Opinions - 17.03.2013

Pourquoi la proposition de Kais Saïed est-elle économiquement non fondée et politiquement maladroite ?

Le professeur Kais Saied a indiqué le vendredi 15 mars que d'après une source gouvernementale, le montant exigé des 460 hommes d'affaires interdits de voyage est situé entre 10 et 13.5 milliards de dinars, soit près de la moitié du budget de l'Etat tunisien et l’équivalent de l’investissement total moyen réalisé ces dernières années. A ce propos, il a rappelé avoir soumis en mars 2012 à plusieurs organisations, dont le Programme des Nations-unies pour le Développement (PNUD), une proposition de conciliation avec les hommes d'affaires impliqués dans la corruption pendant l'ancien régime consistant à leur faire financer des projets de développement dans les régions sous-développées du pays. Il propose ainsi de faire superviser l'investissement dans ces zones par les départements de la corruption économique et administrative, relevant d'une Instance supérieure de la justice transitionnelle. 

Un classement des délégations (264 au total en Tunisie) de la plus pauvre à la moins pauvre, ainsi qu'un autre classement des hommes d'affaires, du plus impliqué dans la corruption au moins impliqué, serait utilisé pour attribuer les projets de développement et besoins de la population à satisfaire aux hommes d'affaires.

Cette proposition peut attirer et plaire. Teintée d’un brin de populisme, elle invoque la nécessité de faire du processus de justice transitionnelle –dans le  cas particulier des hommes d’affaires concernés- un instrument au service du développement des régions défavorisées. L’intention est bonne si elle ne péchait par simplisme qui risque d’orienter le débat sur une question aussi vitale vers des voies erronées et faire apparaître des simulacres de solutions comme ‘La solution’ d’une question en réalité beaucoup plus complexe. 
 
Quand on parle de la nécessité de booster le développent et la croissance dans les régions défavorisées on évoque presqu’exclusivement la nécessité d’augmenter les investissements dans ces régions et particulièrement les investissements publics. Et la question est simplement réduite à la mobilisation de ressources nécessaires. 
Mais il y a une idée importante que les bons économistes savent mais que le non spécialiste malheureusement ne saisit pas : la croissance, et donc l’emploi, sont certainement liés à l’investissement mais ce dernier ne se réduit pas à de la mobilisation de ressources financières. Si tel était le cas, la question du développement en général et celui des régions défavorisées en particulier aurait été résolue depuis longtemps,  moyennant –en particulier- un bon usage de tous les mécanismes de financement possibles.

Les véritables contraintes

Il est importe d'abord de comprendre quels sont les véritables contraintes à l’investissement dans un pays comme la Tunisie ? Il y a bien sûr l’évidente question du climat des affaires sur laquelle tout le monde s’entend et qui constitue la véritable plaie dans le contexte actuel. Sans l’assainissement du contexte politique et l’instauration d’un climat favorable  aucun développement ne sera possible. 
 
Au delà de cette évidence, les contraintes à l’investissement sont à notre avis au nombre de trois :
  • La capacité de réalisation ;
  • La question des débouchés ; 
  • La dépendance par rapport aux ressources extérieures aux stades de l’investissement et de l’exploit

J’ajouterai une quatrième, qui est moins une contrainte qu’une exigence morale qui devrait accompagner tous les choix dans les domaines économique, social et politique : celle du respect de l’environnement et de la préservation des droits des générations futures (développement durable).

La capacité de réalisation 

La capacité de réalisation est l’aptitude des structures responsables de traduire un investissement inscrit au budget, et pour lequel les ressources sont disponibles, en réalisations effectives dans les délais impartis ou avec le minimum de retard. Le faible taux de réalisation des investissements programmés pour les régions dans le cadre du budget 2012 est une parfaite illustration du problème de la carence au niveau de la capacité de réalisation. Le gouvernement invoque la question de la rigidité des procédures administratives et la corruption qui règne dans nos administrations, mais la faible capacité  illustre aussi la précipitation observée au niveau de l’identification et la préparation des projets concernés et l’incompétence de certains responsables à tous les niveaux. 
 
La question de la faiblesse des capacités de réalisation est une question chronique et non spécifique à  la Tunisie. Pour avoir été responsable de l’un de ces projets, je peux témoigner que le ministère de l’enseignement supérieur  en Tunisie n’a jamais pu dépenser la totalité des prêts dont il a bénéficié de la part de la Banque Mondiale et plusieurs dizaines de millions de dollars ont été retournés alors que les besoins étaient patents et énormes. Il y a quelques années, j’ai été recruté comme expert par un organisme international pour améliorer la capacité de réalisation du Ministère de l’éducation d’un pays de l’Afrique de l’ouest. Dans ce pays où le taux de scolarisation du primaire était très faible, donc les besoins d’investissement énormes, le taux d’exécution du budget d’investissement était de 45% !
 
