Le Canal de Panama: Champ de bataille de la rivalité sino-américaine

Par Elyes Ghariani - «La Chine exploite le Canal de Panama. Nous ne l’avons pas donné à la Chine... nous le reprendrons !» Cette formule percutante, attribuée à Donald Trump, illustre avec fracas les tensions croissantes autour d’un passage stratégique essentiel. Bien plus qu’un simple corridor maritime entre deux océans, le Canal de Panama s’impose aujourd’hui comme un enjeu géopolitique majeur, au cœur de la rivalité sino-américaine.
Pékin y multiplie les investissements — ports, zones franches, infrastructures — tandis que Washington s’inquiète d’un ancrage chinois de plus en plus visible dans une zone historiquement perçue comme relevant de sa sphère d’influence. Entre jeux d’influence, souveraineté panaméenne et équilibre stratégique, le Canal cristallise des dynamiques globales qui redéfinissent les rapports de force.
Dès lors, une série de questions s’impose : Quelle est la réponse américaine face à l’offensive économique chinoise ? Quelles évolutions dessinent l’avenir de cette région charnière ? Et comment le Panama peut-il préserver sa maîtrise sur cet atout mondial ?
Une infrastructure stratégique au service des échanges mondiaux
Avec ses 80 kilomètres reliant l’océan Pacifique à l’Atlantique, le Canal de Panama s’impose comme le deuxième passage maritime le plus fréquenté au monde. Véritable raccourci entre l’Asie et les Amériques, il a joué en 2024 un rôle clé dans les échanges internationaux, avec plus de 423 millions de tonnes de marchandises transitant par ses eaux. En évitant aux navires le périlleux contournement du cap Horn, il réduit considérablement les distances, offrant aux armateurs des gains de temps et des économies substantielles.
Les États-Unis en sont les premiers bénéficiaires : près de 70 % des cargaisons transitant par le Canal ont pour origine ou destination leurs ports, contre 21,4 % pour la Chine. Pour le Panama, cette infrastructure représente bien plus qu’un moteur économique – c’est aussi un levier diplomatique majeur sur la scène internationale.
Au-delà des flux commerciaux, le Canal joue un rôle pivot dans les chaînes d’approvisionnement globales. Conteneurs, matières premières agricoles, hydrocarbures et GNL y circulent en continu, assurant la fluidité des échanges et contribuant à l’équilibre des marchés mondiaux.
Conscient de ces enjeux, le Panama a modernisé son Canal, achevant en 2016 un élargissement majeur permettant le passage de navires de nouvelle génération, dits « Neo Panamax », capables de transporter jusqu’à 14 000 conteneurs. Cette adaptation technique renforce la compétitivité du Canal face aux autres routes stratégiques, telles que celle de Suez, et confirme sa position centrale dans l’économie maritime mondiale.
Un levier stratégique et un marqueur de souveraineté
Bien plus qu’une voie commerciale, le Canal de Panama incarne un atout militaire de premier ordre, particulièrement pour les États-Unis. Véritable couloir de mobilité stratégique, il permet à la marine américaine de déplacer rapidement ses forces entre l’Atlantique et le Pacifique. Dans un contexte de tensions croissantes en Indo-Pacifique– qu’il s’agisse de Taïwan ou de la mer de Chine méridionale –, cette capacité de projection prend une importance cruciale. Washington pourrait ainsi y acheminer une flotte de guerre en cas de crise, tandis que Pékin aurait les moyens d’en surveiller, voire d’en entraver, les mouvements.
Mais cette fonction stratégique fait aussi du Canal une cible potentielle. Les autorités américaines redoutent de plus en plus les menaces hybrides – cyberattaques, sabotages logistiques ou ingérences déguisées – susceptibles de paralyser la navigation et de compromettre la réactivité de leurs opérations. Au carrefour de la dissuasion, de la défense et de la sécurité maritime, le Canal se trouve ainsi au cœur d’un jeu géopolitique où chaque passage compte.
Historiquement, le Canal fut longtemps un symbole de la présence et de l’influence américaines en Amérique latine. Sa construction, au début du XXe siècle, et sa gestion durant près d’un siècle ont contribué à ancrer l’hégémonie de Washington dans la région. La rétrocession du Canal au Panama en 1999, à la suite des traités Torrijos-Carter, a marqué un tournant majeur. Elle a été accueillie comme un acte fort de souveraineté, tout en préservant une forme d’équilibre institutionnel : la neutralité du Canal est garantie, mais les États-Unis conservent le droit d’intervenir en cas de menace grave à son bon fonctionnement.
