Pour sauvegarder les acquis : un retour rapide à la paix sociale et à la stabilité
Je souhaite faire part des réflexions suivantes sur la situation de la Tunisie aujourd’hui, dans l’espoir que ces réflexions soient considérées comme une contribution à une sortie de crise pacifique, rationnelle et acceptable par toutes les forces politiques, économiques et sociales de notre pays qui aspirent à faire entrer la Tunisie dans une nouvelle ère démocratique.
1- Il est incontestable que cette crise sociale et politique est l’aboutissement d’un phénomène d’accumulation de mécontentements de nature sociale et politique qui a fini, peu à peu, par toucher toutes les couches sociales. La classe moyenne qui a placé ses espoirs, en 1987, dans le nouveau régime de Ben Ali, a pu profiter pendant une vingtaine d’années de la stabilité et du développement économique et humain du pays. Elle a fini par perdre tout espoir que ce développement économique finisse par déboucher sur un processus de développement politique et de stabilité démocratique. Malheureusement, ni Ben Ali, ni ses conseillers les plus proches n’ont jamais saisi la portée réelle et profonde de cette aspiration démocratique. Bien au contraire, ils ont décidé de la circonscrire, en verrouillant toutes les libertés politiques et en généralisant la surveillance policière.
En outre, le malaise de la classe moyenne augmentait au fur et à mesure que s’accroissait un véritable pillage de l’économie tunisienne par les familles régnantes. Au surplus, le phénomène du chômage des diplômés n’a cessé de s’aggraver et a touché, peu à peu toutes les couches sociales. Il est devenu une véritable bombe à retardement, chez tous les jeunes. Mais, le système autocratique mis en place par Ben Ali, avec l’aide du RCD, est resté sourd et aveugle devant ces réalités, sous prétexte qu’il faut d’abord juguler le radicalisme islamique. Le résultat c’est que la plupart des tunisiens musulmans et pratiquants n’ont eu d’autres exutoires que de se réfugier dans les mosquées, pour exprimer leur mécontentement. A force de pression, la «cocotte» verrouillée a fini par exploser !
Que faire maintenant pour que cette explosion démocratique pacifique ne soit pas dévoyée et puisse aboutir réellement à l’installation d’un régime démocratique stable ?
1- L’idée d’un gouvernement d’union nationale qui doit être un gouvernement de transition est une nécessité, doublée d’une urgence. Car nous avons absolument besoin d’un consensus national minimum et d’une plateforme commune entre tous les partenaires politiques, économiques et sociaux, non seulement en ce qui concerne les réformes à apporter sur le fond, à moyen et à long terme, mais aussi et surtout à court terme sur la stabilisation de la situation dans la rue. La priorité des priorités, à mon sens, c’est que le calme revienne partout et que les citoyens reprennent confiance, parce qu’ils sentent revenir la paix et la sécurité autour d’eux. Car aucune réforme réfléchie, sereine et sérieuse, ne pourra se faire dans la précipitation et sous la pression de la rue.
2- Certes, le gouvernement actuel ne peut être considéré réellement comme un gouvernement d’union nationale que si tous les partis politiques légalisés au moins participent à ce gouvernement, avec l’UGTT et toutes les forces vives de la Tunisie. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Puisque certaines parties semblent avoir été exclues, alors que d’autres se sont exclues elles-mêmes, comme l’UGTT. C’est un premier obstacle.
3- Ensuite, un dosage très subtil est indispensable, afin de respecter une certaine proportionnalité dans la représentation de chacune des forces en présence. Car, tout le monde a en perspective les négociations qui vont devoir s’engager sur les réformes profondes à apporter pendant cette étape de transition démocratique. A l’heure actuelle, il faut bien constater la disproportion énorme entre la représentation du RCD ( à travers des ministres catalogués ) et celle des autres forces. C’est un deuxième obstacle.
4- Néanmoins, Il faut considérer, à l’heure actuelle que l’obstacle le plus important à un retour au calme et à la paix sociale c’est celui du refus de l’UGTT de faire partie du gouvernement. Les positions de la Centrale syndicale ne semblent pas du tout convaincantes. Comme beaucoup de gens, je ne comprends pas du tout cette attitude de la Centrale syndicale qui est celle d’un spectateur qui veut rester sur la touche et participer ensuite aux bénéfices de la victoire ! C’est une attitude certainement très dangereuse pour le retour à la sécurité et à la paix sociale. C’est dire que la Centrale a un devoir national à remplir, dans l’intérêt de la nation et surtout dans l’intérêt de la classe ouvrière. C’est d’utiliser sa position et son poids économique et social dans le pays, pour favoriser le rétablissement de l’ordre, de la paix sociale et de la stabilité. J’ai entendu ces derniers jours un très grand nombre de témoignages à cet égard. A tous les niveaux, les responsables du syndicat unique doivent expliquer à leurs adhérents que l’objectif fondamental de la nation tunisienne a été atteint et qu’il faut maintenant nous mobiliser tous ensemble pour éviter tout retour en arrière et sauvegarder les acquis de cette révolution pacifique.