La faiblesse du taux de réalisation peut aussi refléter une sorte de supercherie politique : on gonfle les investissements inscrits au budget afin d’exhiber une volonté politique de développement et créer des illusions, mais le retour du bâton peut être très dur, et le gouvernement sortant en a fait la dure expérience. 

La viabilité des projets et la question des débouchés

Pour qu’un investissement produise les effets attendus sur la croissance et l’emploi, il ne suffit pas qu’il soit réalisé. Il faut aussi qu’il soit viable. La viabilité d’un projet est à interpréter différemment selon sa nature.
 
Pour les investissements dits ‘non productifs’ comme les écoles ou les routes, il est important de noter  que le poids pour la communauté n’est pas seulement dans les montants nécessaires pour les réaliser, c’est à dire l’investissement lui-même, mais aussi les coûts récurrents nécessaires pour les faire fonctionner et assurer leur maintenance. Pour prendre un exemple, il serait catastrophique de construire dans les régions déshéritées les hôpitaux nécessaires sans leur assurer de manière durable les ressources nécessaires pour qu’ils remplissent leur rôle. Et cela ne sera pas possible si la région n’est  pas outillée pour qu’un véritable développement puisse s’y installer afin de générer des ressources suffisantes.
 
Pour les investissements dits productifs (en général réalisés par des investisseurs privés) il est nécessaire qu’ils soient viables, c'est-à-dire capables de générer de manière durable des revenus et des profits  afin de maintenir voire développer l’emploi qu’ils génèrent. Ceci est conditionné par une multitude de facteurs dont essentiellement l’existence de débouchés. C’est cette question des débouchés qui constitue probablement l’un des plus importants goulots d’étranglement de l’investissement privé et qui explique le développement de projets répétitifs condamnés à se bouffer à terme. Ceux, qui à la Banque Centrale préconisent le gel des crédits à la consommation par exemple devraient y penser à deux fois avant de le faire. C’est toute la question de la politique des prix et des revenus qui est posée. Allez demander aux responsables de la Banque Tunisienne de Solidarité les problèmes rencontrés par les jeunes promoteurs pour identifier un projet viable et le nombre de projets qui ont capoté à cause de cela, et vous comprendrez que la disponibilité du financement –même si elle est contraignante pour beaucoup d’investisseur- n’est qu’une condition nécessaire et très loin d’être suffisante pour la réalisation et la survie d’un projet.

La dépendance par rapport aux ressources extérieures 

Mais au-delà de la question de la capacité de réalisation et celle des débouchés l’une des contraintes majeures à l’investissement reste celle de la disponibilité des ressources en devises ; question centrale surtout pour les pays dépendants tels que le notre. Expliquons-nous.
 
Quand on regarde la structure de nos importations, on constate qu’en moyenne (en considérant par exemple les années 2006 à 2010) nous importons pour près de six milliards de dinars de biens d’équipement et nous investissons pour 12.5 milliards de dinars par an. C'est-à-dire que pour chaque dinar investi nous avons besoin de près 500 millimes d’importations directes. 
 
Considérant l’exploitation, les mêmes données indiquent que nous importons en moyenne pour 12 milliards de dinars de matières premières et de semi-produits pour faire tourner notre machine de production, quand on compare au PIB moyen qui est de l’ordre de 55 milliards de dinars, on constate que pour réaliser une valeur ajoutée d’un dinar nous avons besoin de 220 millimes d’importations directes.
 
Or ces importations doivent être payées en devises. Ce qui veut dire qu’il doit y avoir suffisamment de ressources en devises pour financer les importations en général et les importations nécessaires à l’investissement et au fonctionnement normal de l’appareil productif. La disponibilité de ressources intérieures n’est pas suffisante pour réaliser des investissements et en faire des projets viables. C’est pour cela, entre autres, que l’idée d’une relance par la demande intérieure est aussi problématique que celle de bloquer cette demande comme nous le disions plus haut à propos des crédits à la consommation.
 
La contrainte des débouchés combinée avec celle des ressources en devises explique la course que les pays font pour attirer les investissements directs étrangers (IDE), mais pas n’importe quels IDE, mais les plus intéressants, ceux qui résolvent les deux contraintes à la fois, c'est-à-dire ceux qui amènent le marché et les ressources en devises, comme les activités totalement ou en grande partie exportatrices. Mais les activités qui consistent –comme ceux réalisés par certains ‘pays frères’- à acheter des participations dans des projets existants (souvent, sinon toujours  les plus florissants d’entre eux) ne font que soulager temporairement les finances publiques et les paiements extérieurs. Ils donnent ainsi un coup de main transitoire au pouvoir en place tout en hypothéquant souvent l’avenir par le rapatriement prévu des bénéfices.
 
