Nja Mahdaoui, le magicien du signe : «Le monde a changé et notre art y a toute sa place»
Entre deux expositions de ses oeuvres à l’autre bout du monde, Nja Mahdaoui est de passage à Tunis où nous l’avons rencontré. Sollicité de partout pour son art très particulier qui s’inspire de la calligraphie arabe, ce plasticien du signe, comme il se définit lui-même, insiste pour dire qu’il vit et travaille à partir de la Tunisie. C’est en effet de la richesse du patrimoine historique et artisanal des régions de Tunisie qu’il puise son art. Il s’est rendu dans les coins les plus reculés de la Tunisie pour découvrir et étudier les symboles antiques, les techniques des artisans locaux et les mystères de leur art ancestral.
Ainsi, lorsque nous l’interrogeons sur la révolte venue des profondeurs des régions oubliées de Tunisie, il n’est guère étonné ou surpris. La misère des maisons des jeunes ou de la culture, où il a été souvent invité pour exposer, il connaît. Les jeunes pleins d’idées et de potentiel mais démunis, il connaît aussi. Ces artisanes qui avaient exécuté sur des tapis et des costumes, notamment, ses dessins, il connaît leur détresse et leur isolement. Le choc de la découverte de tous ces Tunisiens qui vivent dans le dénuement et la pauvreté, il ne l’a donc pas éprouvé, ce qui lui a permis de continuer, presque sereinement son travail. «Je n’ai jamais été aussi créatif que ces derniers mois», avoue-t-il.
Quant à la censure qui a frappé la plupart des artistes tunisiens, elle a relativement épargné Nja Mahdaoui du fait du niveau d’abstraction élevé de ses créations. Son art abstrait a ainsi pu, plus facilement que d’autres, se frayer un chemin, non seulement en Tunisie mais aussi dans tous les pays qui vivaient sous la dictature, délivrant un message culturel venu de cet Orient dont on a oublié le romantisme et redonnant toute sa noblesse aux signes de l’écriture arabe, sublimés dans des créations plus étonnantes les unes que les autres.
Nja Mahdaoui travaille dans le cadre de ce dialogue Orient-Occident. Il revendique les origines méditerranéennes et africaines de la Tunisie dont la richesse reflète, à son avis, la multiplicité des expressions culturelles qu’on y retrouve. Il décline ses oeuvres sous toutes sortes de matériaux, des toiles bien sûr, mais aussi du verre, des costumes, des parchemins, du cuir. On a même vu récemment l’une de ses créations sur le fuseau d’un avion de la Gulf Air ou sur les murs de la mosquée de l’Université Kaust en Arabie Saoudite.
Trois questions à …
Y a-t-il une crise de la culture dans notre pays?
Oui, nous avons longtemps pensé que la lumière venait de l’autre, cet Occident, siège du progrès et du développement. Mais il nous faut absolument nous démarquer de l’autre, ce qui ne signifie pas rompre mais prendre conscience de notre territorialité, de l’expression intérieure de notre patrimoine et à partir de là s’ouvrir sur le monde. Il faut également réfléchir sur les matériaux et les technologies d’aujourd’hui sans perdre le sens de nos sociétés d’origine. Le problème, c’est qu’il y a un clivage entre notre patrimoine et les formes artistiques contemporaines d’une manière générale. Il faut sortir des schémas caricaturaux des danseuses à la gargoulette et des ruines que l’on fait visiter à des cohortes de touristes en quelques minutes. Nous avons une grande richesse culturelle et historique qui n’est pas mise en valeur.
Que faudrait-il pour qu’elle soit mise en valeur?
