Notes & Docs - 09.10.2012

La dégradation de la notation souveraine : Origine, enjeu et impacts

I. Introduction

Les principales agences de ratings ont déjà procédé en 2011 à la dégradation ou le placement sous surveillance négative des notes souveraines de la Tunisie. C’est ainsi que l’agence Standard &Poor’s (S&P) a dégradé la note monnaie locale avec mise sous surveillance négative de A-/Stable à BBB+ et affirmé la note en devise étrangère BBB avec placement sous surveillance négative. Moody’s a dégradé la note souveraine de Baa2 à Baa3 avec mise sous surveillance négative. R&I a dégradé la note devise étrangère avec placement sous surveillance négative de A-/Stable à BBB Neg. Fitch a affirmé la note devise étrangère BBB avec placement sous surveillance négative. Néanmoins, la Tunisie a maintenu son grade d’investissement avant que S&P n’abaisse de nouveau en mai 2012, de deux crans, la note de la dette à long terme de la Tunisieen monnaie locale et étrangère de BBB(-) à BB ainsi que celle du crédit émetteur de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) de BBB(-) à BB stable, ce qui signifie que le pays est classé désormais dans la catégorie des emprunts spéculatifs. En d’autres termes, S&P estime que la Tunisie risque de se trouver incapable d’honorer ses engagements, ce qui implique un scénario de défaut de paiement sur la dette extérieure contractée auprès des marchés financiers internationaux du fait de l’augmentation inéluctable de la prime de risque adossée.

Ce texte défend une idée. Il démontre que la dernière dégradation de la note n’est pas seulement liée à la situation économique de la Tunisie en période de transition, si bien que le creusement des déficits commercial et courant, l’amenuisement accru des réserves de change, l’augmentation du stock de la dette extérieure notamment à court terme, la reprise des tensions inflationnistes et la dépréciation galopante du dinaront été soulignés par l’agence de notation financière comme les principaux facteurs de fragilisation.En fait, autant d’éléments de vulnérabilité déjà soulignés dans les évaluations de S&P au courant de l’année 2011. En revanche, l’élément nouveau invoqué dans le dernier rapport de mai 2012, et qui est vraisemblablement à l’origine de la dernière dégradation et la migration de l’économie tunisienne au grade spéculatif résidedans l’amplification des facteurs de fragilité systémique du secteur bancaire depuis la révolution de janvier 2011, en raison essentiellement aux déficiences accrues des dispositifs de contrôle prudentiel et de supervision, d’une part, et de conduite de la politique monétaire, d’autre part.

II. La migration au grade de spéculateur : quel principal fait nouveau saillant

L’agence S&P avait déjà livré en novembre 2011 aux autorités monétaires (BCT) une évaluation du risque bancaire (devises étrangères BBB-/Negative/A-3, monnaie locale BBB/Negative/A-3) conformément au dispositif BICRA (BankingIndustry Country RiskAssessment), en le maintenant dans le groupe 8 tout en révisant le score du risque économique de 8 à 7.

Une analyse BICRA couvre les institutions financières notées et non notées qui reçoivent des dépôts, accordent des crédits, ou sont engagées dans les deux activités à la fois. Un BICRA est noté sur une échelle de 1 à 10, allant du risque le plus bas du système bancaire  (groupe 1) au risque le plus élevé (groupe 10).En d’autres termes, et alors que le secteur bancaire tunisien a déjà été jugé à haut risque, S&P a estimé que la capacité de résilience de l’économie tunisienne présente toujours un risque intermédiaire dans la gestion des déséquilibres globaux et le pilotage des politiques macroéconomiques et sectorielles.En particulier, le score de risque du secteur bancaire est basé sur l’opinion de S&P que la Tunisieest confrontée à un très haut risque dans son cadre institutionnel et réglementaireet à un risque élevé dans la dynamique de la concurrence bancaire.

