Retour à Tunis, 30 ans après
On le lit souvent à travers des chroniques mais aussi près d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’économie, au développement et la gouvernance, sans bien le situer au juste, hormis une position élevée dans une organisation internationale. Hakim Ben Hammouda, 50 ans, est revenu depuis quelques semaines en Tunisie après près de 30 ans de séjour en Europe et en Afrique subsaharienne. Le président de la Banque africaine de développement, Donald Kaberuka, vient en effet de le nommer conseiller spécial auprès de lui.
Cet enfant de Jammel qui, très tôt, s’était épris de la lecture de la presse et nourri des grands chefs-d’oeuvre du cinéma, a toujours fait confiance à son destin qui lui fera réaliser un brillant parcours. Elève de Gérard Destanne de Bernis à Grenoble, il le suivra au Burundi (1990), pour relancer l’Institut supérieur de mathématiques et d’économie appliquée de Bujumbura. L’africaniste est alors né, l’expert international qu’il deviendra s’en enrichira. Il ira ensuite à Dakar (1995) et Yaoundé (2001), avant d’atterrir à Addis-Abeba 2003), non sans des retours en France. Il sera en effet directeur du bureau de la Commission économique pour l’Afrique (ONU), couvrant l’Afrique Centrale puis directeur à la CEA jusqu’en 2008, en charge notamment du Commerce, de la finance et du développement économique. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), dirigée par Pascal Lamy, ne tardera pas à l’appeler à son siège à Genève pour lui confier la direction de l’Institut de formation et de coopération technique. Son séjour sur les berges du Lac Léman ne sera pas long. Le voilà qui retrouve sa Tunisie natale, et quoi de mieux en cette période particulière et au sein d’une grande institution qu’est la BAD. Interview.
Comment s’est fait cet atterrissage et en quoi consistent vos nouvelles fonctions ?
Cet atterrissage s’est fait de manière naturelle. J’ai assumé une série d’importantes responsabilités dans les institutions internationales en Afrique et dans le monde. Je suivais, dans le cadre de mes fonctions, l’évolution de la situation économique internationale et particulièrement l’impact de la crise globale sur les pays en développement en général et les pays de notre région en particulier. Par ailleurs, je connaissais le président de la BAD depuis quelques années et j’étais impressionné par l’important travail de réformes et de consolidation qu’il a entrepris au sein de cette institution, en vue d’en faire la plus importante institution de financement du développement en Afrique. Lorsqu’il m’avait proposé de le rejoindre il y a quelques mois, j’étais bien évidemment fier de la confiance qu’il m’a accordée et je n’ai pas hésité à y répondre. Il a fallu bien évidemment gérer mon départ de l’OMC où j’assumais d’importantes responsabilités. Tout cela s’est fait sans problème grâce au soutien de MM. Donald Kaberuka, le président de la BAD, et Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC. C’est comme cela que je me suis retrouvé à Tunis après près de trente ans.
Je rentrais en Tunisie à chaque fois que l’occasion se présentait, soit à titre personnel, soit dans un cadre professionnel. C’était toujours pour des périodes relativement courtes et heureusement que j’ai beaucoup d’amis dans différents milieux qui m’aident dans cette nouvelle immersion en Tunisie. En fait, j’ai encore du mal avec la circulation et bien d’autres petits désagréments de la vie quotidienne, mais cela ne remet pas en cause le plaisir de me retrouver ici et de travailler pour une grande institution africaine qu’est la BAD. Au sein de la BAD, j’assume les fonctions de conseiller spécial du président.
Enfant à Jammel, vous étiez déjà féru de presse, avide de découvrir l’Afrique et le monde, accro à l’économie? Cela a-t-il été déterminant dans votre parcours futur?
