Réduire les pertes après récolte des céréales: un enjeu crucial

Par Ridha Bergaoui - Bientôt la saison de la récolte des céréales. Cette année la pluie a été au rendez-vous après de longues années de sécheresse. La campagne agricole se déroule normalement et les prémices d’une excellente récolte sont là, toutefois on n’est jamais à l’abri d’un accident ou d’un imprévu quelconque de dernière minute. Comme on le dit en arabe «ربي يوصل بالسالم».
A côté de conditions climatiques favorables, particulièrement une pluviométrie adéquate (la céréaliculture en Tunisie étant essentiellement pluviale), une bonne récolte est le fruit de beaucoup de sacrifices, d’efforts et de travail ardu de la part des agriculteurs. Un savoir faire et une connaissance parfaite des techniques et du milieu agricoles sont nécessaires. La récolte représente un maillon très important pour l’agriculteur qui vient récompenser tous ses sacrifices, lui permet de payer ses crédits et faire vivre sa famille correctement.
Des préparatifs intenses pour la récolte
Quelques difficultés sont apparues au démarrage de la saison, au niveau de l’approvisionnement en semences. Le problème a été rapidement maitrisé et les agriculteurs ont pu semer à temps. L’approvisionnement en engrais (surtout azotés) semble ne pas poser de problème. Quelques cas d’épiaison prématurée du blé ont été signalés au mois de février. Ce phénomène, limité à une ou deux variétés de blé seulement et dans quelques zones de production, semble imputable aux changements climatiques et la hausse de la température hivernale qui a accéléré la croissance des plantes.
Les préparatifs vont bon train afin d’assurer le déroulement de la récolte et la collecte dans les meilleures conditions. Des réunions ont été organisées à ce sujet tant à l’Office des céréales (OC) qu’au ministère de l’agriculture afin de prendre les mesures nécessaires et coordonner entre les différents intervenants. Le Président de la république lui-même, a également le 25 février, lors de sa réunion avec le chef du gouvernement et en présence du secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’agriculture, soulevé la nécessité de bien se préparer à la collecte. Il a rappelé que le blé fait partie de notre souveraineté nationale et que l’agriculture demeure l’avenir de la Tunisie.
Un conseil ministériel restreint, sous la présidence du chef du gouvernement, a été également organisé le 10 courant et réservé aux préparatifs de la collecte. Des recommandations ont été faites pour assurer le bon déroulement de la campagne de collecte et surmonter les difficultés sur les plans tant logistique, financier, organisationnel qu’institutionnel.
La collecte est en réalité un terme générique qui rassemble plusieurs opérations. Elle commence par la livraison des céréales aux centrex de collecte et se prolonge par un travail de tri, nettoyage, allotements des céréales à stocker, en fonction du type et de la qualité sanitaire et physique (poids spécifique, taux de protéines, aspects physiologiques…). Enfin vient la conservation de la marchandise dans les meilleures conditions (humidité, température, maitrise des insectes et autres prédateurs…) afin de préserver la qualité et réduire les pertes en attendant la livraison aux utilisateurs potentiels.
Une capacité de stockage insuffisante en bonne année
En Tunisie, le problème du stockage après récolte des céréales est crucial. Pour cette année, quoique la capacité du stockage semble plus importante que les dernières années, elle demeure insuffisante en cas d’une bonne année et une bonne récolte. Pour la récolte 2025, la capacité de stockage des céréales, avancée lors du CMR, serait de 7,63 millions de quintaux. Elle est en légère augmentation par rapport aux campagnes précédentes où la capacité de stockage était seulement de 5,9 millions de quintaux (OC). Une amélioration de 1,7 million semble provenir de nouvelles installations mises en service. L’OC détient une capacité de stockage de 4,3 millions, ce qui représente 57% de la capacité totale. Le reste est détenu par des privés et des sociétés mutuelles. L’OC revient cette année en force dans le domaine de la collecte des céréales alors qu’il allait s’y retirer complètement il y a quelques temps.Cette capacité de stockage demeure insuffisante en cas de bonne année où la quantité de céréales collectées peuvent dépasser les 12 millions de quintaux. C’était le cas en 2019 où la Tunisie a connu une récolte record estimée à 24 millions de quintaux avec presque 13 millions de quintaux de céréales collectées (environ 9 millions de blé dur et plus de 3 millions d’orge). Cette année-là, plus de 2,5 millions de quintaux ont été stockés en plein air dans des conditions précaires et catastrophiques, parfois sur la voie publique, exposés à tous les risques comme la destruction, le vol, les incendies, la pollution et les diverses intempéries.
