiques et décideurs: un enjeu de gouvernance sanitaire

L’expérience du Covid-19 a mis en évidence la nécessité d’une coopération fluide entre les experts scientifiques et les décideurs. Cette collaboration repose sur une chaîne d'acteurs distincts mais complémentaires, qui jouent chacun un rôle clé dans la prise de décision.

L’écosystème de gouvernance sanitaire peut être structuré en trois grandes catégories d’acteurs:

1. Les générateurs de données: Les générateurs de données incluent les organismes d’observation, tels que l’Observatoire National des Maladies Nouvelles et Émergentes, ONMNE, la Direction de la Santé et de Santé de Base, DSSB,  les hôpitaux et d’autres structures de santé publique. Leur mission principale est de collecter, structurer et fournir des données nécessaires pour comprendre les épidémies ou les problèmes de santé publique.
La qualité, l’exhaustivité et la disponibilité de ces données sont des éléments cruciaux pour garantir la pertinence des analyses et des interventions. Par ailleurs, la coordination entre ces acteurs et les producteurs de preuves est essentielle pour réduire les lacunes en matière de données.

2. Les producteurs de preuves: Les producteurs de preuves sont ceux qui effectuent des analyses avancées pour fournir des informations exploitables. Ce groupe est constitué principalement de modélisateurs, qui utilisent les données issues des générateurs pour tester des scénarios, évaluer des hypothèses et anticiper l’évolution des crises sanitaires.
Ces acteurs emploient des outils mathématiques et statistiques pour créer des modèles permettant d’estimer l’impact des mesures de santé publique, telles que la distanciation sociale, la vaccination ou le dépistage massif. Leur travail est fondamental pour réduire l’incertitude et orienter les politiques basées sur des données probantes.

3. Les consommateurs de preuves: Enfin, les consommateurs de preuves sont les décideurs politiques, comme le ministre de la santé, les élus ou les responsables d’organismes publics, qui utilisent les informations traduites pour élaborer et mettre en œuvre des politiques et des plans d’action. Leur capacité à s’appuyer sur des preuves solides dépend de la transparence des processus en amont et de la confiance établie avec les autres acteurs.

Ces décideurs ont la lourde responsabilité d’équilibrer les recommandations scientifiques avec d’autres considérations, telles que les contraintes budgétaires, les priorités économiques ou la perception publique. Leur capacité à agir rapidement et de manière cohérente influence directement l’efficacité des réponses aux crises sanitaires.

Cependant, une relation harmonieuse entre ces acteurs ne va pas de soi. Les décideurs sont souvent confrontés à des contraintes politiques et économiques qui peuvent limiter la mise en œuvre des recommandations scientifiques. À l’inverse, les scientifiques doivent adapter leur communication pour rendre leurs conclusions plus accessibles et compréhensibles.

Figure : Résumé des flux d’informations dans l’écosystème de prise de décision en Tunisie.
MS: Ministère de la Santé; DSSB: Direction des Soins de Santé de Base; CIMS: Centre Informatique du Ministère de la Santé; ONMNE: Observatoire National des Maladies Nouvelles et Émergentes.

Garantir l’indépendance des acteurs pour éviter les conflits d’intérêts

L’une des leçons majeures de la gestion de la pandémie de Covid-19 est l'importance de la clarté des rôles entre scientifiques et décideurs. Par le passé, la prise de parole conjointe de figures de la communauté scientifique et de responsables politiques a souvent créé une confusion sur leurs responsabilités respectives, nuisant ainsi à la crédibilité des recommandations scientifiques et fragilisant la confiance du public dans les mesures adoptées. Cette situation souligne un défi majeur de la collaboration entre ces acteurs: la nécessité de préserver leur indépendance. Lorsque les producteurs de données se substituent aux politiques, des conflits d’intérêts émergent, compromettant la transparence du processus décisionnel et suscitant des doutes sur l'objectivité des décisions prises. D’autre part, une implication excessive des scientifiques dans l’espace médiatique, en prenant des positions contradictoires ou partisanes, peut brouiller les rôles et nuire à la crédibilité des recommandations scientifiques. Une séparation claire des responsabilités est essentielle pour préserver la confiance du public et garantir des décisions éclairées basées sur des preuves solides. C’est dans ce contexte que le rôle des traducteurs de preuves devient crucial. Ces experts, souvent des conseillers stratégiques ou des directeurs de la santé, agissent comme des intermédiaires en traduisant les résultats scientifiques en recommandations opérationnelles. Ils permettent également d’intégrer les contraintes politiques et économiques dans les modèles d’analyse, assurant ainsi une meilleure adéquation entre la science et l’action politique. Cette proposition de l'écosystème est celui proposé par l’OMS et utilisé avec succès dans beaucoup d'État, comme l'Espagne, le Royaume Unis ou l’Afrique du Sud.

Construire un écosystème pérenne pour mieux anticiper les crises

La construction d’un système de prise de décision éclairée ne peut se faire dans l’urgence. Les périodes de calme épidémiologique offrent une opportunité précieuse pour bâtir un écosystème pérenne, garantissant une réponse rapide et efficace lors de futures crises.

Cela passe par la mise en place de structures solides, telles que des systèmes de partage automatique des données, la structuration des générateurs de preuves et la mise en place de plateformes collaboratives facilitant la coordination entre les acteurs. Ces périodes de relative accalmie permettent également aux parties prenantes de mieux se connaître et de définir les exigences de chacun.

Un cadre institutionnel stable et des ressources adaptées sont indispensables pour assurer la collecte, l’analyse et l’interprétation des données en continu. En construisant un écosystème intégré fondé sur la coopération interdisciplinaire et la transparence, il devient possible d’améliorer la préparation aux crises, de renforcer la confiance entre les acteurs et d’assurer des interventions plus efficaces.

La gestion efficace des crises sanitaires repose sur une interaction fluide et structurée entre scientifiques et décideurs, chacun jouant un rôle spécifique et complémentaire. La modélisation mathématique, intégrée dans un cadre de gouvernance claire et transparente, constitue un levier puissant pour anticiper et répondre aux défis sanitaires.

Pour assurer une meilleure préparation aux crises futures, il est impératif de renforcer la collaboration entre les acteurs, de clarifier les responsabilités et d’établir des structures pérennes permettant une prise de décision fondée sur des données objectives. En mettant en place un écosystème durable et en favorisant une communication transparente, il est possible de renforcer la résilience des systèmes de santé et d’instaurer une confiance durable entre la communauté scientifique, les décideurs et le public.

Slimane Ben Miled
Responsable de l'équipe de modélisation au sein du BIMS-LAB
Professeur titulaire de mathématiques appliquées

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