La persistance du chômage en Tunisie est-elle une fatalité ?
Est-il possible d'évoquer le problème de la persistance du chômage sans se poser la question du niveau de la croissance potentielle du pays? Le taux de chômage de 13% est-il une fatalité représentant le taux de chômage d’équilibre? Le taux de croissance potentielle de la Tunisie, défini comme étant le taux de croissance de plein emploi le long d’un régime stationnaire de croissance, est-il assez élevé pour promettre des taux de croissance de 7% ou 8% et un taux de chômage de de 8% ou 10% d’ici 2016 ? Une arithmétique déplaisante pour plusieurs, montre que la croissance en Tunisie est à 92% de son potentiel et que la plupart des promesses sont peu crédibles à moins des politiques structurelles soient de mise. Faudrait-il aussi souligner qu’il reste encore une marge de 8% à exploiter par les politiques de demande et d’offre pour gérer la composante keynésienne du chômage ou pour baisser le chômage d’équilibre.
Une croissance effective tendancielle modérée
Le taux de croissance tendancielle de l’économie tunisienne durant la période 1990-2010 est de l’ordre de 4.8% avec une volatilité modérée de l’ordre de 1.8%. Cette croissance tendancielle était plus élevée durant la période 1990-2000 que durant celle plus récente (2000-2010). Durant la première période, la croissance tendancielle était de 5% avec une volatilité de 2.1%, alors que durant la deuxième période, la croissance s’est stabilisée autour de 4.5% avec une volatilité relativement faible de 1.3%. Une croissance effective tendancielle oscillant entre 4.5% et 5% n’empêche pas des possibilités des pics et des creux de croissance allant à 7.95% et baissant à 1.65%.
Le taux de croissance effective est un fait et résulte des capacités de l’économie et des politiques macroéconomiques des gouvernements successifs. Il est non seulement le résultat d’une gestion macroéconomique mais aussi la manière dont une économie a pu organiser ses capacités productives et institutionnelles. Le fait même que la Tunisie n’a pas pu dépasser un taux tendanciel de 5% est donc intriguant, d’une part, et sème le doute quant aux promesses des uns et des autres portant sur une croissance de 8%, voire de 12%, d’autre part.
Cependant, même si les gouvernements précédents ont échoué de facto à réaliser des taux tendancielles de plus que 5%, il est judicieux de se poser les questions suivantes. Les 5% sont-elles les limites de la croissance en Tunisie ? Existe-t-il encore des marges non exploitées par les politiques macroéconomiques ? Si la réponse à la première question est affirmative, alors comment repousser les limites de la croissance tunisienne ? Sinon, qu’elles sont alors ces marges et quelles sont les politiques macroéconomiques qui permettent de les exploiter ? Pour répondre à ces questions il convient de mesurer le potentiel de la croissance de l’économie Tunisienne et de le comparer à la croissance effective.
Des limites à pousser par des politiques structurelles
En régime de croissance équilibrée, le taux de croissance potentiel de l’économie s’établit comme la somme de la croissance de la population active et la productivité totale potentielle. Le taux de croissance potentiel moyen de l’économie tunisienne varie entre 5 % et 5.2 % durant la période 1990-2010 comparé à un taux effectif moyen variant entre 4.6% à 4.8%. Ce constat nous amène à faire trois remarques essentielles.
La première est que la croissance potentielle de l’économie en Tunisie est limitée et n’est pas du ressort d’une croissance à la Chine ou Singapour. Promettre dans ces conditions des taux de croissance de 8% ou 12% relève tout simplement du manque de rigueur en matière d’analyse économique et de la pure spéculation.
La deuxième remarque est cruciale car elle relie le problème de persistance du chômage en Tunisie aux limites de sa croissance économique potentielle. La baisse du chômage est tributaire de la croissance effective et potentielle. L’économie Tunisienne avait exploité 92% de son potentiel et une économie dont le potentiel de croissance dépasse à peine les 5% est incapable de réduire un chômage de masse de 14% et de le ramener à 8% voire à 10% en cinq ans. Il n’empêche pas au demeurant que des réformes structurelles sont urgentes pour se donner un potentiel de croissance plus élevé. Restructurer l’économie est donc cruciale pour lutter contre le chômage.