Pour l’année en cours, une partie importante de la récolte sera également probablement stockée en plein air plus ou moins longtemps en attendant son acheminement vers les industriels. Toutes les dispositions doivent être prises pour assurer le stockage de la précieuse récolte dans les meilleures conditions.
Les techniques de stockage des céréales
Le stockage est une opération indispensable du fait que la récolte se fait dans une période assez courte après la pleine maturation des grains alors que la consommation se fait durant toute l’année. Les techniques de stockage des céréales sont nombreuses. Le stockage moderne des céréales se fait généralement dans des silos-tours de grandes capacités, construits en béton ou de plus en plus en tôles galvanisées, et équipés d’une part pour la manipulation des céréales et d’autre part de moyens de ventilation pour maintenir la température adéquate à l’intérieur du silo et éviter les fermentations et les accidents. Ces silos peuvent être équipés de capteurs intelligents pour suivre l’évolution de la température et de l’humidité des grains, avec la possibilité de surveillance et de commande à distance pour toute intervention si nécessaire, afin de réduire au maximum les pertes et garder les céréales en bon état.Il est possible, pour une conservation occasionnelle et durant des périodes assez courtes, de recourir à des techniques moins onéreuses. Ainsi on peut conserver les céréales à plat soit dans des sacs soit en tas directement au sol. Ce stockage peut se faire dans des hangars où les céréales sont à l’abri des conditions climatiques défavorables soit en plein air avec certains inconvénients. Au niveau de la ferme, il est possible de recourir à l’utilisation de petits silos souples ou des maxi-bags pour une capacité allant jusqu’à 7 m3 environ. Une nouvelle technologie est de plus en plus pratiquée et consiste en une conservation hermétique en boudins dans de grands sacs en matière plastique où les céréales peuvent rester au champ jusqu’à fin des opérations de récolte. Cette technologie nécessite toutefois des machines spéciales pour le remplissage.
Prévenir les pertes lors du stockage des céréales à l’air libre
Le stockage des céréales à l’air libre comporte de nombreux risques. Il peut entrainer des pertes importantes et une détérioration de la qualité nutritionnelles et sanitaires des céréales à conserver. Afin de réduire les pertes, il est nécessaire de prendre en considération certaines recommandations.
1) Bon choix du site de stockage
• Facilement accessible aux machines agricoles
• Bien drainé, légèrement en pente pour éviter l’accumulation d’eau et de pluie
• Protégé des intempéries (vents forts, soleil direct…)
2) Préparation méticuleuse du site
• La surface doit être plane et compacte
• Le sol doit être de préférence bétonné. L’ajout d’un film plastique sous les céréales, permet de mieux les protéger contre l’humidité du sol et éviter le développement des moisissures et autres champignons
3) Attention à la qualité des grains à stocker
• Grains bien secs, complètement mûrs
• Grains propres (sans impuretés ni corps étrangers) et sains (pas d’insectes ni de moisissures)
• L’étalement des céréales doit être uniforme (généralement sur une hauteur de 1 à 1,5m) pour une bonne aération du stock et pour éviter l’accumulation de l’humidité à l’intérieur du tas.