Effectivement, je suis natif de la ville de Jammel où j’ai grandi. C’est là que tout est né, notamment mon amour pour le savoir, la presse, la culture, la littérature. Je suis redevable bien évidemment à mes parents, que le Bon Dieu me les garde. Nous sommes d’un milieu moyen. Mais, toute mon enfance durant, mes parents n’ont jamais hésité à me donner de l’argent pour acheter des journaux, des livres et des revues. C’est une règle que je m’applique aujourd’hui avec mes enfants. Je peux discuter avec eux les demandes d’argent sauf lorsqu’elles concernent les livres, les journaux ou les revues. Je me rappelle que mon père, qui était artisan, me laissait tous les matins, avant de partir tôt au travail, une pièce de 100 millimes. Je partais avec ce trésor au kiosque à journaux m’acheter le quotidien Assabah à 50 millimes et me payais avec le reste une citronnade et un biscuit. Je passais alors toute la matinée pendant les vacances à décortiquer le journal, puis à lire les informations les plus importantes pour les vieux du quartier, avant de partir rejoindre les amis pour les tournois de foot entre les quartiers. C’est là également que j’ai découvert la culture et particulièrement le cinéma en adhérant au club des cinéastes amateurs de la ville, ce qui m’a permis de découvrir ce monde enchanté du cinéma que je continue à aimer jusqu’à aujourd’hui. J’ai pu fréquenter les festivals du cinéma de Kélibia et également les Journées cinématographiques de Carthage. Mais, cette fédération, comme celle des cinéclubs, était pour beaucoup d’entre nous non seulement un endroit pour apprendre à écrire des scénarios et à réaliser des films mais aussi une école d’apprentissage de la politique et de la contestation. Ces fédérations, comme la plupart des institutions culturelles de l’époque, étaient animées par des militants de gauche et qui ouvraient notre horizon sur les luttes des peuples dans le monde, en Afrique et dans le monde arabe. Ce compagnonnage avec les idées de la gauche démocratique s’est poursuivi dans les années université sur le campus de Tunis. Ce qui m’avait valu à l’époque quelques désagréments avec le pouvoir. Mais, j’ai gardé tout au long de ces années une grande indépendance et je n’ai jamais adhéré à un parti politique. Ensuite , il y a eu la découverte de l’économie. Il faut dire que je suis de formation mathématique et lorsque je commençais mes études en économie, cette discipline renforçait son ancrage dans les méthodes quantitatives. Du coup, j’ai eu beaucoup de facilité à suivre les études d’économie et surtout plus tard à faire de la recherche. Particulièrement l’usage des techniques quantitatives et des différentes modélisations m’était facile, ce qui m’a permis de publier beaucoup dans les revues académiques les plus prestigieuses.
Un dernier trait concerne l’international et là également je dois cette ouverture à la presse. Gamin, je lisais déjà Jeune Afrique qui m’a permis de mieux connaître l’Afrique et de réaliser très tôt que nous faisons partie de ce continent et que le désert n’a jamais constitué une frontière pour les hommes et encore moins pour la culture et les idées. Mais aussi la lecture des journaux comme Al-Watan al Arabi m’a permis de suivre l’évolution de la situation politique, économique et sociale dans le monde arabe.
L’ensemble de ce parcours, les centres d’intérêt et les croisements entre le politique, l’économique et le culturel ont contribué à forger ma personnalité. Je suis un citoyen du monde bien ancré dans deux mondes et dans deux cultures, l’africanité et l’arabité. Je suis persuadé que l’Afrique et le monde arabe, après des années de marginalisation, commencent à contribuer à l’écriture de l’avenir du monde et à l’émergence d’un universel ancré dans les valeurs de la modernité, des libertés mais aussi ouvert la marge du monde et à ses rêves et à ses projets.
Qu’avez-vous appris le plus sur le terrain en Afrique ?
