News - 24.02.2013

Ali Mezghani : Crise politique et crise du droit

C’est un art que de légiférer. Il faut du talent, de la dextérité pour rédiger des lois. La maitrise de la langue du droit et de ses techniques n’est pas donnée à tous fussent-ils des politiques. Mais peut-on requérir des politiques un tel sens de l’humilité ? Il faut, pour être juge de ses propres capacités, faire preuve d’humilité ou de modestie. Il faut avoir la lucidité et peut-être le courage de reconnaître ses insuffisances, de réprimer son orgueil. Alors que l’orgueil exhibe au plus haut point les talents vrais ou supposés de l’homme, la modestie a tendance à les dissimuler. En refusant de faire appel aux experts, nos constituants ont manifestement fait preuve d’un excès d’orgueil et de peu de modestie. C’est de prétention qu’ils ont fait preuve. La récente crise du gouvernement a fini par dévoiler l’incompétence des uns et la naïveté des autres, à moins qu’elle n’ait mis à nu leur commune volonté manipulatrice. En toutes hypothèses, il est fait peu cas du Droit. A l’unisson, les politiques, et parfois certains juristes, considèrent que la crise gouvernementale est de nature politique et non juridique. Comme si elle ne pouvait être l’une et l’autre à la fois. Disant cela ils entendent tous passer outre les contraintes de la légalité. Message aussi clair que dangereux. 

En rédigeant la petite constitution, les élus n’ont pas prévu l’hypothèse d’une démission du gouvernement. Ils n’ont donc pas envisagé le cas d’une crise conduisant le chef du gouvernement à se démettre. Cette hypothèse est pourtant bien plus probable, plus fréquente, que celle de l’incapacité ou du décès. L’omission peut être involontaire. Elle n’en manifeste pas moins une façon de vivre le politique et de concevoir l’Etat. Autrement, comment comprendre que la démission ait été prévue à l’article 14 de la petite constitution pour ce qui concerne le Président de la République ? 
 
Le système mis en place procède de la confusion entre l’Etat et le parti dominant, plus exactement de la subordination du premier au second. La constitution du premier gouvernement, celui qui suit immédiatement les élections, est dévolue au parti dominant, qui n’est autre que le parti islamiste. Celui-ci a disposé du pouvoir réel de désignation du chef du gouvernement.  C’est son choix que devait en vertu de l’article 15  entériner  le Président de la République. 
 
Il n’est pas dans la culture du parti islamiste fondée sur l’allégeance et la discipline, de concevoir que l’un de siens se démette. Seul le parti est en mesure de le sortir, par une motion de censure, puisqu’il a, avec ses deux satellites, la mainmise sur l’Assemblée. L’article 19 , qui prévoit formellement cette hypothèse ainsi que celle de l’incapacité est donc resté naturellement silencieux sur le cas d’une démission. Le 6ème Calife comme le Pape ne peut démissionner.
 
Ainsi l’ensemble du dispositif ne fait que satisfaire le point de vue du parti dominant. Or, un texte de loi taillé à la mesure d’une personne, d’un groupe, ou d’un parti finit toujours par conduire à l’impasse. Il ne peut remplir la fonction de régulation pacifique qui est le propre du droit. 
 
Que faire lorsque l’imprévu se réalise, lorsque l’exclu advient? Les juristes ont l’habitude d’affronter le silence de la loi. C’est par interprétation qu’ils lui donnent sens. Si l’interprétation n’est pas la licence, ils se soumettent aux règles de droit qui la gouvernent. On aura tout vu à ce propos. Le parallélisme des formes pour justifier l’application de l’article 15. Le principe selon lequel « qui peut le plus peut le moins » pour mettre en œuvre l’article 17 . Slim Laghmani  a expliqué la faiblesse des arguments invoqués. L’article 15 est un texte transitoire dont la portée est limitée au seul cas de la mise en place du premier gouvernement. Pour faire application du parallélisme des formes il faut expliquer pour quoi celle-ci et non une autre. L’article 17 est sans rapport avec la situation que traverse le pays puisqu’il ne s’agit pas de recomposer la structure administrative du gouvernement. En fait ces arguments ont été avancés pour servir une position politique particulière. Il s’agit de conforter le pouvoir du parti d’Ennhada au titre de l’article 15 et éviter le recours à l’Assemblée en application de l’article 17. Couvrir un résultat déterminé à l’avance par un raisonnement juridique rétrospectif n’est pas le meilleur procédé pour donner sens à la loi. Le juriste n’est plus le serviteur du droit, il se met au service du pouvoir, il se soumet aux impondérables de la politique et des rapports de force.
 
