Le coût du non-Maghreb et les répercussions du printemps arabe
La Fondation Temimi et l’Ambassade des Pays-Bas en Tunisie ont organisé du 28 au 30 septembre dernier le 37ème congrès du Forum de la Pensée contemporaine consacré au thème : « Le coût du non-Maghreb face aux enseignements du printemps arabe ». Réparti en 9 séances comprenant 26 interventions scientifiques, ce congrès a rassemblé plus de 80 personnalités dont nombre d’ambassadeurs et a reçu un message spécial du président de la République provisoire, Moncef Marzouki. Extraits du rapport final établi par l’équipe du Pr Abdeljélil Temimi.
Etaient présents à la séance inaugurale les ambassadeurs des Pays-Bas, M. Robert Engles, d’Algérie, M. Abdelkader Hajar, de Mauritanie, M. Mahfouz Mohammad Ahmad, d’Arabie Saoudite, M. Khaled al-Angari, de Roumani, M. Nicolas Nastase, ambassadeur de Roumanie, ainsi qu’un nombre d’anciens ministres de la première génération précurseurs de la construction du Maghreb. La participation à ce congrès de chercheurs maghrébins spécialistes de la question et convaincus de la nécessité de cette construction fut importante, ils sont venus de Tunisie, d’Algérie, de France, de Libye, du Maroc, d’Espagne, d’Italie, des Etats-Unis, sans oublier quelques grands juristes, des personnes de la société civile, des partis politiques, la presse et les médias arabes.
Ce que traduisent ces mots d’inauguration, c’est l’attachement de tous à voir ce projet tant rêvé depuis l’indépendance des pays du Maghreb se réaliser enfin. Le Pr Temimi a passé en revue l’historiographie de cette question et son impact sur le Maghreb et au niveau international, soulignant que le nouveau climat géopolitique au Maghreb impose à l’ensemble de cet espace de restructurer ses priorités, au moment où un tournant s’opère dans les positions de l’Europe et des Etats-Unis à l’égard du projet d’Union maghrébine suite au printemps arabe. Il a aussi assuré que la réalisation de ce grand projet exige de la part des gouvernements et de la société civile d’adopter un processus de ‘maghrébinistaion’ dans l’éducation tout comme dans les médias, afin qu’il s’inscrive dans l’esprit des individus, des sociétés, et particulièrement des dirigeants politiques et des hauts fonctionnaires du Maghreb.
Par l’intermédiaire de son émissaire, M. Khaled ben Mbarek, le président de la République a tenu dans sa lettre à rappeler à tous les invités que le rapprochement entre peuples ne peut réussir que sur une base économique efficiente, solide et durable, amorcée déjà en 1989 avec les accords de Marrakech qui visaient à garantir la liberté de circulation des personnes, des marchandises et des capitaux. Trois ans plus tard, il y eut le sommet de Libye, il s’en est dégagé une stratégie commune de développement dans le sens d’une union économique sur quatre étapes : d’abord une zone de libre échange, ensuite un marché commun, pour aboutir à une union économique qui passe par l’harmonisation des politiques économiques et la coordination des programmes de développement. M. Marzouki a ajouté à l’adresse des participants qu’ : « À travers ses recherches, la Fondation répond aux réalités de la Tunisie et à son environnement direct sur lesquels elle porte un regard scientifique qui n’en désavoue pas la dimension politique, et présume de l’avenir à partir du présent, en faisant appel au passé pour le sauvegarder. En prenant connaissance de l’intitulé du congrès et des multiples conférences, … on s’aperçoit de la nécessité de traiter d’un tel sujet, complexe mais qui frappe par son évidence ; cela fait plus de deux décennies que la question de l’union maghrébine est en phase de formation sans jamais en voir des signes probants vers lesquels les regards se tourneraient, la plupart des décisions de cette union sont restées sans lendemain ».
Pour sa part, l’Ambassadeur des Pays-Bas a fait le parallèle entre la situation actuelle du Maghreb et celle de l’Europe au lendemain de la deuxième guerre mondiale, insistant sur l’importance de la reconstruction matérielle et économique de l’Europe pour asseoir les fondements de l’Etat, des libertés et de la démocratie. Après les dictatures, l’Europe, a-t-il ajouté, a donné des personnalités éminentes, des dirigeants tournés vers l’avenir, à l’exemple de Robert Schuman, Jean Monnet ou le hollandais Jean Willem Boyen qui se sont engagés dans la voie de l’entraide et de la solidarité au-delà des frontières étroites, convaincus de la nécessité d’une unité européenne. Revenant sur les accords de Marrakech, il a déclaré que ses clauses devaient être revues pour une plus grande efficacité sur la voie de l’union maghrébine, les expériences ayant démontré que l’intégration des économies et des politiques locales est une condition essentielle pour créer du développement, du bien-être et de la stabilité, en plus de garantir la croissance tant recherchée. Le printemps arabe a permis, selon lui, d’offrir des perspectives nouvelles d’avenir car il est temps de réexaminer nombre de questions restées en suspens, et la Hollande est disposée à fournir toute l’aide nécessaire à la transition démocratique en Tunisie et en Libye qui doivent donner l’exemple de cette avancée, irrévocable, vers la démocratie.
Quant au Pr Abdelkader Hajjar, ambassadeur d’Algérie à Tunis, il a affirmé notamment que: «Nous restons attachés à notre rêve d’un grand Maghreb. Il nous faut chercher les moyens, les questions et les méthodes efficaces de le réaliser pas à pas. Le président Marzouki a lancé l’idée d’un sommet maghrébin, nous répondons à nos homologues tunisiens que nous y sommes prêts, encore faudrait-il s’y préparer pleinement et minutieusement pour que notre rencontre ne soit pas une de ces occasions de pose photos, sans contenu et sans lendemain. Je souhaite que de tels congrès aient lieu plus souvent pour sensibiliser et dynamiser la société civile autant que les partis politiques, et qu’ils participent activement à des rencontres au niveau maghrébin, car ce sont de telles initiatives qui incitent les décideurs et fait peser sur eux une certaine pression ».