J’ai travaillé plusieurs années dans différentes capitales africaines où j’ai vécu. Bujumbura, Dakar, Yaoundé et Addis sont des villes où j’ai passé plusieurs années et où je garde encore des attaches personnelles et amicales. Mais, j’ai voyagé dans tous les pays africains pour des raisons personnelles pour passer des vacances ou pour des raisons professionnelles. J’ai pu découvrir que finalement l’Afrique est probablement à l’image du monde qui est en train d’émerger. L’Afrique, c’est le continent de la diversité et des métissages. On a l’héritage africain, les héritages arabes ou d’origine musulmane, les cultures des côtes, les cultures de l’intérieur, les cultures des grands plateaux, les cultures et les traditions commerçantes, les traditions paysannes mais aussi les différentes traditions coloniales.
Tout cela n’a pas toujours vécu en harmonie et a été parfois à l’origine d’expériences douloureuses et de projets d’asservissement de l’autre comme l’esclavage qui reste une blessure ouverte dans l’histoire de l’Afrique. Mais, aujourd’hui, l’Afrique connaît un nouveau départ car il y a désormais un consensus que l’avenir ne peut pas se construire en excluant une composante. Au contraire, le futur se construit dans la capacité de l’Afrique à se prendre en main et à assurer les conditions d’une large participation de cette diversité et de ce métissage. C’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui et c’est ce qui explique la croissance forte que le continent est en train de connaître.
Et à l’OMC ?
J’y ai découvert d’autres réalités et d’autres enjeux. D’abord, l’OMC est une institution globale et la présence des Africains et des Arabes est marginale. C’est un environnement dans lequel on rencontre d’autres nationalités, particulièrement les Européens, les Américains et bien évidemment des Asiatiques et des Latino-Américains. Du coup, l’atmosphère de travail est différente.
Mais aussi les enjeux sont différents. Au sein de l’OMC, la question la plus importante ce n’est pas le développement comme c’est le cas dans les institutions des Nations unies ou à la BAD, mais ce sont les négociations internationales. Ce passage a été important pour moi dans la mesure où j’ai pu observer la montée en puissance des pays émergents et aussi le rôle de plus en plus important accordé aux questions du développement et à l’Afrique.
Jusqu’au début de ce siècle, ce sont ce qu’on appelle le QUAD, les Etats-Unis, l’Europe, le Japon et le Canda qui étaient au centre des négociations internationales. Cette situation se justifiait par le rôle que ces économies occupaient dans l’économie mondiale en matière de production et de commerce. C’était l’ordre hérité de la Seconde Guerre mondiale et des accords de Bretton Woods. La gouvernance globale dépendait largement des accords entre ces quatre grands pôles économiques et politiques. Or, la situation a fondamentalement changé à l’aube de ce nouveau siècle, avec la montée en puissance des pays émergents et les revendications de réforme de l’ordre international qui a mis le développement et l’Afrique au coeur de la nouvelle gouvernance globale. Le Cycle de Doha qui a été lancé en 2001 a mis au centre de ses préoccupations la question du développement et désormais les pays émergents et l’Afrique, aux côtés des puissances traditionnelles, qui pèsent sur ces négociations. Cette présence à Genève au coeur des négociations internationales m’a permis de voir cette montée en force des pays émergents et de l’Afrique.
Qu’est-ce qui retient le plus votre attention, ces temps-ci ?
Plusieurs questions, à différents niveaux. La première et la plus immédiate est bien évidemment l’avenir du printemps arabe. Ces révolutions ont constitué un important changement dans la région et ont montré les limites d’un modèle de développement non inclusif et qui a laissé au bord de la route des régions entières et qui n’a pas été en mesure de régler la question du chômage et particulièrement des diplômés.
La réussite de ces révolutions et leur capacité à inventer de nouveaux modèles politiques et économiques qui mettent l’accent sur l’inclusion, la participation et la solidarité sont un défi majeur. La deuxième question qui concerne la crise globale actuelle avec le problème des dettes souveraines en Europe et l’incapacité de l’économie américaine à retrouver une nouvelle dynamique de croissance est également au centre de mes préoccupations. Cette crise, comme nous le savons, a un impact essentiel sur nos économies du fait des liens commerciaux et financiers étroits avec l’Europe et les Etats-Unis et pourrait peser sur l’avenir de nos pays. Une autre question est liée à l’avenir du développement en Afrique et dans nos régions. Comme nous le savons, ces régions parviennent, même dans cette période de crise, à maintenir des taux de croissance relativement élevés. Mais, cette croissance a encore les plus grandes difficultés à se transformer en amélioration sensible des conditions sociales et en développement humain.