Sans ignorer les suites politiques qu’une interprétation peut provoquer, il est essentiel de partir de la règle. L’application de l’article 19 s’impose dès qu’il est établi que l’article 15 a épuisé ses effets par la mise en place du premier gouvernement. L’article 19 s’impose aussi en raison de son objet : déterminer les conditions dans lesquelles un nouveau gouvernement se forme. Son application se justifie enfin au titre du raisonnement analogique qu’impose l’article 535 du COC et qui n’a pourtant pas été soulevé. L’analogie sert à étendre la solution qu’un texte prévoit pour un cas particulier à un autre qu’il ne vise pas formellement. Cette extension est possible lorsque les deux cas sont similaires. Dans notre situation l’interprète est aidé par les termes même de l’article 19. Celui-ci traite le gouvernement censuré par l’Assemblée de démissionnaire. 
 
L’interprétation ne se règle sur les plateaux de télévision, où il ne peut s’agir que d’opinions. Il faut une autorité pour trancher les divergences et mettre fin aux hésitations. Il s’agit généralement d’une autorité judiciaire. Mais elle n’est pas la seule. L’administration procède tous les jours à l’interprétation des textes qu’elle applique. Dans notre cas de figure et à défaut d’un recours judiciaire que la petite constitution ne prévoit pas, le pouvoir d’interprétation appartient au Président de la République. Il dispose d’un pouvoir de décision définitif. Il est en effet l’autorité qui charge une personnalité de constituer le gouvernement. Dans son choix il est tenu de prendre en considération la composition de l’Assemblée, et se doit de désigner une personnalité susceptible de recueillir son assentiment. Mais si l’univers du droit est aussi celui des procédures, alors la manière de nommer importe autant que celui qui est nommé. Ignorant tout du droit, réduisant ses prérogatives pourtant si minimes, il s’est engouffré dans la logique qui sert le parti dominant. Il a mis en œuvre l’article 15. Il a donc attendu que le parti Ennahda lui désigne le chef du gouvernement pour se satisfaire de l’entériner. Simple autorité d’enregistrement, il lui a transféré ses pouvoirs et ses prérogatives. C’est le parti dominant qui composera le gouvernement. Cela fait des mois que son chef, qui n’a aucune qualité gouvernementale négocie, en son siège, avec d’autres partis un remaniement ministériel devenu à la longue la risée de tous les Tunisiens. Par son attitude, le Président entérine la subordination de l’Etat aux partis, il met tout simplement hors-jeu les institutions de la République. 
 
Il est inquiétant de voir des « responsables » politiques de tous les horizons déconsidérer le droit. Laissant penser que ses contraintes sont une entrave au règlement d’un problème politique, ils participent à son discrédit. En le contournant, ils entament la confiance que tout peuple doit avoir dans son système juridique. Ce n’est certainement pas le meilleur moyen de construire l’Etat de droit. 
 
Ali Mezghani 
 
(1) Article 15 :
Le président de la république, après concertation, charge le candidat du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée Nationale Constituante de former le Gouvernement… 
 
(2) Article 19 : 
 … En cas de retrait de la confiance au Gouvernement, ce dernier est réputé démissionnaire. Le Président de la République chargera la personnalité la plus à même, de former un nouveau gouvernement, qui requerra la confiance de l’Assemblée Nationale Constituante dans les mêmes délais et selon les mêmes procédures mentionnés  à l’article 15 de la présente loi.
 
(3)   Article 17 :
2- le Président du Gouvernement est compétent :… Pour créer, modifier et supprimer les ministères et les secrétariats d’État, ainsi que pour fixer leurs attributions et prérogatives, après délibération du conseil des ministres et information du Président de la République… 
 
 (4) S. Laghmani « No Right Answer » in Le Courrier de l’Atlas, en Ligne du 14 février 2013. 
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9 Commentaires
Les Commentaires
Daniel DELVERT - 24-02-2013 20:45

