Ahmed Ounaïes : Une renaissance arabe ?
Les sociétés arabes se mettent en question. Sous la pression de la rue ou par le moyen de la loi, elles engagent des réformes radicales. Républiques, Monarchies, Emirats et régimes indécis, telle que la Libye, sont à la recherche d’un nouvel ordre politique, de nouveaux équilibres intérieurs. Le problème d’image qui hantait les régimes usés ou faillis est tranché d’un coup, les sociétés se posent les problèmes de fond, la modernisation du système de gouvernement, les enjeux du développement économique et social, la place de la femme dans la société, l’institution des libertés. La mise à jour de l’ordre politique est le fondement d’un Néo-Panarabisme, non pas tourné contre un ennemi extérieur, mais vers la mise en question de soi : un nouveau cycle de l’histoire des Arabes est engagé.
Le souffle révolutionnaire trouve sa cause première dans l’état de misère où sont plongés de larges pans de la société, en contraste avec l’aisance et le luxe arrogants de quelques-uns. Plus au fond, la mobilisation des foules s’explique par le lien établi entre l’ordre dominant et les fléaux qui sévissent dans la société : le mépris, la corruption, la justice aux ordres, la fraude électorale, le mensonge politique, le détournement de l’Etat. L’ampleur de la vague populaire et sa soudaine extension dans le champ arabe trahissent la réalité d’un mal arabe, clairement perçu par toutes les couches de la population, et d’une espérance arabe qui anime confusément le fond des consciences.
D’un point de vue historique, ce moment de mise en question nous replace dans la logique de l’épisode qui a marqué l’effondrement de l’Empire Ottoman. L’affaiblissement puis la chute de l’Empire, qui contrôlait presque l’ensemble du monde arabe, étaient alors compris comme la conséquence d’un retard de civilisation par rapport aux Etats qui ont développé l’industrie, la science et l’art militaire. Le mouvement Nahdha (renaissance) qui s’était développé à la fin du XIXe s. exprimait la nécessité d’un sursaut de civilisation afin de rattraper les nations européennes dans l’acquisition du savoir, des techniques et des outils de la modernité. Le mouvement, qui a entraîné les élites arabes à l’époque, a été contrarié par la colonisation européenne qui, dans l’intervalle, a étendu sa domination sur la nation arabe. La colonisation européenne, commencée en 1830 avec la prise d’Alger, s’est poursuivie jusqu’en 1912 relativement à l’Afrique du Nord puis au lendemain de la première guerre mondiale lorsque l’Angleterre et la France ont étendu leur domination sur l’ensemble du Machrek. Dès lors, la priorité passait à la lutte contre l’ordre colonial afin de restaurer l’indépendance et la souveraineté spoliées. La décolonisation a été suivie de la reconstruction des Etats.
La révolution arabe de 2011 met en question les Etats établis ou restaurés au cours du XXe siècle et qui ont échoué à se hisser au rang des Etats modernes, n’ayant pu affranchir le citoyen de la misère et de la peur, assurer le progrès social et politique, ni garantir la sécurité et l’intégrité des territoires arabes. La révolution exprime l’exigence d’un sursaut de civilisation dans un sens à la fois politique, économique et éthique. La critique des politiques arabes distingue à peine quelques Etats ayant saisi les vrais enjeux et apporté des réponses à la mesure du défi historique. Rares sont les pays arabes rendus à l’indépendance qui ont échappé à la polarisation idéologique liée à la tension Est-Ouest et qui ont construit leur devenir sur des bases indépendantes. Rares sont ceux qui se sont attaqués à la réforme de l’éducation, au statut de la femme, au dépassement des structures tribales, ethniques ou sectaires. Rares ceux qui ont toléré le pluralisme politique et la liberté de la presse, permis le développement de la société civile, amélioré l’habitat, freiné la natalité. Rares enfin les régimes arabes qui ont pu s’épargner le style archaïque du pouvoir, la longévité indéfinie des dirigeants, la fraude électorale, la toute puissance de la police, la concentration des pouvoirs, l’autoglorification.
