En démocratie, seule la justice est légitime
Très tôt après la révolution, avec d’autres, j’ai appelé à la mise en place d’une justice transitionnelle sous l’égide de l’ANC, seul représentant de la légitimité postrévolutionnaire. Rendre justice après les affres de la dictature est une obligation humanitaire, nécessaire pour réconcilier les hommes avec leur passé et les préparer à assumer l’avenir.
En cela, la justice transitionnelle a force de symbole. Alors oui,   cent fois oui, pour punir les coupables, les barons du système et leurs   complices, clients de l’appareil à spolier et rouages de la machine à   détruire les espérances. Les cerveaux des systèmes politique et mafieux,   mais aussi tous ceux qui ont été à leur service, par faiblesse,   opportunisme ou cupidité.
  
  Depuis, des députés  de la Troika ont présenté un projet de loi visant à   exclure des élections les anciens du RCD, et plus précisément ceux qui   ont occupé des postes de responsabilité sous l’ancien régime. Cette   démarche peut, de prime abord, sembler aller dans le sens de la logique   de l’histoire; pourtant elle ne soutient pas l’analyse. Cette   proposition de loi est l’exemple même de la confusion des pouvoirs,   l’assemblée s’arrogeant d’un coup, d’un seul, les rôles de ministère   public portant l’accusation, de juge d’instruction désignant les   coupables, de juge prononçant la sentence, et de bourreau qui   l’applique. C’est symptomatique de ce qui ne peut être toléré en   démocratie, quels que soient l’objectif recherché et la noblesse de la   cause.
  
  A écouter les porteurs de ce projet, leur principal argument serait de   protéger la révolution du retour des prédateurs du RCD. Or le rôle des   élus n’est pas de protéger la révolution, mais la République, de la   dérive d’un système politique sans garde-fous, qui dès lors refuserait   le débat et instaurerait l’exclusion comme méthode de gouvernement. Un   système qui s’appuierait sur la haine, et qui travestirait les milices   en associations, la délation en procès et la violence en expression   démocratique. Ce qui est terrible, c’est que cela rendrait presque   sympathiques les bourreaux d’hier, aux yeux de certains.
  
  Protéger la République, c’est regarder vers l’avenir, en pensant à   demain, tirant les leçons d’hier, en proposant plus largement une loi de   moralisation de la vie politique, qui s’appliquerait  aux élus   convaincus d’abus de position et de trahison envers les idéaux   républicains. Mais non, là n’est pas le propos de cette proposition de   loi, qui se contente de cibler quelques-uns des responsables, sans   distinction des actes ni de la sanction.
  
  Cette proposition de loi entérine de fait une sanction de masse, ce qui   réduit la responsabilité individuelle de chacun, d’autant que l’on ne   nous dit pas de quoi seraient accusées ces personnes, ni le rôle exact   qu’elles auraient joué individuellement au sein du système. Cette   question de la responsabilité individuelle et collective est complexe,   et elle ne peut être traitée que s’il y a une vraie prise en charge du   système RCD, pour arriver à démonter son fonctionnement et sa chaîne de   responsabilités locales et régionales. Le fondement de la justice   n’est-il pas que la sanction soit proportionnelle à la faute commise ?
  
  Enfin, ce projet de loi est dangereux car il livre à la vindicte   populaire toute une liste de personnes, dont on ne sait rien, si ce   n’est qu’elles ont participé à un système, aux rouages d’une machine   sans maître. Nombre d’entre elles n’auront probablement été que des   soldats d’une armée de complices, coincés entre le pouvoir et la peur,   cela suffit-il pour autant à les jeter aux loups, sans autre forme de   procès ? Dans le même temps, combien de ceux qui ont participé à la   corruption du système, tiré un bénéfice personnel de leur proximité au   pouvoir, se sont-ils racheté une virginité à peu de frais ? Encore aux   manettes aujourd’hui, certains en vitrine et d’autres derrière le   rideau, au cœur même du système actuel.
  
  Le poète a dit : «Si j’étais né en 17 à Lidenstadt, (…), aurais-je été   meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été Allemand?». Cela ne veut   pas dire qu’il faille pardonner sans savoir, absoudre sans juger,   tourner la page sans sanctionner, bien au contraire. On ne peut   pardonner qu’à celui qui reconnaît ses fautes et exprime des remords. Il   faut chercher à savoir, juger et sanctionner, par la voie d’une  justice  éclairée, sereine et impartiale, hors de tout propos vengeur,  surtout  lorsque la République doit punir ses propres enfants ! 
  
  Il ne faut pas substituer la volonté de punir à l’envie de justice.   Punir, c’est avant tout obtenir réparation en faveur des victimes. Pour   cela, il faut mettre en place des juridictions d’exception pour traiter   les cas qui ne sont pas réprimés par le code pénal, tout en faisant   évoluer la loi actuelle. Il faut le faire, pour comprendre, instruire et   épargner à nos enfants de telles expériences à l’avenir. Il faut le   faire pour éviter de sanctuariser le monde politique trop souvent   au-dessus de la loi.
  
  La France l’a fait après la Seconde Guerre mondiale, en mettant en place   les chambres civiques en charge d’assurer une forme d’épuration   politique vis-à-vis des collaborationnistes. Ces chambres prononçaient   une condamnation à l’indignité nationale, concept introduit à cette   occasion, auquel s’est ajoutée la notion d’inéligibilité, introduite en   1944. Ces deux sanctions ont permis de traiter de nombreux cas de   Français accusés de collaboration avec l’occupant, parmi des   responsables de l’administration, ou des détenteurs de mandats   politiques ou syndicaux, dont on avait considéré qu’ils n’avaient pas   commis de délits, mais des fautes. (Les chambres civiques traiteront   près de 70.000 dossiers en quelques années).
  
  Chez nous, la justice transitionnelle est bloquée, dommage que nos élus   n’aient pas envisagé de prendre à bras-le-corps ce sujet, mettre en   place des commissions d’enquête qui auraient démêlé l’écheveau.   Probablement ont-ils mieux à faire, à voir les travées clairsemées de   l’Assemblée. Et là encore, il aurait été préférable d’aller de l’avant,   et plus vite, pour fonder un nouveau système, dans lequel le pouvoir,   quel qu’il soit, accepterait d’être confronté aux vents contraires.   Consacrer les libertés fondamentales, les contre-pouvoirs et renforcer   la citoyenneté, seules garanties contre le retour de la dictature. Voilà   ce que le peuple meurtri attend de ses représentants.
  
  Une petite dose d’humilité, ajoutée à une pincée de clairvoyance, dans   le café matinal de nos élus ne ferait pas de mal à ce pays malmené. Les   Tunisiens sont nombreux à avoir été exclus par le passé, exclure   aujourd’hui sans discernement n’est pas la solution. Ce serait comme   prolonger le passé, au lieu de concrétiser la rupture, pour faire que   seule la justice soit légitime, demain.
W.B.H.A.
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