Sujet traité avec détail et talent qui montre une véritable expertise. Dommage que l’ANC ait eu ce « manque de modestie » et pas assez de clairvoyance pour « reconnaître ses insuffisances, pour réprimer son orgueil ». D’autres plus sévères parleraient de vanité ou Faire davantage appel à des spécialistes, lancer un vrai benchmarking pour chercher «the best practices» auraient pu permettre des résultats plus rapides et une rédaction plus conformes aux exigences pour faire cas du Droit. A moins que cela ait été une certaine arrogance assumée, une volonté de certain(s) de retarder les travaux ou la volonté de foncer dans le mur pour des raisons qui peuvent être multiples. Un seul regret, mais sans importance capitale. L’auteur aurait pu ajouter à sa démonstration une référence utile à Montesquieu avec « L’Esprit des Lois » qui a su formaliser très tôt la distribution et la séparation des pouvoirs entre la puissance législative, la puissance judiciaire et la puissance exécutrice. Et puis, sans oublier ses recommandations entre les exigences et les limites de la loi et l’esprit de la loi … En définitive, pour revenir à la situation actuelle du pays, la politique semble dans une certaine impasse car les questions de droit se multiplient et sur de nombreux fronts : - La constitution de ce second gouvernement avec la petite constitution semble attirer l’attention dans le court terme. Cet article décrit avec excellence la situation. - Mais la rédaction de la Constitution va apporter très prochainement son lot d’interrogations et va générer des débats tortueux, tant pour son esprit que pour son application concrète dans le futur. - Plus globalement, le pays est en droit de se demander si le vote des électeurs tunisiens n’a pas été dévié quand on a voté pour une Assemblée Constituante et que celle-ci a décidé par elle-même de nommer un Gouvernement, de voter pour un Président de la République et de gérer le pays en prenant des mesures, en signant des accords internationaux, etc. qui engagent le pays dans son futur. Alors, on peut se demander si le Gouvernement issu des prochaines élections ne pourra pas ou ne sera pas obligé à annuler toutes les décisions prises durant cette période que nous connaissons …

Jean Pierre Ryf - 24-02-2013 21:02

Cet article entend faire une leçon de droit mais il oublie l'essentiel, a savoir qu'il n' y a plus de pouvoir légitime dans le pays. Il fait comme si "la petite constitution", le Président et l'Assemblée étaient légitimes . or l'Assemblée et tout le pouvoir qui en découlait a perdu ,pour tout juriste, sa légitimité le 23 octobre dernier. Quand une assemblée est élue pour un an ce qui était le cas (voir le décret de convocation des électeurs) elle perd sa légitimité au bout de l'année. raisonner autrement conduirait a donner a cette assemblée une durée illimitée et donc a créer une dictature d'assemblée. A partir de la et c'est l'essentiel, le pays a un pouvoir illégitime et dès lors les arguments juridiques sont sans intérêt et je dirai même dérisoires.

Mhamed Hassine Fantar - 24-02-2013 21:09

Bien que profane, j'accorde crédit à cette analyse pertinente.Il est souhaitable que les experts interviennent à temps et sachent rallier à leurs lectures judicieuses de la loi la société civile, notamment les organisations nationales comme l'UGTT, L'UTICA et l'UNA tout en alertant les partis de l'opposition. Maintenant les jeux sont faits. Cherchons ensemble des solutions idoines aux problèmes qui se posent à la Nation.

La voix du Tunisien - 24-02-2013 21:34

Cet article percutant d'un Prof de droit autant il démontre là où le bât blesse, il montre jusqu'à quel point la situation est grave et que l'Etat de droit n'est pas pour demain. Pis, il est menacé de chaos. Mais peut-être que certains politiques ont-ils un intérêt dans ce chaos plus propice à leurs affaires que le droit...

Dalila Ben Hassen - 24-02-2013 23:44

A lire

radhia - 25-02-2013 09:29

elle reste une lecture, il faut rester modeste, et ne pas croire que c'est vous qui detenez la verite. reste la lecture acceptable c'est celle qui se marie avec la societe actuellement. un peu de tolerence pour les avis differents, c'est la seule maniere d'avancer.

Mina - 25-02-2013 10:38

Article très pertinent.

fatah fatah - 25-02-2013 11:04

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ben abdelhafidh bouraoui - 25-02-2013 12:50

analyse pertinente me permettant d'ajouter qu'en l'absence d'une juridiction constitutionnelle spécialisée , l'interprétation d'un tel texte revient à mon sens au Tribunal Administratif par aussi une interprétation extensive de l'article 20 de la même " petite constitution " qui a conféré à l'assemblée générale du TA un rôle même si c'est consultatif pour donner l'interprétation juridique officielle, émanant d'une haute institution juridictionnelle reconnue ,en matière de conflit de compétences entre le Président de la République et le Chef du Gouvernement ( ex:l'extradition /affaire baghdadi mahmoudi )...hélas la crise se trouve ainsi étendue aux institutions spécialisées indépendantes de l'Etat par la négation du rôle des Hautes juridictions en place pourtant juridiquement reconnu...... ????!!!!

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