Au delà des contraintes purement économiques, il ne faut point oublier celle du respect de l’environnement et de la préservation des droits des générations futures. L’urgence de la création d’activités économiques viables dans les régions défavorisées au profit des catégories déshéritées, ne doit pas justifier des choix qui compromettent l’avenir de ces régions, dont l’oubli dont elles ont été sujettes a parfois permis d’en préserver l’environnement. Celui-ci peut constituer une de leurs richesses. 
 
En conclusion, je suis de ceux qui pensent que le pays ne manque pas de capitaux, et la nature même du capital est de s’investir et de s’élargir. Si ceux qui possèdent des capitaux n’investissent pas, c’est à cause, en premier lieu, du manque de visibilité et des mauvaises perspectives du pays (dont attestent la dégradation en rafale de notre notation par les agences spécialisées), mais aussi à cause de l’absence d’opportunités d’investissement viable et soutenable, en particulier sur le plan de nos équilibres extérieurs. La question du développement ne se réduit pas à la recherche de ressources à l’intérieur du pays, et peu importe dans la poche de qui. Et la question du développement des régions déshéritées ne se réduit pas à la mobilisation de ressources en leur faveur. Il y a certainement besoin de réaliser certains projets urgents et identifiés pour répondre à des besoins évidents, mais la mise en place d’un véritable processus de développement est autrement plus complexe.
 
Pour revenir à la proposition du Professeur Kais Saïed, et sur le plan politique cette fois-ci, d’aucuns peuvent se poser des questions sur la légitimité et la signification d’une telle proposition. Imaginez avec quelle autorité et quel « charisme » un homme d’affaires supposé « pourri », et ayant en sursis, suspendue sur sa tête telle l’épée de Damoclès une peine de justice,  peut-il se présenter dans une région dont il est sensé devenir le parrain et le sauveur ? 
 
Si tous ceux parmi les hommes d’affaires, qui ont commis des malversations ou accumulé des fortunes de manière illicite doivent rendre des comptes à la Nation, ceci doit l’être dans le cadre de la loi et ce cadre devrait être celui –tant attendu- de la justice transitionnelle, qui devrait privilégier la conciliation à la répression.   Mais il faut éviter de mêler affaires judiciaires  et développement. Que les ressources récupérées soient –par décision politique- affectées à des usages liés à la réalisation des ‘objectifs de la révolution’ est un choix qui peut se défendre, mais quel malheur que de transformer la contribution de chacun à l’effort national et prioritaire de promouvoir les régions et les catégories sociales les plus déshéritées en punition collective, au lieu d’en faire un motif de fierté mobilisatrice et enthousiasmante.
 
Mohamed El Hedi Zaiem
Professeur à l’Université de Carthage.
 

 

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3 Commentaires
Les Commentaires
Ressaissi Taoufik - 18-03-2013 08:35

Votre avis ou idée ou proposition se rejoigne avec Mr Saïd sauf la procedure qu'il faut etudier la meilleure.A creuser dans cette initiative puis passez à l'action .Ce pays ne pourra redemarrer que par enfants.

jawhar - 18-03-2013 14:25

JE TROUVE LA PROPOSITION DE CE MONSIEUR TOUT A FAIT CONVENABLE PRAGMATIQUE ET NATIONALISTE. IL FAUT JUSTE FINALISER LA TECHNIQUE DE RÉALISATION PRATIQUE QUI NE DOIT PAS POSER PROBLÈMES S IL Y A RÉELLE VOLONTÉ POUR ENFIN SORTIR DU TUNNEL ET EN FINIR AVEC LA SITUATION ACTUELLE DÉLÉTÈRE POUR LE PAYS. IL FAUT EGALEMENT INSTAURER LES MESURES POUR EVITER QUE LA MALVERSATION NE REPRENNE PLUS ET CECI EST LE PLUS DIFFICILE SURTOUT POUR CEUX AUTRE FOIS DANS LA CRITIQUE QUI PASSANT A L ACTION ONT DU MAL DE SE PRIVER EUX ET LEURS GIRONS.

sadok - 20-03-2013 10:24

Trois questions fondamentales à se poser:(1)what gets done?(2)who benefits?(3)who controls?faut-il se rappeler de la citation très pertinente de Jean Bodin,Juriconsulte,philosophe et théoricien politique,du XVIè siècle:"Il n'est de richesses que d'hommes."

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