Il faut des lieux réservés à la culture dignes de ce nom dans les régions. Ensuite, c’est la responsabilité des artistes d’aller sur place, non pas seulement pour exposer mais pour engager un vrai débat autour de leurs oeuvres avec les habitants et particulièrement les jeunes. La culture a un rôle primordial dans le développement de l’esprit démocratique et citoyen. En effet, si l’on apprend, dès sa jeunesse, à discuter autour d’une oeuvre artistique, que ce soit un tableau de peinture, une pièce de théâtre ou un roman, on apprend à discuter, à argumenter, à accepter des avis contraires et à avoir des critiques constructives, autant de qualités dont nous manquons aujourd’hui parce que nos régions sont de véritables déserts culturels. Les jeunes ne connaissent rien des galeries de Sidi Bou Saïd, ils n’ont aucune culture artistique. En plus, nous avons plus d’une dizaine d’instituts artistiques mais le cadre enseignant, qui est extrêmement compétent, manque de moyens. Les centres de recherche sur notre patrimoine sont également essentiels. Je suis contre la récupération de parties de notre patrimoine comme ces boiseries antiques que l’on découpe pour en faire des cadres ou ces tapis que l’on déchire pour en décorer des gadgets pour touristes. Ce qu’il faut, c’est transposer et s’inspirer du patrimoine et non le récupérer. Enfin, il est inconcevable que notre pays, qui a toujours été à l’avant-garde avec des artistes exceptionnels dans le Maghreb arabe, ne dispose pas d’un musée pour ses artistes. Plus de 8 000 oeuvres sont actuellement stockées au ministère de la Culture.
Vous qui sillonnez le monde avec vos oeuvres, quel message adresseriez-vous aux jeunes artistes tunisiens?
Il ne faut pas avoir de complexe par rapport au reste du monde. Si au niveau des connaissances, il faut échanger avec les autres, nous pouvons développer notre propre art. Je dirais même que chacune de nos régions, avec la multiplicité de ses origines, africaine, berbère, carthaginoise, arabe et andalouse, est une mine d’inspiration pour les artistes.
Par ailleurs, le centre de l’art ne se trouve plus dans les grandes villes occidentales. Le monde a changé, c’est désormais à Sao Paulo, au Brésil, et à Dubaï, Abu Dhabi, Charika et Doha que cela se passe. Nos frères des pays du Golfe ont ainsi décidé d’entrer dans la modernité par l’art. Pour cela, ils agissent à travers l’éducation en implantant des écoles et des universités prestigieuses telles que la Sorbonne et en installant des musées comme le Louvre et le Guggenheim. Cette région du monde bouge beaucoup maintenant et interpelle les créateurs du monde entier. Alors que nous, nous sommes restés dans des concepts archaïques comme les festivals, où nous détenons le record mondial en termes de nombre, ou les semaines thématiques. Ces pays organisent des forums et des biennales où ils invitent des artistes du monde entier à échanger. C’est vrai que la question des moyens y est pour beaucoup. Mais il n’y a pas que cela et nous pouvons, avec des partenariats, par exemple, développer des concepts innovateurs pour organiser des événements de grande valeur.
Quels sont vos projets actuels ?
Avec la galerie tunisienne El Marsa, nous développons une démarche positive avec les jeunes artistes tunisiens et maghrébins dont l’implication est essentielle. Nous travaillons à chaque fois avec deux ou trois artistes confirmés et le double de jeunes artistes. C’est essentiel d’imbriquer la jeunesse dans notre travail à travers des collectifs artistiques, sinon nous allons à l’enfermement de notre art. Et puis, nous avons une jeunesse extraordinaire. A chaque fois qu’on lui donne la chance de s’exprimer à travers les arts, elle nous sort des merveilles et on est surpris par sa maturité et son originalité dans l’expression de ses envies, désirs et souhaits. Avec les moyens de communication modernes, les portes de la culture universelle sont largement ouvertes. Nous n’avons rien à apprendre aux jeunes de ce côté-là, mais nous avons la responsabilité de les accompagner pour qu’ils trouvent les moyens d’exprimer, à partir de chez eux, dans le respect de leur environnement et de leur société, un art qui leur ressemble.
A.B.H.
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Ce que nous dit Nja Mahdaoui est plus que prometteur pour les jeunes de ce pays dont les énergies sont souvent déviées vers des chemins tordues et sans issue. Dans tous les domaines et dans les arts en particulier, dans la créativité multiforme, nous avons des perspectives qui, bénéficiant de l'encouragement nécessaire, transformeraient complètement le pays .