Opinions - 19.05.2025

Israël bientôt invivable ? Un écrivain israélien aux prises avec les retombées du 7 octobre

Israël bientôt invivable ? Un écrivain israélien aux prises avec les retombées du 7 octobre

Par Mohamed Larbi Bouguerra - Dror Mishani, auteur israélien de romans policiers à succès et enseignant la littérature à l’Université de Tel Aviv, a publié un livre «Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre» (Gallimard, Paris, 2024), dans lequel il décrit le ressenti du 7 Octobre et son impact sur sa propre famille. Cet ouvrage semble vérifie ce que dit Serge July, fondateur du journal Libération: «L’attentat du 7 Octobre2023 poursuit son œuvre destructrice au sein de la société [israélienne] comme un poison lent.» (Libération, 6 mai 2025, p. 7)

Notre homme a été surpris par le 7 Octobre alors qu’il participait à un salon sur la littérature policière à Toulouse.

Rentrer en Israël ou pas?

Grave dilemme pour cet homme de 49 ans auquel sa mère dit (p. 70) : «jamais, tu ne t’es senti chez toi» en Israël et qui hésite à y retourner, lui dont le grand-père est né à Alep et la grand-mère à Beyrouth. Ces derniers, arrivés enfants en Palestine avec leurs parents pour des raisons économiques, ont fait leur voyage de noce en Syrie et au Liban en 1945 et se considéraient comme arabes. (P. 42)

Dans «ses fantasmes», Mishani se dit qu’avec ses droits d’auteur, il pourrait acheter un appartement à Paris ou à Varsovie et «Tu te sauverais de ce pays avec ta famille.» (P. 122). La chasse au passeport d’un autre pays est un sport très pratiqué par les Israéliens et l’auteur nous apprend que «des universitaires, des gens de la high tech, des écrivains ont quitté Israël non par peur des missiles, mais de ce qui va se passer dans les années à venir. Par peur qu’Israël ne devienne encore plus invivable qu’aujourd’hui… Un an et demi après le 7 Octobre, je suis bien plus désespéré qu’alors… De moins en moins d’Israéliens veulent envisager la paix ou l’égalité entre les deux peuples. Et j’ai peur que pour notre région, Donald Trump soit catastrophique.» (Libération, 6 mai 2025, p. 24-25) Facétie de l’Histoire: aujourd’hui, il existe, à Berlin, un quartier où vivent, majoritairement, des Israéliens ayant quitté Israël, créé pourtant pour être un refuge pour les juifs du monde aux dires fallacieux  des sionistes!

Mishani rend compte, dans ce livre-journal - du 7/10 au 10/3 - des difficultés à continuer à habiter et à écrire dans un pays devenu «invivable» après le 7 Octobre et déclare: «Un pays sans Palestiniens ne sera plus le mien» mais ce pays est celui dont rêve de plus en plus d’Israéliens, constate, désolé, notre auteur (Libération, 6 mars 2025, p. 24-25).

Dans cet ouvrage, il expose les questions qui travaillent l’écrivain – de surcroît de fiction- dans un pays en guerre. Questions d’autant plus épineuses que, depuis sa création en 1948, Israël a répandu la guerre chez les autres mais n’en a jamais subi les affres sur son sol. Mishani affirme carrément: «Peut-être faut-il reconnaître la puissance du coup qui nous a été porté et la profondeur de notre douleur, reconnaître la défaite, ne pas essayer de l’escamoter avec ce qui aurait l’air, à court terme, d’une victoire, mais qui ne sera qu’un engrenage de souffrances. Transférer le malheur ailleurs, sur Gaza et ses habitants, ne fera que l’entretenir encore et encore - car il est évident que le mal causé dans cet enclave détruite ou affamée nous revient en pleine face, décuplé, dans un, deux, ou cinq ans.»

Un pays en plein chaos

Mishani décide - sans savoir pourquoi - de rentrer trois jours plus tard, on lui a déniché un billet d’avion en dépit du chaos qui règne dans les liaisons avec Israël dans les aéroports. Il va ainsi rejoindre sa femme, Marta, catholique polonaise et qui n’est pas de nationalité israélienne, sa fille Sarah, adolescente acquise au sionisme mais taraudée par la question de savoir si elle est juive  ou pas et son fils Benjamin, 16 ans, accro aux jeux vidéo. Il a horreur de l’idée du service militaire pour ce fils «parce qu’il va participer à des actes que je n’accepte pas». Du reste, Mishani lui-même s’est arrangé pour se soustraire au service militaire.

Arrivé à Tel Aviv, Mishani note, étonné, que «rien n’est montré de Gaza» , on n’y annonce pas le début de l’offensive terrestre sur Gaza ((p. 68) et son frère, ancien militaire ayant servi dans le renseignement, prévoit une «guerre totale et d’attaque de Téhéran cette nuit. Il n’y a aucune raison d’attendre.» insiste-t-il. Quant à sa mère, comparant Hamas et nazis au cours d’une conversation, elle dit à propos des meurtres commis par les nazis, «qu’au moins, là-bas, les meurtres ont été perpétrés de manière civilisée.» Des chambres à gaz civilisées? Voilà où mène la haine des Palestiniens dont on a pris les villes, les villages et les champs.