La troisième remarque concerne le fait que la plupart du temps, la croissance effective tunisienne est en dessous de son potentiel. En effet, en moyenne 0.8% de croissance est perdu et l’économie est à 92% de son potentiel. Cette sous-utilisation relative du potentiel de croissance est le résultat de l’incapacité des politiques monétaires et budgétaires à exploiter ces possibilités. Elle laisse entrevoir alors la possibilité d‘adopter mesures conjoncturelles pour améliorer la croissance et réduire le chômage. D’une manière générale, des politiques macroéconomiques sont nécessaires pour augmenter la croissance effective ou potentielle et par conséquent de réduire le chômage. En particulier, cela nécessite à la fois des politiques qui portent sur la demande, pour réduire la composante keynésienne du chômage, d’offre pour réduire le chômage d’équilibre et structurelle pour repousser les capacités de l’économie à créer l’emploi.
Qu’es ce qui explique cette croissance effective t modérée ?
Le taux de croissance effectif serait alors le résultat de trois forces représentées par le taux de croissance potentiel, l’écart entre la croissance de l’emploi et celui de la population active et enfin l’écart de la productivité du travail par rapport à la productivité potentielle. Ainsi l’augmentation de la croissance effective pourrait être le résultat de trois mécanismes :
• Une augmentation de la croissance potentielle de l’économie
• Une croissance de la création de l’emploi supérieure à la croissance de la population active
• Une croissance de la productivité du travail supérieure à la croissance de la productivité potentielle.
Cette décomposition révèle trois faiblesses :
• La croissance effective est limitée par la croissance potentielle qui, elle-même, est limitée par la croissance de la productivité potentielle et la décélération des ressources humaines. Malgré une amélioration de la croissance de productivité potentielle dans la dernière décennie par rapport à la décennie 90, la croissance potentielle de 2000-2010 est légèrement plus faible que celle de 1990-2000. La croissance potentielle de la dernière période a subi de plein fouet les conséquences de la transition démographique en Tunisie qui s’est traduite par un faible taux de croissance de la population en âge de travailler et de l’effet de la crise financière.
• La productivité du travail en Tunisie a été toujours nettement en dessous de son potentiel. Ce constat est en soi le miroir du chômage des qualifiés et la faiblesse du taux d’encadrement dans les entreprises. L’aggravation de l’écart pendant la dernière décennie par rapport à la première témoigne de la persistance du chômage d’une part, et du faible taux d’encadrement, d’autre part. Le chômage des jeunes diplômés est une opportunité pour l’économie tunisienne car l’absorption d’une main d’œuvre qualifiée ne ferait qu’améliorer la productivité du travail.
L’explication réside aussi dans la baisse du ratio capital-produit durant toute la période. Les entreprises n’ayant pas suffisamment investi dans l’installation de capital plus productif, ont préféré lui substituer du travail non qualifié aux dépens du travail qualifié. La faiblesse de la productivité du travail par rapport à son potentiel explique en tout cas l’écart de la croissance effective par rapport à la croissance potentielle. L’augmentation du taux d’emploi des qualifiés et du taux d’encadrement dans les entreprises permettrait d’augmenter le taux de croissance effective et d’exploiter la marge par rapport au potentiel de l‘économie.
• L’emploi a augmenté plus vite que la croissance de la population active durant toute la période1990-2010 et en particulier durant la dernière décennie. L’écart croissant n’est pas dû à une croissance accélérée de l’emploi mais à une décélération de la croissance de la population active due à la transition démographique depuis le début des années 90 et initiée en particulier par la baisse du taux de natalité. Ce constat est confirmé par la stabilité du rythme de création d’emploi en Tunisie autour de 2.4% durant toute la période 1990-2010 et sa baisse durant la dernière décennie au niveau de 2.2% comparée à 2.6% durant la période 1990-2000.