II.1. Les risques institutionnels du secteur bancaire

Les déficiences du niveau réglementaire dans la période de post-révolution s’expliquent par des choix inappropriés en matière d'exigences de solvabilité et de classification des prêts non performants (PNP). C’est en particulier l’orientation prise par les autorités monétaires autorisant les banques de ne pas classer comme improductifs de nouveaux prêts pourtant douteux découlant des crédits de transformation (rééchelonnement, consolidation …) accordés aux secteurs productifs.

D’ailleurs, et en dérogation à la circulaire N°1991-24 relative aux normes prudentielles, la BCT a, en vertu d’une circulaire datant de juin 2011, autorisé les banques à procéder à des opérations de rééchelonnement sans classification des prêts non performants. A cela s’ajoute des mesures de politique monétaire axées sur un faible coût de refinancement(1)  qui n’ont pas été accompagnés par la mise en place de provisionnements suffisants des créances en souffrance. Paradoxalement, ce n’est seulement qu’en janvier 2012, en vertu de la circulaire N°2012-02 à l’intention des établissements de crédit et ayant pour objet l’évaluation des engagements dans le cadre des mesures conjoncturelles de soutien aux entreprises économiques, que la BCT a invité les banques à constituer des provisions collectives supplémentaires sur des créances courantes pourtant saines (classes 0 et 1) !!!!!, en plus des provisions sur les créances douteuses (classes 2, 3 et 4). Une circulaire ayant fait l’objet de polémiques parmi les intermédiaires agrées.

Enfin, et en matière de régulation prudentielle, les autorités de régulation ont privilégié une stratégie unilatérale d’injections de liquidité et de monétisation inflationniste aux profits des banques publiques, pourtant faiblement capitalisées, sans qu’aucune grille d’identification des risques n’ait été mise en place. Sur ce dernier volet, une mission parallèle d’évaluation du programme de stabilité du système financier tunisien (FSAP) menée à la même époque conjointement par le FMI et la Banque Mondiale pour l’appréciation de la conformité aux principes fondamentaux de Bâle pour un contrôle bancaire efficace a d’ailleurs souligné les risques inhérents à toute politique unilatérale de refinancement bancaire sans procédés opérationnels d’application des règles de Bâle.IId’identification des risques, d’où les fragilisations structurelles de la supervision du secteur bancaire. D’ailleurs, il sera difficile pour la BCT durant la période future de maintenir le même dispositif de refinancement bancaire sans qu’une véritable stratégie de recapitalisation de certaines banques ne soit mise en place. C’est ce qui est ressorti d’ailleurs des entretiens avec la mission du FMI dans le cadre des consultations périodiques au titre de l’article IV au mois de juin 2012.

II.2. Les risques inhérents à la dynamique de concurrence bancaire

La dynamique concurrentielle dans le secteur bancaire a été caractérisée dans la période de post-révolution par l’amplification des distorsions liées à la mobilisation des dépôts et aux coûts de ressources des banques. Du fait que les mesures de refinancement sur le marché monétaire conduites par la BCT n’ont pas réussi à résoudre la crise d’illiquidité que continue de subir le secteur bancaire, des dérives se sont en suivies avec une généralisation de pratiques anti-concurrentielles liées à des surenchères sur les certificats de dépôts et billets de trésorerie, s’ajoutant ainsi aux mêmes procédés sur les dépôts des institutionnels. Cela a conduit à de faibles marges et une rentabilité qui l’est autant.

Du fait des cartographies de risques précédents, les impacts spécifiques sur le secteur bancaire de la dégradation par S&P de la note souveraine de devises étrangères et monnaie locale et la note de crédit de la Tunisie à 'BB/B' étaient pressentis dés lors que l’agence a immédiatement après abaissé les notes à long terme de cinq banques tunisiennes, en l’occurrence, l’ArabTunisian Bank, la Banque Tuniso-Koweitienne et la Banque de l'Habitat (avec perspectives stables), la Banque de Tunisie et des Emirats (avec mise sous surveillance négative) et la Société Tunisienne de Banque.