A Tel Aviv, les rues sont désertes et les alertes dues aux missiles contraignent les Israéliens à passer le plus clair de la journée dans les chambres fortes d’où «le chaos car la guerre, c’est le paradis des voyous. Les membres des organisations criminelles du sud du pays, juifs et arabes… ont fait la razzia sur les armes et pas que les armes, n’ont pas épargné les biens laissés dans les maisons dont les habitants ont été massacrés. Même la sono du DJ de la rave party a été volée.» (P. 83) La vie est quasiment à l’arrêt car les Palestiniens ne sont plus là pour servir dans le bâtiment, l’agriculture et les services d’où pénurie sur les marchés et les petites entreprises israéliennes s’effondrent. Pour ne rien dire des rappelés au service militaire dans la recherche, les finances, les starts UPS… A l’Université, le tiers des effectifs a été mobilisé ainsi que les étudiants et la rentrée renvoyée sine die.

Répondant à sa mère acquise à la guerre à Gaza, Mishani déplore, quant à lui, le drame qu’Israël fait subir à Gaza: «je ne pense pas que ce que nous avons fait avant le 7 Octobre et continuons à le faire nous aidera à éviter la prochaine catastrophe.» (P. 72). Il affirme que ce qui l’intéresse, «c’est ce que nous pouvons faire pour vivre en paix.» L’écrivain craint que la guerre ne mette plus en évidence les divisions de la société israélienne: «un nationalisme exacerbé, une soumission aux partis politiques qui refusent tout compromis avec les Palestiniens dont ils veulent continuer à contrôler la vie et le destin par la force, sourds à leur droit de vivre dignement à nos côtés.» Notre auteur craint aussi les atteintes aux libertés, la distribution massive d’armes et la création de groupes de défense dans tout le pays d’autant que la police du kahaniste Itamar Ben-Gvir, ministre raciste et suprémaciste, «convoque pour interrogatoire certains Israéliens qui osent s’exprimer contre la guerre.  Des manifestations pour un cessez-le- feu sont même interdites. J’ai peur que nous courions à notre perte. Que ce ne soit plus un endroit où je pourrais, je voudrais vivre.»

Le doigt sur la gâchette… en permanence

Divisée, la société israélienne - qui compte par ailleurs plusieurs milliers de cas de trouble de stress post traumatique (TSPT) du fait de la guerre - est dans un état de stress confinant au pathologique, spécialement dans l’armée. Mishani rapporte quelques cas qui confirment ce constat. C’est le cas de Youval Castleman qui, passant à Tel Aviv devant un arrêt de bus, entend des coups de feu. Il sort de sa voiture, revolver à la main et tire sur les Palestiniens – «les terroristes». Un soldat, présent sur les lieux le prend pour un assaillant, le met en joue et le tue. Au cours d’une conférence de presse, Netanyahou n’a pour oraison funèbre en mémoire de Castleman qu’un bref: «C’est la vie.» Notre auteur raconte aussi la mort de ces trois otages qui arrivent à s’évader sans aucune aide après des mois de captivité et errent dans Gaza en ruine pour rejoindre Israël. Ils font tout pour ne pas être pris pour des résistants palestiniens. Ils écrivent sur les murs, en hébreu, pour demander de l’aide et agitent des chiffons blancs mais les soldats leur tirent dessus et en tuent deux. Le troisième fugitif se cache dans les décombres d’un immeuble mais les soldats arrivent à le convaincre de se rendre et le criblent de balles. Autre bévue de l’armée, le 23 janvier 2024: des soldats du contingent étaient en train de miner un immeuble de Gaza pour le démolir quand un missile israélien tombe sur le bâtiment et Mishani d’écrire: «l’immeuble qu’ils ont eux-mêmes bourré d’explosifs s’est écroulé sur eux et les a enterrés. Bilan: 21 morts.» (p.119). Autre «haut fait» de l’armée, le 7 octobre, un officier donne l’ordre à un char de tirer sur une maison du kibboutz Be’eri où se trouvaient des combattants palestiniens et douze Israéliens. Ils ont été tués ensemble. Mishani est déconcerté. Peut-on écrire sur ces drames ? Quel rôle peut jouer la littérature ? Curieusement, Mishani ne semble pas connaître la doctrine Hannibal que l’armée israélienne a appliquée en 1986 au Liban.

A la fin de son livre, et alors que la guerre continue, Mishani dit qu’«il lutte contre le désespoir.» (P. 164)

Qui n’est pas désespéré par ce carnage, par ces enfants amputés et ces milliers de victimes et Gaza à terre?
Espérons que d’autres voix s’élèvent pour mettre fin à ce génocide du XXIème siècle qui utilise toutes les armes - faim comprise - pour éliminer le peuple palestinien dont Israël occupe le territoire en dépit des résolutions de l’ONU et du droit international.

Mohamed Larbi Bouguerra
Universitaire
Membre de l’Académie des Sciences, des Arts et des sciences Beit al Hikma (Carthage)

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