La propension à renvoyer à des forces extérieures (impérialisme, colonialisme, sionisme) les causes des défaillances et des crises n’a guère favorisé l’esprit d’autocritique ni la mobilisation des forces intérieures, seules capables de redresser la situation et d’engager les réformes indispensables. La révolution de 2011 rompt avec l’attitude d’évasion et se donne pour objet la réforme de soi. A tous égards, les forces politiques et les appels populaires s’attachent désormais à réformer l’ordre politique et à instituer un contrôle d’essence populaire garant de transparence et de probité.
La censure, inhérente au caractère fermé et répressif des régimes, prive les sociétés concernées de prendre la mesure des évolutions et des lacunes. L’absence d’une presse libre et entreprenante, la prohibition des sondages d’opinion et des enquêtes de caractère général ne font qu’entretenir la fiction d’une société de progrès et servir la démagogie de l’enthousiasme populaire, teinté d’unanimisme, qui trahit un aveuglement politique. La censure s’empresse d’étouffer les rapports critiques qui paraissent dans les quotidiens et les revues des principaux pays partenaires.
La rareté ou la faiblesse des instituts d’études et de recherches dans l’ensemble de la région font des Nations Unies un acteur central dans l’évaluation des politiques de développement au sens global, incluant les paramètres quantitatifs et qualitatifs. Les Nations Unies ont en effet consacré un effort d’analyse particulier à la région : à partir de 2002, sept Rapports[1] sur le Développement Humain dans les pays arabes sont élaborés sous l’autorité ou avec la participation du PNUD par des experts et des chercheurs arabes, le dernier portant sur la sécurité humaine (2009). Outre les volumes d’investissement très insuffisants, de grandes lacunes expliquent le retard de la région comparée aux autres régions du monde :
• les vastes inégalités de genre (entre hommes et femmes) ;
• les inégalités entre les générations : la moitié de la population étant âgée de moins de 25 ans, le taux de chômage dépasse largement la moyenne mondiale ;
• les disparités entre les régions d’un même pays ;
• les disparités sont aggravées par le retard des techniques d’acquisition du savoir et par les facteurs environnementaux communs, la région arabe étant la zone habitée la plus aride de la planète (pénurie d’eau, dégradation des terres, pauvreté extrême, pollution urbaine) ;
• le 3e Rapport, publié en avril 2005 et intitulé ‘‘Vers la liberté dans le monde arabe’’ recommande une accélération de la réforme démocratique, la création de nouvelles institutions des droits de l’homme, l’organisation d’élections libres et transparentes et la mise en place d’un système judiciaire réellement indépendant, tout en recommandant le respect total des trois libertés fondamentales : liberté d’opinion, liberté d’expression et liberté d’association. Il alerte : ‘‘Le statu quo dans le monde arabe pourrait conduire à des soulèvements destructeurs’’.
Les premiers Rapports du PNUD sur le développement humain dans le monde, parus depuis 1991, avaient jeté l’alerte dans les milieux de l’Université et des partis de l’opposition démocratique en soulignant les retards flagrants des sociétés arabes, comparées aux autres régions du monde, quant au statut de la femme, l’inadéquation des systèmes éducatifs, la faiblesse des infrastructures, le caractère explosif des données sociales relativement à l’emploi, etc. Mais ces évaluations ont été relativisées sachant la dispersion des situations dans le tableau mondial. En revanche, les deux premiers Rapports portant sur le monde arabe en 2002 et 2003, bien qu’ils aient été sévèrement censurés par les pouvoirs en place, ont été plus sérieusement analysés dans les milieux universitaires et ont provoqué une prise de conscience assez large, y compris dans les sphères dirigeantes. Le fait que les contributions étaient essentiellement fournies par des universitaires arabes connus et appréciés a concentré l’attention sur les faiblesses propres des sociétés arabes. L’indicateur de liberté fait l’objet d’une analyse comparative irrécusable : le monde arabe présente l’indice le plus faible des sept régions identifiées, loin derrière l’Asie du Sud et de l’Est et après l’Afrique subsaharienne. En fait, les analyses confortent les évaluations propres des chercheurs nationaux mais avec une échelle de mesure rigoureuse et avec des marges de comparaison plus pertinentes. Ces facteurs accusent davantage le caractère dramatique des conclusions. L’enjeu démocratique est clairement posé. Les élites prennent la mesure du problème arabe.