Cette clause continue de susciter des interrogations, notamment dans un contexte où la présence économique croissante de la Chine en Amérique centrale est perçue à Washington avec une vigilance accrue. Pékin, pour sa part, ne reconnaît pas les dispositions additionnelles des traités, nourrissant ainsi les inquiétudes liées à une éventuelle remise en question des équilibres stratégiques en place.
La Chine au Panama: une influence savamment tissée
Depuis la reprise de leurs relations diplomatiques en 2017, la Chine déploie au Panama une stratégie d'influence aussi subtile qu'efficace.
En combinant investissements ciblés, développement d’infrastructures clés et partenariats économiques stratégiques, Pékin a intégré le Panama dans l’architecture de ses « Nouvelles Routes de la Soie », capitalisant sur sa position géographique pour renforcer sa présence en Amérique latine et structurer des corridors d’influence à long terme.
Les réalisations traduisent cette volonté d’inscription dans la durée: centres de congrès ultramodernes, terminaux portuaires high-tech, zones franches compétitives, sans oublier les études exploratoires pour une éventuelle quatrième voie du Canal. Loin de se limiter au commerce, ces projets dessinent une toile d'interdépendances logistiques et technologiques destinée à pérenniser l'empreinte chinoise dans la région. L'omniprésence discrète mais croissante de Hutchison Ports, qui gère une part substantielle du trafic conteneurisé du Canal, symbolise cette progression méthodique. Cette expansion ne va pas sans susciter de vives inquiétudes. Les concessions stratégiques comme celle de Balboa, ou les projets ambigus à l'image de la « ville sûre » de Colón - perçue comme un cheval de Troie numérique - alertent tant la société panaméenne que les observateurs américains. Si Pékin présente ces initiatives comme de simples contributions au développement, leur nature potentiellement duale - à la fois civile et militaire - est scrutée avec une méfiance croissante, sur fond de tensions sino-américaines.
Derrière cette stratégie, c’est une ambition plus vaste qui se dessine : sécuriser les voies d’approvisionnement, renforcer les capacités d’accès aux marchés américains et latino-américains, et, à terme, peser dans une région historiquement considérée comme relevant de la sphère d’influence des États-Unis. Le refus persistant de Pékin d’adhérer aux protocoles panaméens de neutralité du Canal alimente les inquiétudes, accentuées par l’ampleur des moyens déployés.
Ainsi, le Canal de Panama ne se limite plus à sa fonction de passage maritime. Il devient le baromètre des rapports de force du XXIe siècle. Un espace stratégique où s’entremêlent enjeux économiques, considérations sécuritaires et luttes d’influence. Pour le Panama, préserver sa souveraineté tout en tirant parti des opportunités offertes reste un exercice d’équilibre délicat, dans un environnement international marqué par des rapports de force renouvelés.
La riposte américaine : préserver l’influence et contenir l’avancée chinoise
Face à l'expansion chinoise au Panama, les États-Unis déploient une contre-offensive multiforme. Diplomatique, économique, sécuritaire : tous les leviers sont actionnés pour préserver ce bastion traditionnel de l'influence américaine.
L'enjeu ? Contenir ce que Washington perçoit comme une menace systémique pour l'ordre régional.
Le tournant s’opère avec l’avènement de l’administration Trump, qui adopte un discours plus direct, évoquant ouvertement la nécessité de « reprendre » l’initiative autour du Canal. Si cette rhétorique s’inscrit dans une logique de positionnement, elle traduit aussi une volonté plus profonde de contenir ce qui est perçu comme une percée stratégique chinoise. Cette posture se concrétise début 2024 par un coup diplomatique : le retrait panaméen des « Nouvelles Routes de la Soie », suivi de l'annonce d'un transfert clé des terminaux de Balboa et Cristóbal à un consortium mené par BlackRock.
Mais Pékin contre-attaque dans l'ombre : une enquête antitrust inopinée fait reporter la signature, révélant l'intensité de cette guerre feutrée. Chaque avancée américaine se heurte à une réplique chinoise, transformant le moindre contrat en champ de bataille géoéconomique. Sur le plan militaire, Washington joue la carte de la dissuasion silencieuse. Tout en réaffirmant son droit d'intervention via les traités Torrijos-Carter, il déploie des capacités technologiques de pointe - renseignement, surveillance - pour verrouiller le statu quo.
