Retour de Tunisie, allez-y!
Fais attention! Sois prudent! Tu es sûr que tu veux y aller! Est-ce vraiment le moment?
La colonisation mentale avance à pas feutrés : le discours médiatique s’impose et il nous fait faire un colossal effort de pensée pour le dépasser. La Tunisie serait un pays dangereux, non «sécurisé», où il ne serait pas de bon ton de séjourner : le risque serait majeur.
Et comme nous sommes infiltrés par l’objectif du risque zéro, n’allons surtout pas dans un pays où cette tendance ne semble pas être tout à fait dans la tête des citoyens
Car effectivement, la Tunisie est un pays où le risque de la vie, de la démocratie, de la liberté de parole s’éprouve au quotidien, comme celui d’une liberté jamais acquise, à conquérir à tout instant. Ne parlez pas de risque zéro aux Tunisiens, au risque de mal vous faire recevoir, en rupture avec la tradition que tous leur reconnaisssent .
Le risque fait partie de leur vie aujourd’hui. Il est entré naturellement dans les actes, les consciences, les dires. Le risque d’agir pour sa vie, d’en être acteur, avec la formidable conviction d’écrire une histoire qui allie le singulier et le collectif
Me voilà participant à un congrès (celui des psychiatres privés) dont le thème est le traumatisme. Ce thème choisi depuis de longs mois s’est trouvé être d’une actualité brûlante: Chokri Belaïd venait de se faire assassiner.
La réactivité a été immédiate: une interne en psychiatrie nous a présenté une communication sur «les assassinats politiques» : définition, histoire, objectifs
Une autre nous a présenté : les femmes et la révolution
Un autre : soudain la révolution
Un autre encore : la torture ou l’un- vraisemblable lien à l’humain Et dire qu’en France, certains essaient d’exclure la psychiatrie du champ social en arguant que la maladie mentale serait une maladie organique comme une autre...
Et puis toutes ces communications sur le stress post-traumatique — avec toutes les échelles qui sont leurs obligées — qui avaient une caractéristique commune: elles ne reflétaient que très partiellement ce que les psychiatres tunisiens vivaient réellement dans leur pratique, leur engagement, leur mobilisation.
Mais il leur faut remplir des grilles, des protocoles, faire des posters comme il faut, pour avoir une «chance» de publication dans les revues dites scientifiques, publications qui permettent de pouvoir alors passer des concours. Et la boucle est bouclée...
Ainsi va notre monde de risque zéro : ne parlez surtout pas de votre pratique et de votre engagement clinique.
Mais il suffisait d’entendre nos confrères dans les couloirs, dans les ateliers, dans les soirées pour se rendre compte de l’hérésie et de l’imposture qu’une certaine conception de la souffrance psychique transmet et auxquelles les soignants seraient obligés de se soumettre : la norme, les protocoles, bras dit «scientifique» d’un système bio politique normatif qui ne dit pas son nom.
Non contents de nous le faire subir, ils tentent aussi de l’imposer aux pays dits «émergents»
Mais il se trouve que sur le plan politique, les psychiatres que j’ai rencontrés mènent un combat contre la soumission
Et! Oui cela existe encore !
Un combat acharné, quotidien, épris d’un formidable souci de liberté !
Le combat pour que l’histoire de la Tunisie ne soit pas amputée ou entamée par une greffe venue de l’extérieur (l’islamisme, qu’il soit modéré ou radical, étrangère aux traditions et à la culture de leur pays
Le combat pour l’histoire singulière de chaque sujet soit entendu n’est-il pas finalement le même ?
Les symptômes sont hélas nécessaires à la survie d’un sujet : on peut les aimer, les détester; ils peuvent faire terriblement souffrir, être profondément handicapants ou maltraitants.
Mais ils sont et ont même parfois le mérite d’exister car ils permettent l’appel, ils sont une adresse, ils accomplissent une fonction : celle d’historiser un sujet, une société.
La tyrannie a toujours eu pour stratégie de provoquer des ruptures avec l’histoire singulière et collective et de créer ainsi des sujets sans histoire ; que rien ne se dise, que rien ne bouge, que rien ne se pense
La société tunisienne est à l’évidence traversée par tant de symptômes ! Qui permettent tant de paroles, d’échanges, d’espoir et de désespoir, de tristesse ou d’euphorie.
Mais ce n’est pas une maladie, ni une catastrophe, ni une fatalité. C’est une histoire qui s’écrit.
Surtout n’y allez pas car vous risquerez d’être emportés par ce tourbillon où se mêlent la convivialité historique de ce pays, la chaleur des relations, l’espoir d’un changement.
Non décidément n’y allez pas, vous risquerez de rencontrer le risque!
Mais n’oubliez pas que ne pas prendre de risque est le pire des risques qui soit. La platitude, l’électrocardiogramme plat, l’affadissement des affects et de la créativité règnent alors en maîtres; la mort psychique rôde..
Les Tunisiens, n’en déplaisent à certains, sont bien vivants et qui plus est si bons vivants.
Alors si vous aimez un tant soit peu la vie, allez-y!
C’est plus que jamais le moment.
H.B.
Psychiatre et psychanalyste, originaire de Sousse et très attaché à son pays natal,
ancien directeur de la clinique de psychothérapie institutionnelle de Saint-Martin de Vignogoul,
il avait présidé les états généraux de la psychiatrie, en France,
en 2003 et aujourd’hui à l’initiative de la création du collectif des 39 contre la nuit sécuritaire
- Ecrire un commentaire
- Commenter
Merci Docteur Boukobza... belle coincidence !!!juste avant de découvrir ce beau texte énergisant et positif ,une amie suisse bien informée sur les événements en tunise ,me parlait de son désir inébranlable d'y aller...de rencontrer le soleil , de respirer le courage des femmes et de se mêler aux autres ,à l'eau , aux éléments dans l'actualité et le vif de leurs mouvements..... je rentre moi-même en Avril et je me réjouis.. Merci à elle et à tout ceux qui cultivent l'optimisme.....