Ces rapports ont induit une nouvelle thématique dans la région. L’année 2004 a marqué la prise en compte par la Ligue des Etats arabes de la question centrale de la réforme politique. Mais avant que le sommet arabe ne s’en saisisse, la question a fait l’objet de deux conférences interarabes très larges, l’une à Sanaa (11 et 12 janvier 2004) incluant des délégués gouvernementaux, des parlementaires et des représentants de la société civile et qui a produit une longue ‘‘Déclaration sur la démocratie, les droits de l’homme et le rôle de la Cour Pénale Internationale’’, l’autre à Alexandrie (12-14 mars 2004) restreinte à la société civile et qui a produit la ‘‘Déclaration d’Alexandrie sur les questions de la réforme dans le monde arabe : Vision et Mise en œuvre ’’. Ces Déclarations expriment la nécessité d’une évolution des sociétés arabes qui soit fondée sur la modernité, la démocratie et le respect des droits de l’homme, et dénoncent indirectement la concentration des pouvoirs et les restrictions aux libertés.
A l’initiative des Etats-Unis, la question de la réforme politique, économique et sociale a pu être inscrite dans l’agenda de la Ligue des Etats arabes en vue du Sommet de Tunis de 2004. L’Administration Bush – qui prétendait placer sa guerre contre l’Irak dans une stratégie de démocratisation de la région – avait entrepris une intense activité diplomatique pour inciter les principaux pays membres à se prononcer sur une telle réforme. Le Président tunisien Zine Ben Ali, appelé à présider le Sommet, effectuait à la mi-février une visite officielle à Washington au cours de laquelle le Secrétaire d’Etat Colin Powell et le Président Bush ont fermement insisté sur l’importance d’une décision engageant non seulement la Tunisie mais l’ensemble des pays arabes dans cette réforme. Un projet de déclaration élaboré en accord entre le Secrétariat de la Ligue et la Tunisie était ainsi soumis à l’examen des ministres arabes des Affaires Etrangères en vue de son adoption au Sommet, initialement fixé pour les 29 et 30 mars 2004. Mais comme la majorité des ministres, réunis à Tunis le 27 mars, s’opposait aux dispositions essentielles concernant le statut de la femme, l’indépendance de la presse et le rôle de la société civile, le sommet a dû être renvoyé à la dernière minute afin de pouvoir prendre le temps nécessaire pour aménager un projet de Déclaration suffisamment consistant. C’est seulement le 10 mai, lorsque l’avant-projet de Déclaration fut enfin approuvé par les ministres réunis au Caire, que la nouvelle date du sommet était fixée pour le 22 mai suivant. Le Sommet, finalement réuni à Tunis à cette date, a pu avaliser un texte en 13 points, intitulé Processus de développement et de modernisation dans le monde arabe, assez complet pour faire bonne figure. Pour autant, la Déclaration ne prévoit aucun dispositif de suivi, le Secrétariat de la Ligue Arabe étant chargé d’enregistrer les rapports que lui adresseraient les pays membres, à leur gré, relativement à la mise en œuvre des engagements souscrits. Autant dire que la Déclaration est restée lettre morte.