La contribution de cette dernière composante est en tout cas positive pour la croissance effective, mais la décélération du taux de création d’emploi explique largement la persistance du taux de chômage, d’une part, et son niveau élevé, d’autre part. Le rythme observé de création de l’emploi est incapable d’absorber le stock existant des chômeurs. La croissance tunisienne, telle quelle, est donc incapable de réduire le chômage à des niveaux acceptables. Toutes les promesses faites par les gouvernements précédents n’étaient pas crédibles. C’est dans ce sens qu’aujourd’hui le lancement de mesures adéquates pour accélérer le rythme de création d’emploi, ne serait-ce de quelques points supplémentaires, est important pour la réduction du chômage à terme.
Quelle relation avec le chômage ?
Tout d’abord, quel aurait-été le taux de chômage si des politiques macroéconomiques adéquates avaient été entreprises pour que l’économie tunisienne puisse croître à son niveau potentiel, disons de 5.11%. Une arithmétique simple permet de déterminer qu’un taux de croissance moyen de l’emploi de 2.9% comparée à 2.42% aurait été compatible avec un taux de croissance potentielle. Ceci aurait créé près de 40 milles emplois supplémentaires sur toute la période 1990-2010 et aurait réduit le chômage à environ 11,8% en 2010 au lieu de 13%. Ce résultat repose évidement sur une hypothèse simplificatrice indiquant l’absence de perdition de l’emploi et que toute création d’un emploi se traduit par un chômeur en moins. Cette arithmétique plaisante est en fait un plaidoyer pour entreprendre des politiques conjoncturelles actives exploitant le millième de points de croissance supplémentaires, car à long terme, tout compte.
Même si la croissance potentielle actuelle ne peut pas faire baisser le chômage à un niveau raisonnable, quel est le taux de croissance nécessaire pour réduire le chômage à un niveau raisonnable sinon ambitieux disons 8% d‘ici 2016, c’est-à-dire dans cinq ans. Il est clair que la réponse dépend du taux de croissance de l’emploi, variable clé pour la réduction du taux de chômage. En utilisant les projections de la croissance de la population active tunisienne qui montrent une augmentation décroissante avec un taux de croissance moyen de 1.6%. Il est possible de concevoir trois scénarios. Le premier est celui du statuquo avec un taux de croissance de l’emploi de 2.2% conduisant à un taux de chômage de 12% en 2016. Un scénario alternatif de 2,9% conduirait à un taux de chômage de 9%, alors que celui de 3,1% conduirait à un objectif ambitieux de 8%.
Dans le dernier scénario, l’écart de la croissance de l’emploi par rapport à celui de la population active serait en moyenne de 1.5% ce qui représente cinq fois l’écart enregistré durant la période 2000-2010.Une partie de cet écart est facilitée par la baisse naturelle de la population active mais le reste exige un effort supplémentaire de la part des entreprises. Il en résulte selon l’équation (2) qu’un taux de croissance effective moyen d’au moins 6% durant les cinq prochaines années est nécessaire.
Cet objectif qui parait ambitieux est à la portée de la main à deux conditions :
• Mener des politiques de restructuration de l’économie basées sur la réorientation sectorielle et régionale de l’investissement public, privé et étranger ainsi que l’amélioration du climat des affaires afin d’augmenter le taux de croissance potentielle de l’économie tunisienne et en particulier la productivité potentielle. L’impact serait sûrement à moyen et long terme mais en aucun cas à court terme.
• Mener des politiques conjoncturelles pour augmenter la demande sans conduire à des tensions inflationnistes avec un dosage adéquat de la politique monétaire et budgétaire.
• Mener des politiques d’offre dont l’objectif principal est de s’attaquer au chômage d’équilibre en incitant les entreprises à embaucher davantage. Dans ce cadre les réformes fiscales et institutionnelles en générale et la TVA sociale en particulier seraient des instruments privilégiés.
(1) Voir la Lettre du Cercle numéro 2 : http://cercle-economistes-tunisie.org
(2) Voir lettre du cercle numéro 1 : La TVA Sociale : une piste de lutte contre le chômage en Tunisie ? http://cercle-economistes-tunisie.org
Taoufik Rajhi
Professeur Agrégé des Universités
Président du Cercle des Economistes de Tunisie
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