Cette reconquête passe aussi par un resserrement des alliances régionales, cherchant à créer un environnement moins favorable aux ambitions chinoises. Objectif : asphyxier progressivement la marge de manœuvre chinoise. Derrière ces manœuvres se lit une angoisse plus profonde : la crainte d'un déclin irréversible face à un rival qui fait du Canal le symbole de sa montée en puissance.
Panama, l’équilibriste géopolitique
Au cœur d'un jeu des puissances qui le dépasse, le Panama danse sur une corde raide. Son Canal, artère vitale du commerce mondial, est devenu le théâtre silencieux d'une bataille d'influence entre Washington et Pékin. Sans armée depuis la chute de Noriega en 1990, le pays navigue à vue entre sa dépendance sécuritaire historique envers les États-Unis et les sirènes économiques chinoises.
La récente sortie des « Nouvelles Routes de la Soie » a montré les limites de la stratégie panaméenne: un subtil jeu d'équilibre où chaque concession à l'un des grands provoque les foudres de l'autre. Corruption endémique, fractures sociales et défis sécuritaires viennent encore compliquer cette équation diplomatique déjà vertigineuse.
Trois chemins périlleux:
1. Le maintien d’un statu quo précaire, basé sur une gestion pragmatique des tensions, pourrait permettre au pays de préserver sa flexibilité, mais au prix d’une exposition permanente aux rivalités extérieures et d’un climat d’incertitude prolongé.
2. Un alignement plus marqué sur les États-Unis renforcerait sans doute l’ancrage politique et sécuritaire de Panama, mais risquerait de provoquer un repli des investissements chinois, avec des conséquences économiques tangibles.
3. Un basculement stratégique vers Pékin ouvrirait la voie à de nouveaux partenariats financiers et technologiques, tout en suscitant l’irritation de Washington et en alimentant les suspicions régionales.
Le cauchemar absolu ? Voir son territoire transformé en champ de bataille de la nouvelle guerre froide, qu'elle soit économique ou stratégique.
Dans ce contexte explosif, le Panama doit réinventer son rôle : ni vassal, ni pion, mais acteur à part entière d'un jeu géopolitique dont les règles changent à vue.
Sans armée, coincé entre la Chine et les USA, le Panama joue son avenir dans un poker menteur géopolitique. Son arme secrète ? Faire croire à chacun qu'il est de son côté... tout en gardant les mains libres.
Le Canal de Panama, miroir d’un monde en mutation
Bien plus qu’un simple ouvrage d’ingénierie, le Canal de Panama s’impose aujourd’hui comme un révélateur discret mais éloquent des tensions géopolitiques contemporaines. À travers ses eaux transitent non seulement des marchandises, mais aussi les signes d’un ordre international en recomposition, où les équilibres de puissance se redessinent à bas bruit.
Long de 80 kilomètres, ce passage stratégique incarne plusieurs des paradoxes de notre époque:
• Une interdépendance économique accrue, confrontée à des rivalités géopolitiques de plus en plus affirmées;
• Une souveraineté nationale soumise à de multiples logiques d’influence;
• Une stabilité régionale exposée aux pressions d’une compétition mondiale.
Le Panama se retrouve face à un défi de taille, partagé par bien d’autres pays stratégiquement situés : comment garder son indépendance tout en travaillant avec les grandes puissances ? Et comment profiter de sa position unique sur la carte sans devenir le terrain de jeu d’une rivalité mondiale entre la Chine et les États-Unis ?
Le Canal offre à cet égard une lecture précieuse des dynamiques globales:
• Ses flux commerciaux reflètent les tendances du commerce mondial;
• Ses infrastructures signalent les nouvelles routes de l’influence;
• Ses vulnérabilités mettent en lumière les fragilités du système international.
Dans ce carrefour maritime se cristallisent ainsi des enjeux qui dépassent de loin les frontières panaméennes. Le Canal devient le miroir d’un monde en mutation, où chaque nœud stratégique concentre à la fois des opportunités de coopération et des risques de confrontation. C’est dans cette tension entre ouverture et prudence que se dessine, peut-être, l’un des traits dominants du XXIe siècle.
Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur
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