Les incitations extérieures
Une première opportunité de redressement s’était manifestée au lendemain de la chute du mur de Berlin quand la Communauté européenne avait promu le projet de partenariat Euro-méditerranéen sur la base d’une réforme globale, foncièrement libérale, impliquant la fin du régime de préférence, le libre échange, l’Etat de droit, la garantie des libertés et le respect des droits de l’homme. Les pays arabes partenaires ont ainsi entrepris plus ou moins volontiers, à partir de 1995, des réformes économiques d’inspiration libérale, en étant assez étroitement encadrés par divers corps spécialisés de la Commission européenne. Les pays pétroliers, pourvus de capacités financières importantes, ont résisté le plus longtemps à la réforme économique et n’ont guère assaini ni leur marché financier ni le commerce informel qui minaient leur économie. Les ajustements induits par ce Partenariat ont néanmoins entraîné, dans les pays non pétroliers, des conséquences économiques appréciables : allègement de la gestion étatique de l’économie, rôle plus important dévolu au secteur privé, mise à niveau de l’appareil de production, augmentation et diversification des exportations. Or, les fruits de ce progrès ont été en grande partie détournés par les dirigeants au profit de la clientèle et de la parentèle. Quant aux dispositions politiques inhérentes à l’option libérale et expressément souscrites dans les Accords d’Association, elles sont partout restées lettre morte. Le rejet de l’ouverture politique a enfermé les régimes dans l’autoritarisme, l’archaïsme et la répression.
Le partenariat Euro-méditerranéen a représenté l’expérience la plus significative dans la mesure où le contre exemple était éloquent : les pays d’Europe centrale et orientale, engagés pour leur part dans la réforme fondamentale du système hérité de quarante ans de communisme, ont endossé la réforme libérale dans toutes ses conséquences, y compris l’ouverture politique et le contrôle démocratique. Avec le soutien des institutions européennes et transatlantiques, ils ont réussi leur reconversion économique et leur transition politique dans des conditions exceptionnelles ayant permis leur adhésion à l’Union européenne au bout de quinze ans.
Comme suite à l’attentat du 11 septembre 2001, le Président Bush rattache la responsabilité prépondérante du monde arabe dans la montée du terrorisme international à l’ordre politique qui prévaut dans ces pays. Il déclare le 20 janvier 2003 dans son message sur l’état de l’union : « Tant que le Moyen Orient restera en proie à la tyrannie, au désespoir, à la colère, il continuera à produire des hommes et des mouvements menaçant la sécurité de l’Amérique et de ses amis. L’Amérique poursuit donc une stratégie de liberté au Moyen Orient. » Dans son esprit, cette stratégie doit associer l’ensemble du G-8 et s’étendre à l’arc des pays arabes et islamiques allant du Maroc au Pakistan. Un document était ainsi élaboré, destiné au sommet du G-8 sous présidence américaine et comprenant 3 volets : renforcement de la démocratie ; mise en place d’une ‘‘société de la connaissance’’ ; réforme et développement économique basé sur ‘‘la libération du potentiel du secteur privé.’’ Le sommet du G-8 à Sea Island (8-10 juin 2004) approuve finalement un projet remanié intitulé ‘‘Partenariat pour le progrès et pour un avenir commun’’.
A ce titre, une Déclaration et un Plan de soutien dressent les grandes lignes de la réforme incluant les sphères politique, sociale, culturelle et économique. Tout en saluant la Déclaration de Tunis du 22 mai, la Déclaration définit les objectifs du Partenariat : réforme de l’Etat, bonne gouvernance et modernisation, progrès vers la démocratie et l’Etat de droit, garanties dans les domaines des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; égalité entre hommes et femmes, liberté d’expression, éducation pour tous, élimination de l’analphabétisme ; sur le plan économique, accroître les investissements, créer des emplois, stimuler le secteur privé, établir la transparence et lutter contre la corruption.
Ce Partenariat a démarré en décembre 2004 à Casablanca sous la présidence conjointe du Secrétaire d’Etat Colin Powell et du Ministre marocain des Affaires étrangères, mais ni Colin Powell ni ses successeurs n’ont réussi à entraîner leurs homologues arabes dans une véritable stratégie de démocratisation, d’assainissement du climat des affaires et de promotion des libertés. Les apparentes réformes et les élections au cours des années suivantes n’ont guère changé les réalités politiques dans la région : les élections sont partout dominées, sans nuance, par les partis au pouvoir. L’Egypte et plus tard la Tunisie réélisent les présidents en place pour un 5e mandat, le Yémen pour un 6e mandat.