Enfin, l’ambassadeur mauritanien a dit dans son allocution que: «Nous nous réjouissons des déclarations du président de la République tunisien au sujet d’un sommet maghrébin qui garantirait les cinq libertés fondamentales et jetterait des bases nouvelles des accords de Marrakech, car la nouvelle donne créée par ces retentissantes révolutions exige leur révision, condition sine qua non de résultats tangibles et pour sortir le Maghreb arabe de la perdition. Notre situation n’est plus acceptable ».
Ce congrès a ressemblé plus de 80 personnalités et fut reparti en neuf séances, 26 interventions scientifiques ont été faites ; les aspects qu’elles ont évoqués, comme les arrière-plans souvent méconnus de la question de l’union maghrébine, ont suscité des débats multiples et approfondis. À défaut de pouvoir les présenter tous, nous allons en évoquer quelques grandes lignes, et d’abord que :
- Les révolutions du printemps arabe sont une chance inouïe et peut-être unique de reconsidérer tout ce qu’on a cru évident ou aller de soi, à commencer par une lecture à nouveaux frais de l’histoire dans cette région, une lecture sans concession, dépassant les règlements de comptes entre gouvernants, se tournant davantage vers les peuples, la société civile notamment ; unifier les programmes scolaires aussi, pour remettre la construction maghrébine au cœur des sujets et de manière juste et raisonnée.
- L’espoir est grand dans le dynamisme de la société civile qui a émergé avec les révolutions et les transformations dans la région, et appelle par conséquent à la responsabilité de la soutenir par tous les moyens, car elle agit comme une garantie géopolitique contre les atermoiements et les tâtonnements de toutes sortes et d’où qu’ils viennent.
- Pour donner de l’impulsion au mouvement du Maghreb et lui éviter un nouveau revers qui pourrait compromettre son avenir, il est important de rapprocher les propos et les discours, de saisir les transformations en jeu dans la région, notamment les transformations géopolitiques qui exigent de la part des instances de l’union maghrébine des réformes radicales dans le sens d’un Etat de droit, de la démocratie, du respect des droits et des libertés, et imposent d’autre part de dynamiser cette union, seul horizon au-delà duquel il est difficile de répondre aux problèmes politiques, économiques et sécuritaires que connaissent les pays du Maghreb.
- Il est impératif de dépasser la dialectique national/ maghrébin, de régler les conflits de frontières, de résorber la crise et d’apaiser le climat politique. Il y faut de la part des Etats membres du pragmatisme et la volonté de favoriser les points d’accord sur les divergences.
- L’intégration maghrébine serait un argument de poids pour attirer les capitaux et les investissements étrangers et soutenir la croissance économique en dynamisant le marché du travail. Les défis de taille –en termes d’économie, de sécurité, etc.– qui pèsent sur les pays du Maghreb, exigent d’eux une meilleur organisation et une plus grande coordination.
- L’isolement des économies du Maghreb les rendra plus fragiles et davantage marginalisées. Pour en sortir, il n’y a que la voie du rassemblement et de la solidarité au sein d’un espace commun, s’ensuivra la croissance économique qui fait défaut aujourd’hui et l’intégration des pays de cette zone à l’Organisation mondiale du commerce. L’absence d’une telle union entretient l’attentisme en politique, à l’intérieur comme à l’extérieur, et mine les efforts de développement.
- Tout le débat sur la modernité a mené certains intellectuels maghrébins à trouver les moyens de concilier celle-ci avec l’héritage culturel de la région, de stimuler l’économie du savoir et de promouvoir les cultures populaires du Maghreb dans leur diversité, parce qu’elles constituent l’identité de ses sociétés et le lieu de leur unité.
- Une coopération au niveau de la justice et de la sécurité est indispensable aujourd’hui pour ancrer les fondements de la justice à laquelle aspire la société civile, une justice qui a le devoir de demander des comptes, de juger les criminels et tous ceux qui détournent ou abusent de l’argent public.
- L’aspiration à la démocratie et à la citoyenneté des peuples du Maghreb est une nouvelle donne qui va dans le sens du projet d’unité maghrébine, cet espace méditerranéen devenu aujourd’hui un espace privilégié du commerce international, d’où l’attitude des Etats-Unis en faveur de l’intégration des pays du Maghreb et leur programme de subventions.
- Les partis dits islamistes n’ont pas accordé suffisamment d’importance à cette question, ni dans leur littérature ni dans leurs démarches politiques qui tiennent souvent du protocole et du faux-semblant ; pas d’idées, pas d’initiatives au niveau des institutions de l’union maghrébine, et en cela peu de différence entre eux et les gouvernements qui les ont précédés, tout au moins peut-on reconnaître à ces derniers un certain enthousiasme dans les discours.
- Il faut aussi repenser la relation du Maghreb avec le continent africain qui a connu à son tour des changements que les dirigeants maghrébins doivent sérieusement prendre en compte dès à présent.
Bien d’autres sujets ont été évoqués lors d’intéressants débats entre les participants du congrès qui s’accordent à souligner la liberté de ton du congrès, notamment sur des questions aussi critiques que la géopolitique, l’économie, le savoir, et à noter le respect de la différence d’opinions et d’analyses qui était de circonstance, en plus d’une ambiance plutôt amène, qu’il est rare de rencontrer.
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