III. Aggravation du risque de défaut sur la dette souveraine et autres collatéraux

La dégradation du rating souverain a induit depuis une aggravation du risque de défaut mesuré par le spread des credit default swaps (CDSs). Cette première conséquence étant prévisible du fait de la relation symétrique et proportionnelle entre les dégradations souveraines et les coûts de mobilisation des ressources externes en devises. Ainsi, l’écart de taux des obligations de la Tunisie a augmenté de 38 points de base depuis un mois, passant de 376 Pb avant la publication du rapport de S&P à 414 Pb.Il est à noter que le spreadest déjà passé de 121 points de base avant la révolution au 10/1/2011 - moment où la vague de contestations a commencé - à 223 points de base au 14/4/2011. En dépit du bon dénouement des élections de la constituante, le climat latent d’incertitude économique a fait en sorte que l’écart de taux a ré-augmenté une première fois à 257 points de base au 14/11/2011 puis à 376 Pb.

Du fait que la dette extérieure de la Tunisie est contractée en moyenne à hauteur de 27,8% au titre des émissions obligataires sur les marchés financiers internationaux et de 9,5% au titre de créances bancaires privées, l’accroissement de l’écart de taux du titre souverain et des contrats sur risques de défaut (CDS) de la Tunisie aura certainement une incidence directe, non seulement, en matière de renchérissement des coûts des nouvelles mobilisations escomptées d’emprunts extérieurs et de resserrement des conditions de financement(2) , y compris de maturité, mais aussi en termes de risque de hausse du taux d’intérêt sur près de 21% de la dette extérieure à moyen et long terme contractée à taux variable(3). En outre, au niveau des évolutions de la volatilité sur les émissions obligataires tunisiennes permettant d’apprécier les risques d’illiquidité (indice EMBI), les primes de risques se sont aussi amplifiées du fait de la dégradation reflétant un resserrement (tightening) des conditions de financement de la dette souveraine sur les marchés financiers ce qui limiterait toute nouvelle émission tout en rendant plus complexe toute mesure de restructuration de la dette.

IV. Conclusion

Alors même que la Tunisie compte s’adresser aux marchés financiers internationaux pour la mobilisation de ressources de financement extérieur, ildevient impératif de recouvrir le statut du grade d’investisseur avec perspective positive et stable pour obtenir des financements favorables.Cela est d’autant plus urgent que la dégradation actuelle rendra plus difficile l’accès au marché financier international notamment pour les entreprises publiques dans le cadre de crédits rétrocédés avec garantie de l’Etat.Le renchérissement du crédit pouvant rendre encore plus difficile la résolution des problèmes en alimentant le déficit budgétaire et le déficit extérieur du fait que les conséquences précédentes de la dégradation de la notation souveraine de la Tunisie ne se limitent pas aux marchés financiers. C’est ainsi que les agences de crédit export imposeront des taux de garantie plus élevés aux entreprises étrangères qui investissent en Tunisie ainsi que des lignes de garantie plus faibles. Dans ce cadre, cela risquerait de réduire considérablement l’attractivité des investissements directs étrangers, ce qui entraînera une réduction de la croissance et donc de la création d’emplois.

Sami Mouley
Professeur, ESSEC –Tunis


In La lettre du Cercle des Economistes de Tunisie
Numéro 8, Septembre 2012

(1) Du fait des baisses consécutives et sans précédent des taux directeur et de réserves obligatoires par la Banque Centrale de Tunisie (BCT).
(2)En particulier, les fonds de pensions ne pourront plus détenir de la dette souveraine tunisienne.
(3)Les souscriptions pour les futures émissions tunisiennes seront aussi plus faibles, pouvant devenir un obstacle au refinancement de la dette externe.


 

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