L’exemple de l’Egypte permet de mesurer le mieux l’impact du nouveau Partenariat : c’est le pays arabe où l’influence des Etats Unis est la plus directe. L’opposition égyptienne, quoique divisée entre le mouvement Kifaya et le vieux cercle des Frères Musulmans, était néanmoins unie dans ses revendications : respect des libertés publiques, suppression de l’état d’urgence en vigueur depuis 1981, instauration d’un véritable pluralisme politique et refus d’une succession dynastique, visant le fils du Président Moubarak. De son côté, le Président Moubarak annonce le 26 février 2005 une réforme constitutionnelle permettant pour la première fois des candidatures multiples et l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel. L’amendement, approuvé par le Parlement le 10 mai, est adopté le 25 mai par un référendum avec 82,9 % de oui, mais avec un taux d’abstention supérieur à 46 %. Le 7 septembre 2005, le Président est réélu avec 88,6 % des voix, le taux de participation étant de 23 %. Le parti au pouvoir détient encore une fois la majorité absolue de la Chambre. Or, le pluralisme proclamé est restrictif : toute candidature doit être approuvée par au moins 250 élus des Assemblées nationales ou locales dominées par le parti au pouvoir. Au lendemain du scrutin, le concurrent immédiat Ayman Nour était arrêté, condamné et emprisonné ; l’état d’urgence, en place depuis 24 ans, était aussitôt reconduit en avril 2006 pour 2 ans ; la montée relative des Frères Musulmans (passant de 17 élus en 2000 à 88 élus en 2005, sur 454 sièges) explique le renvoi à 2008 des élections municipales initialement prévues en avril 2006. Enfin, face à la montée de la contestation islamiste, confirmée par la victoire du mouvement Hamas aux élections palestiniennes de janvier 2006, l’Administration américaine se résout à étouffer la stratégie de démocratisation lancée avec l’autorité du G-8. Ce Partenariat est mort-né.
Tel est le relief politique typique des républiques arabes, les monarchies n’étant guère mieux loties. Au cours de la décennie 2000, les tableaux de classement mondiaux relatifs au développement humain, à l’éducation, à l’indice de liberté, à la corruption, aux universités, etc. continuent à ranger les pays arabes dans des positions médiocres. Dans la conviction générale, l’espoir d’un redressement est fermement lié à la question de la gouvernance.
L’effet conjugué des déséquilibres intérieurs et de la crise économique internationale, la révolution de l’information, l’avènement d’une jeunesse nombreuse, exigeante et frondeuse ont finalement submergé des régimes sclérosés. L’année 2011 marque un tournant de l’histoire des peuples arabes.
Une maturité historique inégale
L’expansion fulgurante de la Révolution, partie du fond de la Tunisie, dans le Maghreb, dans le Machrek et jusqu’au Yémen, témoigne d’une volonté de changement radical. L’appel à l’Etat de droit, à la démocratie et à l’éthique de gouvernance a cessé d’être un impératif théorique, une contemplation romantique ou un plaidoyer européen ou américain. Les peuples montés en puissance s’attaquent à leur condition politique et élaborent de nouvelles constitutions sur de nouvelles bases. Ce fait nouveau ne se limite pas aux états révolutionnaires déclarés. Il s’étend aux processus qui se développent aussi par le moyen de la loi au Maroc, en Jordanie et dans certains pays du Golfe. Tous les régimes sont atteints même ceux qui, apparemment, s’efforcent de préserver le statu quo. Le champ arabe en ébullition doit faire l’objet d’une nouvelle intelligence. A tous égards, les mises en question provoquent un dynamisme et une fluidité appelés à changer le cours de l’histoire.