Une quatrième préoccupation est relative à la construction d’une nouvelle gouvernance globale. Comme nous le savons, le monde hérité de la Seconde Guerre et dominé par les puissances occidentales et marqué par l’équilibre de la terreur Est-Ouest est terminé avec la chute du mur de Berlin et la fin de l’hégémonie occidentale suite à l’émergence de nouvelles puissances comme les BRICs et bien d’autres puissances dont la Turquie. Par ailleurs, d’autres régions du monde, particulièrement l’Afrique et le monde arabe, sont de plus en plus présentes dans les grands débats et les grandes négociations internationales, surtout après le printemps arabe. Mais, depuis plusieurs années, les tentatives de reconstruction d’un nouveau multilatéralisme et d’une nouvelle gouvernance globale n’aboutissent pas et les prochaines années seront intéressantes dans la mesure où on verra la poursuite de ces efforts.
Enfin, la dernière question est plutôt d’ordre culturel et concerne la montée en puissance des cultures du Sud qui remettent en cause l’hégémonie de la culture occidentale et cette tentative d’uniformisation culturelle inhérente à la globalité. Aujourd’hui avec les cinémas du Sud dont les cinémas arabe, iranien et africain, les romanciers indiens, d’Amérique Latine et d’autres régions, on assiste à un nouveau métissage culturel global qui annonce une nouvelle culture de la diversité.
Parallèlement au cinéma, et à la littérature, on peut également citer les arts plastiques et d’autres domaines de création qui montrent cette plus grande inventivité et créativité au Sud et qui contribuent à la marche globale de l’imaginaire et à sa créolisation, comme le soulignait l’écrivain Edouard Glissant.
Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages de référence, mais aussi d’articles, de rapports et même d’un blog. Comment trouvez-vous le temps d’écrire ?
Je fais la différence entre l’acte de l’écriture et son exercice. L’écriture n’est jamais un acte fortuit, c’est avant tout une introspection qui permet de libérer des doutes et des questionnements.
De ce point de vue, c’est un besoin et n’est pas cette contrainte et une angoisse devant la feuille blanche. Au contraire, il s’agit de mettre de la cohérence dans un flot de mots, de notions et de concepts.
Aussi, cet acte doit être celui du plaisir et de la liturgie et c’est ce qui explique que certains de mes ouvrages ou mes articles sont coécrits avec des amis. Cet acte est, par conséquent, non pas celui de la souffrance et du tourment, mais celui de l’enchantement et du bonheur.
Pour ce qui est de l’exercice de cet acte et qui se trouve dans différentes formes qui vont de la tribune dans un journal à l’enquête journalistique, à l’article scientifique ou à l’essai et à l’ouvrage, il demande un important travail de préparation, de lecture, de recherche, de vérification et parfois des voyages et des échanges avec d’autres.
Lorsque je me mets à écrire, généralement ce travail préliminaire est très avancé avec des notes précises dans des carnets que j’ai tout le temps avec moi. Dans cet exercice, l’écriture est importante car elle permet de mettre de l’ordre dans les idées et de sortir la cohérence de l’ensemble.
Ce travail préliminaire permet de trouver le fil d’analyse ou l’hypothèse de départ. L’écriture permet de la démontrer. Parfois, je rejette l’idée à l’écriture où je la transforme car le point de départ ne me paraît pas convaincant. Pour dire, en un mot, que l’écriture est, avant d’être un dialogue avec l’autre ou le lecteur, surtout un dialogue avec soi.
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merci d'accepter rentrer au pays et, avec le bagage que vous avez vous allez pouvoir enrichir le débat pour une bonne économie du pays. un pas vers la tenue de responsabilité dans un des prochains gouvernements pourquoi pas