Le stockage à l’air libre peut se faire en sacs ou en vrac. Le tas doit être couvert par une bâche en plastique solide et de préférence traitée contre les UV. Une surveillance régulière du stockage (de l’humidité, la température et de l’état sanitaire des céréales) est nécessaire pour garder les céréales en bon état tout au long de la période de stockage. Le développement de moisissures, les infestations par les insectes et des dégâts dus aux rongeurs sont à craindre. Si nécessaire traiter avec un insecticide, raticide et fongicide ciblés et autorisés. Des mesures contre l’incendie sont aussi à prévoir. Le déstockage doit être méthodique et bien organisé, toujours commencer avec les parties les plus anciennes du tas (first in, first out).
Combattre pertes et gaspillages
Les pertes et le manque à gagner en céréaliculture peuvent être énormes. Réduire les pertes commence déjà au champ longtemps avant la récolte. Une bonne préparation du sol, des semences de qualité, un apport convenable en fertilisants et des interventions à temps sont nécessaires pour une récolte satisfaisante. La lutte contre les mauvaises herbes, qui concurrencent la céréale pour l’eau et les éléments nutritifs, ainsi que les ravageurs (insectes, champignons…), est primordiale. Faute de quoi toute la récolte peut être compromise. Viennent ensuite la récolte, le transport et le stockage qui peuvent représenter une source importante de pertes.
La collecte en Tunisie ne concerne qu’environ la moitié de la récolte des céréales. Très peu de données sont disponibles au sujet du reste de la récolte: les techniques utilisées, les conditions de stockage, l’importance des pertes, le devenir exact de ces céréales.... Cette partie de la récolte est logiquement utilisée par les agriculteurs pour leur propres besoins alimentaires et celui de leurs animaux (particulièrement l’orge) et comme semence pour l’année suivante. Elle fait également l’objet de vente dans des circuits divers illicites. Il serait intéressant de travailler sur cette partie importante de la récolte pour mieux encadrer et conseiller les agriculteurs. Une bonne conservation permet de réduire les pertes importantes aussi bien pour les agriculteurs que pour l’économie nationale.
Les incendies (criminels ou involontaires) peuvent également occasionner d’énormes pertes de la récolte surtout en présence de plantes complètement sèches, un climat chaud et des sources de départ de feu que représentent des engins mécaniques chauds et parfois de nombreuses personnes autour qui fument ou qui préparent du thé ou à manger sans prendre les précautions nécessaires. Toutes les dispositions doivent être prises pour prévenir, combattre et arrêter la propagation du feu en cas d’un départ d’incendie.
Très peu de données sont disponibles sur les pertes des céréales. Il est possible toutefois de dire que ces pertes demeurent importantes et qu’au moins 10 à 15% de la récolte sont perdus du champ aux minotiers. Ces pertes concernent:
• Des pertes lors de la récolte, suite à un mauvais état ou mauvais réglage de la moissonneuse-batteuse.
• Des pertes lors du transport
• Des pertes lors du stockage.
Quelques recommandations
• Se préparer à l’avance (vérifier la moissonneuse batteuse, préparer des sacs en bon état et de la ficelle…)
• Choisir le bon moment de récolte, à la complète maturité des grains (humidité des grains inférieure à 15%). Une récolte trop tardive peut favoriser le départ d’incendies
• Réglage correct de la moissonneuse batteuse (hauteur de la barre de coupe en fonction de la nature de la parcelle et la hauteur des plantes), vitesse d’avancement en fonction de l’importance de la récolte…
Dans un contexte d’insuffisance de capacité du stockage, la bonne gestion de l’enlèvement de la marchandise et la maitrise des moyens de transport et de logistique sont nécessaires pour évacuer rapidement toute la production. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cette récolte est le fruit d’un dur travail des agriculteurs qui ont le droit d’en profiter. Bien les traiter (éviter la formation de longues attentes devant les centres de collecte) et les payer le plus rapidement possible.
En conclusion, les céréales représentent une denrée stratégique de première importance pour la Tunisie. Une bonne et précieuse récolte est en vue après des années de sécheresse. Dans un contexte économique, géopolitique et climatique difficiles, préserver nos récoltes et réduire au maximum pertes et gaspillages est un devoir national. Agriculteurs, responsables, politiques, administrations sont appelés à s’engager pleinement pour bien valoriser cette manne divine.
Ridha Bergaoui
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