Peut-on affirmer pour autant que la cause est entendue ? Que le cycle historique en cours conduit à l’ordre démocratique ? La quête des libertés et de la dignité et la longévité abusive au pouvoir des plus hauts dirigeants (23 ans en Tunisie, 30 ans en Egypte, 42 ans en Libye, 33 ans au Yémen, 40 ans pour le Premier Ministre de Bahreïn) déterminent des réactions profondes de rejet. Néanmoins, au-delà de la révolte, plusieurs sociétés présentent dans leurs structures et dans leurs législations des anachronismes qui sont loin d’offrir la base d’une réforme démocratique basée sur l’autonomie de l’individu. Défier l’autorité du père, de l’imam ou du za‘ïm[2] est souvent une gageure insurmontable dans le cercle arabe. Le poids de la famille patriarcale, du facteur tribal, des sectes religieuses ou des fanatismes pèse sur les libertés, prolonge l’archaïsme des mœurs et freine l’émergence de l’individu. Parallèlement, l’extension de l’éducation et des nouveaux médias initient les jeunes aux catégories de la modernité et à la foi dans l’égalité, les entraînent à rompre les barrages, à conquérir leur autonomie et à combattre l’abus d’autorité. Ainsi, tout en conservant des structures sociales obsolètes, les sociétés subissent des secousses violentes contre des systèmes sociaux et politiques sclérosés. Globalement, elles traversent des phases très inégales de la maturité sociale propice à la réforme démocratique.
Plus au fond, une inconnue plane sur la société arabe de demain : la place et le poids de l’islam dans les institutions de l’Etat et dans l’orientation des régimes. L’islam est une composante de la société arabe. La légalisation des partis politiques qui se réclament de l’islam et qui étaient longtemps niés ou persécutés, et leur participation au pouvoir à la faveur de la révolution, peuvent contribuer à réduire, sinon éliminer la violence politique. En revanche, elles infléchissent dans un sens déterminé le choix de société et les orientations de politique intérieure et extérieure. Désormais, la scène arabe donne libre cours à des tendances contradictoires mais qui aspirent toutes à la démocratie : la profession de foi laïque, le plaidoyer pour l’islam éclairé et le discours salafiste qui prend pour modèle le lointain passé sublimé. Ces tiraillements jettent une ombre sur l’issue de la révolution et sur la société de demain.
La Tunisie, à ce titre, se prévaut d’une avance qui la distingue dans le contexte régional. Elle a accompli en 50 ans quatre réformes fondamentales qui ont changé la société et changé les mentalités : d’abord une révolution civile dont les vertus imprègnent la société jusqu’à nos jours. Dès 1956, le Président Bourguiba et ses compagnons ont réformé la société dans ses profondeurs en instituant l'égalité entre l'homme et la femme, le contrôle des naissances, l’élimination des persistances tribales, la généralisation de l’enseignement et le maintien de deux langues, l’arabe et le français, du cycle primaire jusqu’à l’université. Ces réformes ont mis fin à la famille patriarcale, institué le sens de l’autonomie individuelle, amorcé l’élan vers la laïcité et formé la base de la société moderne. La révolution de la modernité a commencé avec cette phase fondatrice. La deuxième réforme a consisté dans la politique de planification du développement économique et social qui a institué la rationalité et la globalité de la démarche du développement, conçue comme une œuvre progressive et cohérente qui se déploie par étapes, de sorte que les plans successifs s’enchaînent et obéissent à une vision à long terme. Cette démarche a fondé une véritable économie nationale. La troisième réforme, celle de l’ouverture économique, la fin de la gestion étatique de l’économie et l’admission du libre échange, s’est affirmée au milieu des années 1990, sans être accompagnée de la libéralisation politique permettant la démocratie et l’enracinement des libertés fondamentales. Cependant, même réduite à sa portée économique, la réforme libérale a permis de tirer avantage de l’économie de marché grâce à la privatisation progressive des divers secteurs, à la diversification de l’économie et à la mise à niveau de l’appareil de production. Ces réformes ont modernisé la législation, hissé la capacité de production et d’exportation, développé les services et enraciné l’esprit de compétition.
La révolution populaire de 2011 a complété la réforme libérale dans sa dimension politique. Elle a achevé la course historique de l’Etat bourguibien.
La Tunisie a ainsi enchaîné les séquences qui, par étapes et par la vertu du cumul, ont abouti à l’émergence d’une société de plus en plus avancée dans la voie de la modernité.
Aggiornamento, risorgimento ?
Comment apprécier sur la scène arabe l’accomplissement de ce nouveau cycle ? A quelle aune mesurer son succès ou son échec ?