5- A la décharge de l’UGTT, certains pensent que le Premier Ministre a commis des erreurs d’appréciation, peut-être involontaires, en composant son gouvernement. Et cela en excluant certains partenaires et en ne veillant pas à assurer un dosage subtil et équilibré entre les forces qui doivent absolument cautionner ce gouvernement.
6- En conséquence, la question que je me pose c’est de savoir si le Premier Ministre peut maintenant réparer ces erreurs, tout d’abord en négociant avec la Centrale syndicale et les autres forces politiques et sociales un rééquilibrage de son gouvernement et une participation de l’UGTT à ce gouvernement d’union nationale, afin d’impliquer toutes les forces politiques et sociales qui comptent dans cette étape de transition démocratique, avec certaines garanties. Il est crucial de tout faire pour empêcher l’UGTT de continuer à organiser des manifestations de rues qui peuvent déraper ou qui peuvent être exploitées par des éléments infiltrés qui sont incontrôlables.
Le problème c’est que l’UGTT semble avoir fait un pas en avant ( vers le pouvoir ) et deux pas en arrière ( vers la base ). Et elle semble avoir choisi d’occuper la rue. Dans ces conditions, le Premier Ministre n’a qu’une faible marge de manœuvre pour constituer un véritable gouvernement d’union nationale et pour rassembler toutes les forces politiques et sociales autour de lui.
7- Dans l’état actuel des choses, deux éléments me semblent absolument nécessaires à la stabilisation du pays. Le Président de la République intérimaire doit demeurer le garant du respect de notre Constitution, quoiqu’il arrive. De son côté, politiquement, le Premier Ministre a devant lui une équation qui n’est pas simple, pour constituer un gouvernement crédible et susceptible de rétablir la confiance. Et, par son attitude, l’UGTT la complique davantage. Mais, en même temps, l’UGTT est, dans l’état actuel des choses, un interlocuteur inévitable. Et le Premier Ministre est donc obligé de négocier avec cet interlocuteur un compromis qui lui permettra de sortir de l’impasse dans laquelle l’UGTT cherche à le pousser. Je pense qu’il n’a pas le choix. C’est à ce prix qu’il sera en mesure de rétablir un minimum de consensus dans le pays.
Nous devons tous être conscients que si le Premier Ministre échoue dans cette tentative, tous les scénarios deviennent possibles, quant à l’issue de cette crise. L’un de ces scénarios, c’est que le Premier Ministre sera contraint rapidement à la démission et que son successeur aura une mission encore plus impossible. C’est dire que la Tunisie risque de se retrouver alors sans gouvernement, ou bien, au mieux, avec un gouvernement trop faible pour réaliser les réformes nécessaires et que tout le monde attend. Au bout de ce scénario, je vois se profiler une situation chaotique qui pourra provoquer ou justifier toutes les aventures, y compris le recours à un régime militaire, ou le retour de Ben Ali. J’apprends par un journal que la Libye serait déjà devenue la base arrière des miliciens de Ben Ali, après les déclarations irresponsables du Colonel Kadafi. Et cela devrait faire réfléchir tout le peuple tunisien.
D’autre part, j’ai l’impression que la chasse aux sorcières a déjà commencé et peut engendrer beaucoup de règlements de compte qui ne feront pas avancer l’état de droit. Bien au contraire.
Voici quelques réflexions sur les pistes de sortie de la crise politique dans laquelle le pays est plongé depuis plusieurs jours et qui risque, si elle perdure, d’empêcher le gouvernement de s’engager résolument dans une étape de réformes profondes dont le pays a plus que jamais besoin. Cette sortie de crise sera la base et la condition sine qua non d’une transition démocratique pacifique et sereine de la Tunisie. Il faut penser à l’avenir de notre pays et ne pas gâcher le capital extraordinaire que cette révolution pacifique a apporté à la Tunisie dans le monde entier.
Habib SLIM
Professeur Emérite
Faculté de Droit de Tunis
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