Exigée par les peuples, l’institution de la démocratie représente l’aboutissement logique du cycle historique en cours. Au mal arabe, la démocratie apporte, avec ses vertus et ses contradictions, la réponse pertinente, celle que la civilisation de notre temps apporte aux sociétés évoluées de notre temps. Cependant, dans ses profondeurs, la nation est tendue par une espérance plus haute, celle de la renaissance arabe. Le nouveau contexte a libéré la parole et la plume, ouvert les tribunes, multiplié les débats d’idées et offert un champ infini à la générosité intellectuelle. L’océan d’idées est vaste, à la mesure des frustrations du passé. Si la lecture est souvent brouillée, la démocratie émerge sans conteste comme l’exigence commune. Au-delà, s’esquisse la vision d’une reconquête de l’être arabe, la restauration d’une nation respectée, unie et puissante, dans l’intégrité de ses droits et de ses symboles. Si la démocratie représente la nécessaire mise à jour, l’indispensable rattrapage du temps perdu – l’aggiornamento – la vision porte loin vers la restauration de la grandeur perdue, la résurrection d’un rôle dans le monde d’aujourd’hui et surtout de demain, l’idée d’un Risorgimento.
Le grand chantier de l’aggiornamento consiste à reconstruire l’ordre social et politique, à instituer le citoyen à la base du nouvel ordre. La forme et la consistance du nouveau modèle seront nécessairement diverses et inégales en fonction de la maturité historique relative de chaque société. Cependant, la mesure du succès tient à trois actes majeurs :
• Fonder sur le libre choix du citoyen l’arbitrage des problèmes de la vie collective ; nulle autorité transcendante ne doit prévaloir sur la volonté du citoyen ;
• Instituer la séparation des pouvoirs ainsi que l’indépendance de la presse et pourvoir les institutions chargées du contrôle de l’exécutif des garanties nécessaires pour permettre l’exercice effectif du contrôle ; dans le contexte arabe, les garanties d’effectivité (indépendance et immunité des autorités de contrôle) sont aussi essentielles que l’affirmation des principes. De même, les organes d’information pouvant dénoncer les abus ont toujours existé, mais leur indépendance ainsi que les protections juridiques garantissant leur immunité étaient défaillantes ;
• Admettre le caractère absolu des valeurs universelles et faire prévaloir ces valeurs sur les dogmes procédant de la coutume ou de la pratique, ou fixés par la religion. Les sociétés arabes ne sauraient repousser plus longtemps la révolution civile qui définisse les champs respectifs du politique et du religieux et qui admette l’homme comme maître de son destin.
L’avènement de la société arabe démocratique tient à l’accomplissement de la triple révolution philosophique, civile et politique, qui s’appuie nécessairement sur des forces sociales de progrès et qui pose que les valeurs universelles sont assimilables dans le génie de l’islam. Au sein des sociétés arabes, les forces sociales, repolitisées et tendues par l’espoir, sont traversées par divers courants qui se rangent foncièrement en deux grands pôles : les partisans de l’islam dogmatique, qui couvrent un large spectre incluant les salafistes, fidèles au modèle du proto islam, et qui se répartissent entre une branche pacifiste dite scientifique et une branche violente dite jihadiste, et les modérés qui s’efforcent de s’adapter aux évolutions de la société moderne tout en s’astreignant au respect des dogmes : la sphère de l’islamisme constitue le pôle conservateur. L’autre pôle comprend les partisans de l’islam éclairé et ceux qui optent pour le régime séculier : c’est le pôle du progrès.
Quelle démocratie pourraient fonder les islamistes ? Le modèle turc reste inaccessible, la base démocratique étant déjà solidement enracinée dans ce pays, sans doute offriront-ils une variante atténuée des modèles tentés au Soudan, en Afghanistan, en Iran et en Arabie Saoudite et qui, à la base, nient le statut d’égalité entre le musulman et le non musulman et entre hommes et femmes. Le gouvernement du parti Nahdha en Tunisie, au cours de l’année 2012, en fournit les prémisses : l’autonomie de la femme est mise en cause ; la liberté est menacée dans les médias, dans l’enceinte universitaire et dans les galeries d’art ; l’exaltation du sacré émerge dans la vie publique, aggravée pendant Ramadan. A terme, l’ombre du dogmatisme submergera la liberté. Quelle démocratie est concevable sans la liberté et sans l’égalité dans leur parfaite acception ?
En revanche, la percée de la démocratie dans plus d’un pays arabe peut réaliser le bond décisif dans la modernité et déterminer un mouvement porteur, générateur d’un élan de renaissance. L’affranchissement de la mentalité dogmatique et du préalable religieux, le recentrage des enjeux au profit de la philosophie du progrès et l’ouverture au monde forment un milieu propice pour l’innovation, un foyer attractif pour les élites. S’il est vrai que les ressources arabes disponibles s’investissent dans des stratégies souvent futiles et sans lendemain, la valorisation de l’esprit scientifique, l’esprit de collaboration interarabe, la conscience dramatique de l’indispensable sursaut de civilisation sont largement partagés par l’intelligentsia. L’avènement de la démocratie dans quelques pays phares opérant en tandem peut procurer, avec l’atmosphère de liberté et la foi dans l’avenir, la faculté de recentrer les objectifs et les moyens. L’élite arabe, en tous domaines, existe en nombre et en qualité à l’intérieur et à l’extérieur, elle peut constituer la masse critique capable de déterminer, sur une large échelle, innovation et progrès. Ainsi s’esquisse une renaissance arabe et, sur cette base, la relance de la civilisation de l’islam.
Si la renaissance élève le niveau global de la nation, assure une plus grande maîtrise de la nature et cultive le sens de la beauté dans l’environnement et dans la vie des hommes, elle marque des percées dans des secteurs en rapport avec son contexte distinctif. A ce titre, quatre grands axes sont particulièrement pertinents compte tenu du point d’évolution du monde arabe au tournant du XXIe siècle. D’abord, la question de la langue : l’impératif du développement et de la mise à jour de la langue arabe s’impose comme élément stratégique ; trois projets sont déjà lancés à cette fin : le premier à l’Institut de la pensée arabe, basé à Beyrouth et financé par un mécène saoudien, le deuxième pris en charge par l’ALECSO[3] en vertu d’une décision du Sommet de la Ligue Arabe de 2008, le troisième parrainé par l’épouse de l’Emir de Qatar en 2011. L’essor de la langue permet de participer aux enjeux culturels de notre temps. D’autre part, le secteur hydraulique, où le monde arabe accuse un déficit naturel appelé à s’aggraver, appelle un effort spécial ; en réponse à la nécessité mais aussi à l’esthétique de la vie, dans les paysages arabes particulièrement arides, la maîtrise de l’eau doit être l’un des champs où le brio arabe soit universellement reconnu. Par ailleurs, l’abondance relative de l’énergie dans l’aire arabe dicte une parfaite commande du secteur sous tous ses aspects, de l’exploration à la gestion et jusqu’aux projections aux diverses échéances de l’avenir, ainsi que la recherche dans les énergies nouvelles où, du moins dans le solaire, les atouts du monde arabe sont forts. Enfin, la renaissance arabe requiert, dans le prolongement de l’essor culturel, l’édification d’une puissance stratégique en mesure de forcer le respect des droits politiques et territoriaux de la nation et, plus au fond, de contribuer aux équilibres stratégiques dans le monde et notamment dans le champ méditerranéen.
Le ressort de l’histoire tient à la mise en question de soi : l’année 2011 marque dans la région arabe le départ d’un grand dessein, la renaissance arabe et l’espoir d’une relance de la civilisation de l’islam.
Ahmed Ounaïes
(*) Article publié dans la revue française AGIR (d'études stratégiques) N° 50 de septembre 2012, pp 51-62.
[1] Cinq Rapports datés 2002, 2003, 2004, 2005 et 2009, auxquels s’ajoutent le Rapport régional arabe sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement (2005) et le Rapport élaboré à l’initiative de la Fondation Mohamed bin Rached Al Maktoum sur la connaissance dans le monde arabe (2009).
[2] En langue arabe, le chef de la nation.
[3] Organisation Arabe pour l’Education, la Science et la Culture, dont le siège est à Tunis.
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